THÉOPHANIE
(grec théophanéïa ou théophania, de Théos =Dieu, et phaineïn
=faire paraître, rendre visible). Mot que l'on
rencontre chez les Pères grecs pour désigner les manifestations de
Dieu (Grég. de Naz.), la nativité de Jésus-Christ (Grég. de Nysse),
l'épiphanie (Chrysost.). Dans son sens premier le mot théophanie nous
ramène avant tout aux passages de l'A.T, où il est question
d'apparitions divines.
La Bible nous dit que Dieu, en lui-même, ne peut être représenté
sous aucune forme (Ex 20:4,De 4:15 5:8), que nul ne peut le voir
et vivre (Ex 33:20), qu'il habite une lumière inaccessible, que
nul homme ne l'a vu ni ne peut le voir (1Ti 6:16). De théophanie
au sens strict, il n'y en a donc point. Mais que Dieu, en vue de
l'oeuvre qu'il avait entreprise sur la terre, se soit manifesté dans
la création, s'abaissant de telle sorte que les hommes pussent
reconnaître sa présence immédiate, voilà ce que la Bible nous dit
aussi, explicitement. On connaît les nombreux passages dans lesquels
l'histoire sainte jéhoviste (voir Sources), qui est la véritable
introduction aux prophètes et le portique de la révélation, nous
présente Dieu se montrant sous l'apparence d'un homme: «Il se promène
dans le jardin d'Éden, il cause avec Adam, Caïn, Noé, il ferme
lui-même la porte de l'arche, il se repent, s'afflige, prononce des
serments...Plus tard, nous le voyons descendre vers les patriarches,
recevoir l'hospitalité d'Abraham...La terre est, à la lettre, son
marchepied.»
Tout n'est pas dit quand on a déclaré que ces divers textes
parlent le langage de l'enfance de l'esprit humain. Les circonstances
dans lesquelles se produisent ces théophanies, les conséquences
qu'elles ont dans la marche des récits comme dans le développement de
la doctrine, enfin leur pragmatisme moral et religieux nous obligent
de reconnaître, derrière les expressions de l'antique écrivain, le
fait d'interventions réelles de Dieu et ses initiatives personnelles
dans l'histoire.
La doctrine des théophanies s'exprime avec une entière clarté
dans les rapports de Dieu avec Moïse. Dieu nous y est
représenté (Ex 33:11) parlant à Moïse «face à face, comme un
homme parle à un autre». Dans No 12:6,8, Jéhovah dit à Aaron et
à Marie, du sein de la nuée qui le dérobe à leurs yeux: «S'il y a un
prophète parmi vous, moi, Jéhovah, je me fais connaître à lui en
vision; c'est en songe que je lui parle. Il n'en est pas ainsi de mon
serviteur Moïse; toute ma maison lui est confiée. Je lui parle bouche
à bouche et en me faisant voir, et non par énigmes, et il contemple
la figure de Jéhovah» (Bible annotée); «...la personne même de
Jéhovah» (Reuss); «er siehet den Herrn in seiner Gestalt»
(Luther). Traduire: «il voit une représentation de Jéhovah» (Sg.),
ou: «il contemple une image de Jéhovah» (Vers. Syn.), c'est dire le
contraire de ce que le texte a l'intention d'exprimer.
Auprès de ces passages où il est question de théophanie par une
manifestation visible de la personne divine, (cf. No 14:14 où
Dieu s'est fait voir «d'oeil à oeil») la Bible parle de théophanies
par la voix. C'est par la parole que Dieu révèle sa présence,--non
pas seulement la parole entendue à l'intérieur de l'homme, ce qui
appartient au domaine de l'esprit, mais la voix ouïe extérieurement.
Nombreux dans l'A.T, sont les passages où il est dit que Dieu a
parlé. Moïse attache à ce fait une importance décisive. D'après De
4:12, il spécifie que Jéhovah a parlé du milieu du feu: «Vous
entendiez le son des paroles, sans apercevoir aucune figure; vous
n'entendiez qu'une voix». (cf. De 4:36,1Sa 3:1,1Ro 19:13) La
même forme de manifestations divines se retrouve dans le N.T. (cf.
Mt 3:17 17:5,Jn 12:28;voir aussi le cas de Saül dans Ac
9:4, etc.).
Mentionnons encore les théophanies indirectes où Dieu se
manifeste en se voilant (Ex 3:1 13:21 16:10 24:16 40:38, etc.,
De 4:36) et établit sa présence permanente dans son sanctuaire
en enveloppant sa gloire d'une nuée (Ex 40:34, cf. 1Ro
8:10 Eze 10:4, etc.); d'où le nom de «demeure de Jéhovah» donné
parfois au temple (Ps 26:8), et la doctrine juive de la chekinah (voir ce mot).
Enfin, on trouvera dans l'article Ange de l'Éternel les diverses
représentations théophaniques qui aboutissent à l'incarnation du
Verbe: «Le Verbe était Dieu...le Verbe s'est fait chair» (Jn
1:1-14); «image du Dieu invisible» (Col 1:15); «qui m'a vu, a
vu le Père» (Jn 14:9).
On a cru souvent devoir conclure que les épisodes où il est
question de théophanies dans la Bible ne sont que des résidus de
paganisme ou des marques de superstition. Reste à savoir si la
superstition de la psychologie rationaliste, qui enferme dès
l'origine la religion dans les phénomènes de conscience, n'est pas
aussi éloignée des faits que la superstition dont témoignent les
fables de la religion naturelle. La tendance qu'a la théologie
moderne à récuser dans les récits de la Bible tout ce qui s'apparente
aux conceptions des cultes païens pourrait bien ne venir que d'une
méconnaissance des justes instincts de l'humanité, qui, cherchant la
divinité dans ses symboles et dans ses mythes, avait eu l'intuition
que Dieu devait intervenir dans l'histoire, et lui-même y participer,
s'il voulait attirer les hommes à lui.
On a objecté aussi que les théophanies ne présentent aucune
garantie parce que les sens extérieurs peuvent nous tromper. Comme si
notre sens intime ne dépendait pas du même système nerveux et n'était
pas aussi, de ce chef, sujet à caution! Ne suffit-il pas d'un jeûne
prolongé, d'une crise hystérique, d'une influence hypnotique ou
simplement d'une violente émotion pour mettre en désarroi notre vie
subjective, lui faire prendre des fantômes pour des réalités ou des
réalités pour des fantômes? Au dehors comme au dedans, c'est, chez
l'homme, la même fragilité, la même possibilité d'erreurs et
d'illusions; mais c'est aussi la même origine divine, et par
conséquent la même faculté d'entrer en relation avec Dieu par les
sens extérieurs comme par le sens intime. Au vrai, c'est perdre son
temps que tenter de déterminer le mode des théophanies et d'opérer
entre elles des discriminations pour accepter les unes et rejeter les
autres, car nous ne savons proprement ni ce qu'est la matière, ni ce
qu'est l'Esprit, ni de quelles ressources Dieu dispose.
La vraie question est de savoir si nous croyons que Dieu
intervient personnellement et librement dans les affaires de ce
monde. Si nous ne le croyons pas, tout entretien sur le sujet est
oiseux; si nous le croyons, il nous faut reconnaître que nous n'avons
d'autre garantie de l'authenticité des théophanies, qu'elles soient
objectives ou subjectives, que leur résultat pratique.
Ici comme partout, c'est le mot de Jésus qui seul compte: «On
connaît l'arbre à son fruit.» Toute secousse qui pousse vers Dieu
vient de Dieu; tout appel qui rapproche de Dieu est une parole de
Dieu; toute manifestation qui lie l'homme à Dieu par le coeur et par
les actes suppose à l'origine une théophanie.
Qu'ont fourni au patrimoine de l'humanité les théophanies des
religions naturelles? Des mythes pour les poètes, des images pour les
philosophes, des moyens d'exploitation pour les sacerdoces, des
excitations pour la sensualité des cultes orgiaques, et pour tous une
occasion de superstition. L'homme, après, est comme avant, parfois
même inférieur à ce qu'il était avant, parce que la superstition
fausse le sens moral et débauche la volonté. Qu'ont apporté à Israël
les théophanies de la Bible? Une progressive rééducation où l'homme,
par le contact effectif de Dieu, a retrouvé la ressemblance divine et
la communion du Père céleste.
Les résultats des interventions surnaturelles de Dieu au sein du
peuple élu sont attestés par trois réalités sans analogues:
1° les prophètes d'Israël, dont les oracles ont eu
leur accomplissement;
2° les chrétiens authentiques, dont les oeuvres sont
le sel de la terre;
3° le peuple juif, dont la survivance est un pur
miracle.
Que peuvent contre ces réalités contrôlables les arguties de notre
philosophie? C'est, dirait de Bonald, comme si nous jetions des
pierres contre une montagne. Celui qui explique le destin du peuple
de Dieu en supprimant les manifestations de Dieu ne donne pas une
leçon d'histoire mais une leçon à l'histoire, et fait parler les
textes au lieu de les laisser parler.
Sans doute les documents bibliques nous montrent d'âge en âge un
effort pour spiritualiser les théophanies, tout spécialement dans le
judaïsme, qui est loin d'avoir rendu service à la notion de Dieu en
éloignant toujours plus, sous prétexte de respect, la divinité de
l'humanité; mais la théophanie demeure d'un bout à l'autre de la
Bible, et témoigne que la Bible se prête mal aux théories subjectives
dont les interprétations symboliques et spiritualisantes ont exercé
une si grande influence sur notre théologie, surtout vers la fin du
siècle dernier. Leurs protagonistes, en enfermant la révélation
biblique dans le domaine de l'émotion mentale, croyaient la rendre
inattaquable; en réalité, ils la livraient à l'ennemi, comme le
général qui enferme son armée dans une place forte.
Une religion qui cesse de plonger dans la théophanie est une
religion déracinée, qui a perdu ses points de résistance et ses
moyens d'échapper à l'emprise de l'adversaire. Pour s'en rendre
compte, il suffit de lire avec attention la Psychologie du
mysticisme religieux de J.H. Leuba (1930), où l'auteur, après avoir
ramené la religion biblique à la théologie d'Aug. Sabatier
(Esquisse d'une philosophie de la religion), triomphe: «D'un bout
à l'autre du monde protestant ces «expériences intérieures»
constituent l'unique preuve sur laquelle on estime légitime d'appuyer
la foi en un Dieu lié à l'homme par des rapports sentimentaux et
intellectuels. Or, les pages qui suivent établiront que cette
appréhension «immédiate», «intuitive» de Dieu, quelle qu'en soit la
forme, n'est nullement soustraite à l'intervention des processus
mentaux habituels, et qu'elle relève donc de la critique que la
raison peut avoir à exercer sur elle.» (Ouvr. cit., p. 453.)
Naturellement, Leuba récuse aussi les théophanies. Tout cas est
niable. Mais ici, on ne peut démontrer le bien-fondé de la négation.
Une négation sans preuve est une négation sans force. Voilà pourquoi
la théophanie laisse généralement chez ceux qui la nient un élément
d'inquiétude, et comme une irritation dans la plaie.
Nous savons par ailleurs que la foi ne naît point d'un
raisonnement de la sagesse humaine, ni d'une intuition, mais d'une
rencontre avec Dieu, de ce que saint Paul appelle «une démonstration
d'Esprit et de puissance» (1Co 2:4).
Sans doute, la Bible, plus que tout autre livre, insiste sur
l'importance de l'expérience intérieure, mais jamais elle ne fait de
cette expérience l'origine de la foi. Pour Israël, tout remonte au
tête-à-tête du Sinaï. Pour le chrétien, l'objet de la foi c'est
«l'homme, Jésus-Christ» (Ro 5:15), et Jésus lui-même propose
comme preuve suprême de la vérité de son Évangile les oeuvres qu'il a
accomplies devant tous, au grand soleil de la Palestine (Jn
5,10,14 et surtout Jn 15:24).
Fidèles à la doctrine de la révélation (Lu 10:19,Mr 16:17
et suivant), les disciples de Jésus, au seuil du grand combat où ils
entrent pour convertir le monde, prient: «Maintenant,
Seigneur...donne à tes serviteurs d'annoncer ta parole avec une
entière assurance, en étendant ta main, pour opérer des guérisons,
des miracles et des prodiges par la puissance de ton saint serviteur
Jésus»; et Dieu les exauça (Ac 4:29 5:12,16).
Le symbolisme perd aujourd'hui du terrain. La jeune génération en
revient; elle en revient au point qu'on a déjà pu écrire: «Nous
sommes sur le chemin d'une nouvelle découverte de la Bible qui émerge
des brouillards de la discussion comme le livre qui parle avec
autorité.» Qui dira ce que perdrait cette autorité si l'on devait
rayer des pages de la Bible toutes les manifestations où nous pouvons
constater que Dieu a besogné dans le monde, non seulement par sa
puissance inspiratrice, mais par ses interventions créatrices, sous
toutes les formes appropriées aux résultats qu'il voulait obtenir?
Ces manifestations extérieures--dans lesquelles il faut en
dernière analyse inclure les miracles--ne sont pas seulement la
preuve inaugurale de la réalité du Dieu personnel et tout-puissant,
la preuve qu'il agit dans l'histoire et qu'il s'y porte au-devant de
l'humanité. On peut y voir aussi, dans la pédagogie divine, une
méthode de liberté. En effet, toutes les fois que Dieu se propose à
l'homme de l'extérieur, l'homme a le choix de se déterminer pour ou
contre lui; tel, Jésus frappant du dehors à la porte, laisse
l'habitant libre d'ouvrir ou de n'ouvrir point.
Il y a moins d'impertinence qu'on ne l'imagine dans l'objection
populaire: «Je ne crois que ce que je vois.» L'homme n'est pas un pur
esprit. Ses sens extérieurs lui ont été donnés comme organes de
science et agents de certitude. Pour que les réalités éternelles lui
soient assimilables, il faut qu'elles lui deviennent sensibles, que
tout son être soit saisi et conquis. Dieu ne s'est imposé à l'homme
qu'après s'être posé devant lui. Pour qu'un terrain porte une
végétation, il faut qu'à l'origine une semence lui soit venue de
l'extérieur.
Ainsi, dans la Bible, les incarnations du monde spirituel, les
manifestations de Dieu dans l'histoire apparaissent dans tous les
commencements: début de l'humanité, vocation d'Abraham, fondation de
l'ancienne alliance, fondation de la nouvelle. Et qu'est-ce donc que
Jésus-Christ, sinon la présence de Dieu rendue sensible, une
apparition de Dieu? N'est-il pas aussi très frappant de voir que la
révélation du Christ rédempteur s'achève par une résurrection
s'adressant aux sens aussi bien qu'à l'âme, afin d'emporter la
conviction des disciples et de leur permettre de fonder leur
prédication sur ce témoignage: «Ce que nous avons entendu, ce que nos
yeux ont vu, ce que nos mains ont touché, nous vous l'annonçons...,
nous sommes témoins de ces choses»? (1Jn 1:1,3,Ac 2:32 5:32)
La descente du Saint-Esprit ne nous est-elle pas aussi présentée
par trois fois comme un événement qui a frappé les sens avant d'agir
sur l'être intime? (Mr 1:10 parallèle Jn 1:32,Ac 2:2 4:31).
Enfin le commencement de la mission qui devait gagner le monde païen
à Jésus n'est-il pas dans une apparition du Christ sur le chemin de
Damas? Et depuis lors, à travers les siècles, l'histoire de l'Église
ne produit-elle pas toute une lignée d' «enfants de Dieu» qui ont
marché sur l'ordre d'apparitions surnaturelles, tels Catherine de
Sienne, Pascal, Swedenborg, ou de voix célestes, comme Jeanne d'Arc?
Celui qui écrit ces lignes en a connu un cas très caractérisé. On
croit se débarrasser du phénomène extérieur en traitant ces
personnalités de mystiques hallucinés; est-il certain que les «sages»
et les «intelligents» qui les disqualifient d'un mot pourraient
produire comme elles leurs lettres de créance? Dès lors, l'attitude
la plus scientifique ne serait-elle pas, tout en se gardant de la
crédulité, de montrer dans ce domaine la simplicité de la foi?
Entre les diverses formes de théophanies dont les conditions
laissent l'âme humaine intacte, et les appels au for intérieur où
Dieu influence nos facultés émotives et nous attire irrésistiblement,
nous pouvons deviner toute une gamme d'actions divines pour atteindre
le coeur de l'homme, l'éclairer, le gagner. Dans cette gamme
s'exprime l'entière liberté de Dieu. Gardons-nous de légiférer ici,
et surtout de poser des limites. Nous serions pris en flagrant délit
d'expliquer des mystères dont Dieu a gardé le secret.
Il est certain que les formes les plus extérieures de la
théophanie, nécessaires pour amorcer des rapports nouveaux entre Dieu
et l'homme, ont toute raison de s'espacer lorsque l'oeuvre
spirituelle que Dieu voulait accomplir s'est intégrée dans une
collectivité humaine, si bien que la puissance de Dieu comme aussi la
réalité de son action sont reconnaissables et justifiées dans la
manière d'être de ses témoins. Le tort de Philippe (Jn 14) est
de ne pas avoir su reconnaître Dieu dans le Christ; le tort de
Thomas (Jn 20) a été de n'avoir pas su reconnaître, dans
l'attitude de ses condisciples, la preuve de la résurrection. Mais la
théophanie, pour être transformée, n'en est pas supprimée pour cela.
Une observation attentive des manifestations de Dieu au sein de
son peuple--qu'il s'agisse de l'ancien ou du nouvel Israël--, loin de
nous amener à réduire le nombre des cas où Dieu nous atteint par
l'extérieur, nous convie au contraire à l'étendre; car, depuis l'Ange
de l'Éternel qui se campe l'épée nue devant Josué (Jos 5:13)
jusqu'au martyr obscur qui monte, désarmé, sur le bûcher de
l'Inquisition, qu'avons-nous sous les yeux, sinon la série infiniment
variée de théophanies par lesquelles Dieu s'extériorise, se rend
visible à nous, et se glorifie sous nos yeux dans la personne de ses
hérauts?
Il faut aller jusqu'au bout, et reconnaître que toute personne
qui, renouvelée par l'Esprit, vit devant nous une vie chrétienne
authentique, est pour nous une théophanie. Par cette théophanie-là,
aboutissement de toutes les théophanies, se poursuit au sein de
l'humanité l'intervention de Dieu inaugurée par la Bible; grâce à
elle s'accompliront à la fin des temps les voeux de la création
soupirante qui «attend, d'un ardent désir, la manifestation des fils
de Dieu» (Ro 8:19 et suivants). Et ce sera la suprême
théophanie: le retour de Christ (Mt 25:31) Voir Révélation.).
Alex. W.