RÉDEMPTION

Comme un certain nombre de notions particulières qui marquent tels de
ses moments ou tels de ses aspects (voir, entre autres, Médiation,
Propitiation), la notion générale de rédemption est présente dans
maintes religions naturelles. L'histoire l'a notamment signalée dans
le bouddhisme, le mithriacisme, les religions à mystères (voir ce
mot). Elle s'impose à la nature humaine ballottée de ses misères
toujours présentes à ses aspirations toujours déçues, elle traduit la
soif du coeur avide de paix et de joie et incapable de les atteindre.

Dans le christianisme, elle prédomine à tel point qu'elle le
résume en sa préparation comme à son apogée: le christianisme est la
religion de la rédemption.

Les premières pages de l'A.T., avec le récit de la chute,
contiennent déjà une assurance de relèvement (Ge 3:15), et de
multiples promesses de secours sont faites aux patriarches. Le peuple
d'Israël a été l'objet d'une délivrance «à main forte et à bras
étendu» (De 4:34); la «sortie d'Egypte» est une sorte de rachat
social (De 9:26 13:5). De même le «retour des captifs» est dû à
l'une des plus grandes interventions de Dieu en faveur de la nation,
est un rétablissement d'Israël dans sa position de race élue (De
30:3,Ps 126:1,3,Jer 29:14 30:3 33:7 et suivant, Joe 3:1 et
suivant, etc.
).

La miséricorde témoignée dans le passé est un gage de la
miséricorde que l'avenir manifestera. A la restauration matérielle
s'ajoutera la restauration morale, un renouvellement spirituel
viendra; les Psaumes et les Prophètes s'en font les
annonciateurs (Os 2:21-23,Esa 4:2,4,Jer 31:1-9 32:36-40 etc.).
Et quelques prédictions, dépassant les espérances terrestres, les
aspirations d'une religion nationale, disent le besoin et la
certitude d'une véritable rédemption; Esa 53:4,12 entrevoit le
salut par la solidarité du juste et du pécheur, par la substitution
du juste aux pécheurs; Joe 2:28-32,Jer 31:31-34 affirment que la
source du salut est l'amour de l'Éternel, que c'est dans le coeur de
l'homme que l'Esprit de Dieu opère la vraie résurrection.

Le N.T. rapporte l'accomplissement du fait dont l'A.T, notait les
successifs préliminaires. Le terme «rédemption», dérivé du latin
redimere, traduit le terme grec lutrôsis et le composé
apolutrôsis. Lutrôsis est employé trois fois: dans Lu 1:68
2:38 au sens théocratique; dans Heb 9:12 au sens
spécifiquement religieux. Apolutrôsis est employé dix fois: sans
détermination explicite Eph 1:14 4:30,1Co 1:30; indiquant la
transformation de l'organisme charnel Ro 8:23; la délivrance des
épreuves Lu 21:28,Heb 11:35; la rémission des péchés Ro
3:24,Eph 1:7,Col 1:14,Heb 9:15.

La rédemption est une seconde création, une reprise, un
recommencement opérés par Dieu dans ses rapports avec l'homme (Ro
3:24); l'homme a la claire connaissance et l'explication précise de
cette action surnaturelle de Dieu dans l'oeuvre historique de
Jésus-Christ (Eph 1:7,Heb 9:15), --l'homme individuel ou
l'ensemble des hommes unis dans un groupe social comme le peuple
d'Israël (Lu 1:68 2:38 24:21), ou dans un groupe religieux comme
celui que désignent pareillement les dénominations: croyants (Lu
21:28,Eph 1:14 4:30,Col 1:14,Tit 2:14), nouvelle alliance (Heb
9:12), Église (1Co 1:30).

A la différence des religions naturelles enseignant explicitement
ou laissant entendre que l'homme, par ses efforts, ses renoncements
ou ses sacrifices, peut se rendre la divinité favorable, la religion
de la Bible souligne sans cesse la double incapacité de l'homme:
incapacité de vouloir délibérément, incapacité d'agir efficacement
pour parvenir au salut. L'initiative du plan rédempteur appartient à
Dieu seul, à Dieu seul appartient la réalisation de ce plan.

1.

Cette radicale impuissance de l'homme donne à la rédemption un
caractère de nécessité. Ou bien l'homme périra, ou bien Dieu
interviendra. L'infranchissable abîme qui empêche l'homme de
retrouver Dieu a été creusé par sa volonté mauvaise, laquelle a
prétendu, selon Vinet: «Il y a un Dieu, je ferai comme s'il n'y en
avait pas.» Ce n'est ni la nature de Dieu, ni les attributs de Dieu,
ni la détermination de Dieu qui séparent à priori la créature de son
Créateur. Quelques philosophes, suivis par quelques théologiens, ont
opposé Dieu et l'homme comme s'opposent, assuraient-ils, l'absolu et
le relatif, l'infini et le fini, le transcendant et le terrestre. Or
ce n'est pas sur le plan ontologique, c'est sur le plan religieux que
la Bible place l'ineffaçable hiatus, c'est entre deux qualités
véritablement et totalement antinomiques: entre la sainteté parfaite
de Dieu et le péché permanent de l'homme. S'il est aisé, malgré les
péremptoires dénégations empruntées à une métaphysique erronée, de
trouver, du point de vue moral, un accord entre le transcendant et le
terrestre, l'infini et le fini, le relatif et l'absolu, du même point
de vue nul moyen terme ne saurait être énoncé, nulle conciliation ne
saurait être valable entre la sainteté divine et le péché humain.

Dieu a voulu, en créant l'homme, que l'homme fût un être à son
image et à sa ressemblance; mais l'homme est devenu pécheur et par
lui-même ne peut cesser d'être pécheur; là est le noeud du problème
tel que le posent les écrits bibliques.

Parce que le péché est universel, parce que l'être humain est
inévitablement enclin au mal et dominé par lui, toute attente de
relèvement, de libération, est vaine si l'on regarde à l'homme.
L'A.T, connaît l'hérédité du péché; «nous avons péché comme nos
pères», écrit le psalmiste (Ps 106:6), et le N.T. range tous les
humains sous l'empire du mal: «Tous les hommes ont péché et sont
privés de la gloire de Dieu» (Ro 3:23). Or le péché n'est pas en
nous une tendance superficielle, une sorte d'infirmité morale avec
laquelle on peut vivre religieusement comme on vit physiologiquement
avec une infirmité corporelle. Il est à l'origine même de nos désirs,
de nos pensées, de nos volontés; il monte de notre subconscient qu'il
pénètre, dans notre conscience qu'il altère; il nous rend «incapables
de faire le bien». La constatation est si évidente, non seulement du
point de vue biblique mais du point de vue de l'observation
psychologique, qu'un philosophe, Ch. Renouvier, a reconnu: «L'idéal,
quel qu'il soit, que l'homme porte en sa conscience, il n'y conforme
pas sa vie. C'est assez pour qu'on puisse le considérer, partout et
toujours, comme dégradé en lui-même et dans les sociétés qu'il
forme.» Pécheur donc, l'homme vit loin de Dieu, source unique de la
vie; l'homme marche vers la mort, «salaire du péché» (Ro 6:23).

Or si l'homme, d'une part, ne peut entrer en rapport, parce qu'il
est pécheur, avec le Dieu saint, d'autre part Dieu, parce qu'il est
saint, ne saurait entrer en rapport avec l'homme pécheur. Le Créateur
avait donné à l'homme qu'il formait «à son image» (Ge 1:26) la
loi de lui rester fidèle et, semblable à son Père en vertu de son
origine, de devenir son fils en vertu de sa volonté. La loi
transgressée n'est point abolie. Dieu, sagesse souveraine, ne
rapporte point ses lois, reflets de cette sagesse, devant une
rébellion; aussi longtemps que le péché régnera sur la créature
déchue, que la volonté de Dieu sera méconnue et la sainteté de Dieu
outragée, Dieu ne saurait se contredire en passant outre à la révolte
humaine. Il faut que le plan de Dieu, ce plan que l'homme en son état
anormal ne peut plus accomplir, soit cependant accompli. C'est
pourquoi la loi divine étant immuable, c'est la situation humaine
qu'il faut changer, c'est l'homme pécheur qui doit cesser d'être
pécheur.

Mais il n'est pas au pouvoir de l'homme de se racheter, de se
transformer, de se rénover, même s'il en éprouve la volonté; le péché
l'a rendu impuissant parce qu'il a troublé la source même de sa vie,
et nul être terrestre ne peut de lui-même «naître de nouveau». S'il y
a pour l'homme un salut, ce salut viendra de Dieu. Irréalisable par
l'homme, une rédemption est nécessaire pour que l'homme ne soit pas
abandonné à la perdition; Dieu étant tout amour en même temps que
toute sagesse a voulu et a effectué la rédemption de l'homme.

Le caractère nécessaire de la rédemption est entendu, dans la
Bible, par rapport à l'homme, au relèvement de l'homme, non par
rapport à Dieu, à une satisfaction indispensable à Dieu. Sur ce
point, la théologie du Moyen âge a renforcé, pour fonder la
détermination miséricordieuse de Dieu, des idées étrangères à l'A.T,
et au N.T., et qui obscurcissent plus qu'elles ne les traduisent
les données bibliques. Telle est, par exemple, l'obligation qui
s'imposerait à Dieu d'établir un parallélisme juridique rigoureux
entre l'offense à sa majesté et là réparation due, et qui réduirait
Dieu à l'emploi d'une forme unique, d'un seul moyen, dans la
réalisation de la rédemption; telle est encore la notion d'un honneur
de Dieu qui régirait son activité, sa pensée, son intervention,
limiterait sa liberté et sa toute-puissance dans son activité pour le
salut.

Empruntées l'une au droit pénal du Moyen âge, l'autre à son code
de chevalerie, ces deux notions sont des images expressives qui
doivent être adaptées aux pensées des évangiles et des épîtres, mais
non les remplacer; elles ne doivent pas voiler les deux grandes
réalités qui remplissent la Bible: la sainteté de Dieu, l'amour de
Dieu, les deux grandes affirmations que la sainteté de Dieu seule
exige l'amendement, la conversion de l'homme, que seul l'amour de
Dieu est la cause de la rédemption; l'intervention suprême de Dieu
dans l'histoire comme les interventions antérieures ou postérieures à
l'oeuvre de Jésus-Christ n'ont d'autre raison que la sainteté divine,
d'autre mobile que l'amour divin.

2.

Le péché parce qu'il est général, l'amour de Dieu parce qu'il est
infini, donnent à la rédemption un caractère d'universalité
Vis-à-vis du judaïsme, l'oeuvre de Jésus-Christ parfait toutes les
préparations et parachève toutes les révélations concernant le salut.
Vis-à-vis du paganisme, l'oeuvre de Jésus-Christ répond à tous les
besoins exprimés dans ses religions, apporte la connaissance réelle
du vrai Dieu, offre, dans la personne du Logos (voir ce mot),
l'intermédiaire reconnu indispensable entre Dieu et les hommes.

Selon Jn 3:16, Dieu envoie son Fils parmi les hommes parce
qu'il a «aimé le monde». Dans le langage johannique, le monde

(cosmos) est l'humanité étrangère à l'ancienne alliance,
l'humanité non bénéficiaire des promesses et des privilèges accordés
au peuple élu, l'humanité des goïm, des païens que méprisent les
pharisiens et les Sadducéens. C'est donc le monde entier qui est
l'objet de l'amour divin, c'est en faveur du monde entier que se
produit l'intervention divine. Le choix d'un peuple spécial est un
moyen pédagogique employé par Dieu, non une exclusion de l'humanité
restée en dehors de cette élection. L'A.T, enseigne à «toute la
terre» la crainte de l'Eternel (Ps 33:8); il invite «les
nations» à entendre et «les peuples» à être attentifs (Esa
34:1); il annonce que «toutes les extrémités de la terre penseront à
l'Éternel et se tourneront vers lui» (Ps 22:27); il appelle à
Dieu «tous ceux qui sont aux extrémités de la terre» pour qu'ils
soient sauvés (Esa 45:22); si l'Eternel «console son peuple»,
c'est «aux yeux des nations qu'il découvre sa sainteté, et toute la
terre verra le salut» (Esa 52:10), etc.

Le N.T. est tout entier comme un écho sonore de la déclaration
johannique citée. Dans Mt 28:19 le Ressuscité dit à ses apôtres:
«Allez faire de toutes les nations mes disciples»; Luc rapporte la
prophétie répétée par le Baptiste: «Tout être verra le salut de
Dieu» (Mt 3:6), et Jean rapporte sa proclamation: «Voici
l'agneau de Dieu qui ôte le péché du monde» (Jn 1:29). C'est
pourquoi les témoins du Seigneur annonceront son message «à
Jérusalem, dans la Judée, en Samarie, et jusqu'aux extrémités de la
terre» (Ac 1:8); c'est pour une pareille tâche que les premiers
missionnaires sont envoyés (Ac 13:47). Paul n'oublie pas les
privilèges des Juifs, mais dans l'Alliance nouvelle il n'y a plus de
Juifs et plus de païens, tous sont «un en Jésus-Christ» (Ga
3:28). Désormais «le salut est devenu accessible aux païens» (Ro
11:11); si Dieu a enfermé tous les hommes dans la rébellion, c'est
«pour faire miséricorde à tous» (Ro 11:32). Timothée doit prier
«pour tous les. hommes», car «Dieu veut que tous les hommes soient
sauvés» (1Ti 2:4). L'apôtre nomme «appelés», «saints», «élus»,
«aimés de Dieu», les destinataires de ses lettres à Thessalonique, à
Colosses, à Éphèse, à Philippes, à Corinthe, à Rome; Pierre nomme
«sanctifiés» ses lecteurs dispersés dans le Pont, la Galatie, la
Cappadoce, l'Asie, la Bithynie. Et il n'est pas d'universalisme qui
dépasse celui de l'hymne que le Voyant de l'Apocalypse fait monter
vers le Sauveur: «Tu as racheté pour Dieu des êtres de toute tribu,
de toute langue, de tout peuple, de toute race» (Ap 5:9), etc.

3.

Devant le plan de la rédemption universelle, la limitation de la
rédemption réalisée fait un profond contraste. Jésus constatait au
début même de son ministère: «étroite est la porte, resserrée est la
voie qui mènent à la vie, et petit est le nombre de ceux qui les
trouvent» (Mt 7:14). La rédemption, en effet, a un caractère
conditionnel;
elle ne s'impose pas inévitablement comme une loi de
la nature, elle se propose librement comme un fait moral. Le
Rédempteur a fait à la place de l'homme ce que l'homme ne pouvait
faire; il a rompu la chaîne d'airain qui liait l'homme au péché; il a
pris sa place pour vivre la vie, pour réaliser la sainteté qui
devaient le rendre fils de Dieu, pour accomplir la destinée à
laquelle Dieu l'avait appelé. En Jésus-Christ, substitut et garant de
l'homme, en Jésus-Christ, avec qui l'homme est susceptible de
recommencer une vie nouvelle, une vie selon la volonté de Dieu, en
Jésus-Christ, Dieu offre à l'homme le pardon de ses péchés, le retour
à la vie en communion avec lui (voir Expiation, Réconciliation).

Aussi le pécheur peut, par Jésus-Christ, au nom de Jésus-Christ,
trouver la délivrance, l'affranchissement. Du côté de Dieu, par le
Médiateur qu'il a voulu et qu'il a proposé, par Jésus-Christ l'homme
saint, le rapport est rétabli avec l'humanité; «il n'y a plus de
condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ» (Ro 8:1). Mais
pour que l'union redevienne possible, soit une union réelle, pour que
la vie nouvelle offerte soit une vie vécue, il faut que l'homme
réponde à l'appel de Dieu, accepte et s'approprie la rédemption
opérée par Jésus-Christ. (Voir Péché.)

A côté du péché, donné dans la nature humaine, apparaît,
également donnée dans la nature humaine, la liberté. Le péché existe
parce que la liberté existe. Le péché, acte coupable commis par
l'homme contre Dieu, ne saurait avoir ce caractère de culpabilité que
si l'homme est responsable, et il ne serait pas responsable s'il
n'avait pas voulu le péché. Sans la liberté le péché serait un fait
moralement indifférent, comme l'est la chute d'un corps obéissant à
la loi de la pesanteur; ou plutôt, sans liberté il n'est plus de
morale, et les idées de culpabilité, de responsabilité ne traduisent
pas la réalité vraie des choses; la vie de l'homme est ce qu'elle
est; ce qu'elle est, c'est ce qu'elle devait être. Constater ce
qu'elle est suffit; juger ce qu'elle est par un jugement de valeur
morale serait illogique; le jugement équitable sur le déroulement
d'une vie ne devrait pas être d'un autre genre que le jugement porté
sur le mouvement d'une machine.

Donc pas de péché sans liberté. Mais la réciproque n'est pas
juste, et la liberté peut, ou plus exactement aurait pu être sans que
le péché soit. Dieu a permis à l'homme de choisir entre le bien et le
mal, de faire de celui-ci ou de celui-là le centre de sa vie; le mal
ne s'imposait pas plus que ne s'imposait le bien. Que l'on fasse
coïncider l'origine première du monde et la formation de la terre, ou
que, prolongeant les lignes de la Genèse, on dépasse le commencement
terrestre, il n'importe; le monde étant constitué, «Dieu vit que cela
était bon» (Ge 1:25). Le mal n'est donc point partie intégrante
de la création; le mal ne vient ni de la volonté délibérée de Dieu,
ni de son impuissance à créer autre chose qu'un univers livré à des
forces antagonistes, à des oppositions se heurtant de front. «Il est
à craindre, dit Calvin, quand nous montrons à l'homme ces vices
naturels, qu'il ne soit admis que nous les veuillons imputer à
l'auteur de la nature qui est Dieu.» Si Dieu directement ou
indirectement était l'auteur du mal, le problème du mal serait ainsi
résolu, mais c'est le problème de Dieu qui deviendrait insoluble. La
foi religieuse et la conscience morale trouvent toutes deux la paix
dans l'affirmation que le Dieu saint n'a pas créé un monde mauvais.

Dieu n'a-t-il pas, au sein du monde bon, introduit le mal comme
un éducateur de l'homme innocent? Dans cette hypothèse le péché
jouerait un rôle comparable à celui de la souffrance; comme la
sensation de la souffrance avertit l'homme qu'un péril physique le
menace, le sentiment du péché signalerait à l'homme un péril moral,
lui indiquerait qu'il faut s'arrêter sur la voie suivie, revenir en
arrière, retourner vers Dieu; le mal serait un moindre bien, un moyen
pour le bien. La gravité du péché est alors méconnue; d'abord dans sa
nature: le péché n'est pas un accident imprévu, dont la cause est
extérieure à l'homme, telle que l'est, par exemple, une brûlure
enseignant au patient que le feu a des effets redoutables; l'homme
n'a pas péché sans savoir qu'il péchait, sans donner son adhésion à
la tentation mauvaise, sans vouloir avant d'éprouver; dans le cas
contraire, d'où viendrait sa conviction qu'il est coupable, comment
s'expliquerait le remords? La gravité du péché est ensuite méconnue
dans ses effets: précisément parce qu'il implique le consentement de
l'homme qui le commet, le péché imprime dans le coeur de cet homme
une trace indélébile; son emprise s'élargit et s'approfondit; une
réaction, même si elle était essayée, se briserait contre la
domination tyran-nique; dans le cas contraire, comment l'hérédité et
l'universalité du péché seraient-elles des faits?

Du point de vue moral, peut-on penser que le Dieu saint soit le
premier qui ait pensé et pratiqué la détestable maxime de «la fin
justifiant les moyens», qu'il ait ouvert par ce qui est mauvais un
chemin pour atteindre ce qui est bon? Du point de vue religieux, si
Dieu s'était servi du mal pour faire comprendre et pour faire
chercher le bien, comment Dieu condamnerait-il le pédagogue qu'il a
choisi? Or l'A.T, et le N.T. expriment la réprobation divine du mal
dans ses multiples manifestations par les vocables les moins
discutables et les plus énergiques: Dieu hait l'iniquité (Ps
45:8), la méchanceté (Jer 4:4,Ps 11:5), l'orgueil, le mensonge,
la violence (Pr 6:16 et suivants); Dieu a en abomination
l'immoralité (De 23:18), la tromperie (De 25:16),
l'injustice (Pr 27:15); la colère de Dieu se révèle contre
toute impiété et toute indignité (Ro 1:18), contre les
désobéissances à la vérité (Ro 2:8), contre l'impureté, la
convoitise, l'avarice (Col 3:5 et suivant), contre l'opposition
à ses témoins (1Th 2:14,16), contre l'obstination et la révolte
de l'incrédulité (Heb 3:14,19), etc. (voir Haine, II, 1;
Abomination; Colère, 1).

4.

Si ces témoignages signifient quelque chose, ils signifient que Dieu
n'a de part ni avec l'origine ni avec l'action du mal. Ce n'est pas
pour remédier, en quelque sorte, à son oeuvre propre que Dieu
intervient dans le monde et dans l'histoire, et que la rédemption
constitue une création nouvelle après la chute de la première
création. Le péché est la contradiction de la volonté divine, la
perturbation de son dessein initial, la négation de son amour. C'est
l'ennemi de Dieu qui l'a introduit dans le monde (Mt 13:28,39),
c'est l'ennemi de Dieu qui lutte contre les croyants libérés de
l'emprise mauvaise (1Pi 5:8).

La préparation de la rédemption, dans l'ancienne alliance,
commence avec la révélation que le péché mène à la perdition.
L'accomplissement de la rédemption, dans la nouvelle alliance, est le
triomphe de la sainteté du Sauveur sur le péché qui maîtrise le
monde. Le triomphe de la rédemption, dans les temps futurs, sera la
ruine définitive du péché, quand «Satan sera jeté dehors» (Jn
12:31) et «tombera du ciel comme un éclair» (Lu 10:18).

Ce troisième stade, le stade du jugement, est celui dont le
Christ annonce la réalité, mais au sujet duquel il ajoute: «Pour ce
qui est du jour et de l'heure, nul ne sait rien, ni les anges des
cieux, ni le Fils, mais seulement le Père» (Mr 13:32,Mt 24:36).

Le premier stade, le stade de la préparation, est dépassé. La loi
mosaïque lui donne sa marque initiale. La loi renferme une multitude
de prescriptions. Les prescriptions rituelles, «ombre des choses qui
devaient venir» (Col 2:17,Heb 10:1), comme les prescriptions
civiles, étaient transitoires, étaient promulguées pour un peuple
particulier, pour une période déterminée; les prescriptions morales
et les prescriptions religieuses sont permanentes, le Décalogue en
est le résumé toujours obligatoire. Les prescriptions morales et les
prescriptions religieuses indiquent ce qu'est la justice que Dieu
demande, la justice qu'il faut pratiquer et dont la violation est
rigoureusement sanctionnée. Or l'Israélite qui reconnaissait dans la
loi l'exigence de la volonté de Dieu s'avouait, par la confession de
ses Psaumes et par la voix de ses prophètes, impuissant à remplir les
obligations qu'elle lui imposait. Elle ordonnait le bien, elle ne
donnait pas la force de le pratiquer. En elle-même elle était «sainte
et son commandement était juste et bon» (Ro 7:12); si elle
menaçait, c'était pour souligner la désobéissance et la culpabilité
de l'homme; les transgressions de l'homme avaient leur cause dans son
coeur et dans sa volonté possédés par le mal, non dans les préceptes
de la loi; et, pour échapper à la condamnation, l'homme cherchait
dans les offrandes et les sacrifices la réconciliation avec Dieu. Il
cherchait inutilement: l'épître aux Hébreux met en relief la vanité
de ces essais de salut par les oeuvres. La raison profonde de la loi,
son rôle nécessaire étaient de faire naître dans les consciences la
conviction du péché et de faire expérimenter l'impossibilité de
surmonter le péché, afin que, criant à Dieu leur misère, les hommes
attendissent de Dieu seul le secours. L'image de Ga 3:24 met le
but de la loi en pleine clarté: «La loi a été un maître pour nous
conduire à Christ.»

Le deuxième stade, le stade de l'accomplissement, est défini par
le quatrième évangile en regard du premier stade: «La loi est venue
par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par
Jésus-Christ» (Jn 1:17). Mais la loi n'est pas abolie dans
l'économie nouvelle. «Venu pour accomplir la loi et les prophètes,
non pour les abolir» (Mt 5:17), Jésus en a donné le sommaire
dans les deux commandements: aimer Dieu, aimer le prochain.
Seulement, la loi est passée de la sphère de la légalité à la sphère
de l'amour; la loi elle-même est transformée par la grâce, elle
proclame le devoir et--innovation merveilleuse--elle indique le moyen
d'obéir: aimer Celui qui est la sainteté, et qui en énonçant l'ordre:
«Soyez saints car je suis saint» a donné en Jésus-Christ le pouvoir
de vivre pour cet idéal. Aussi Jacques, l'auteur qui met dans le
relief le plus accusé la portée du pragmatisme, appelle-t-il la loi
chrétienne: la loi de la liberté (1:25 2:12). Et quoique le croyant
ne soit plus «sous la loi mais sous la grâce» (Ro 6:14), la loi
garde pour le croyant son rôle protecteur. Dans la mesure où le
croyant est uni à Jésus-Christ, où Jésus-Christ vit en lui et lui en
Jésus-Christ, il possède dans cette communion avec le Révélateur
l'inspiration directe qui oriente et illumine sa vie. Pourtant cette
union, du côté de l'homme, a des heures d'infidélité, d'obscurité.
Alors intervient la loi, la norme positive que contient l'Évangile,
la lettre qui parle de Jésus-Christ quand l'Esprit de Jésus-Christ
fait silence. La foi s'appuie sur la loi et la loi conduit à la
foi (Ga 3:24), dans la rédemption et pour la rédemption. Pour
avoir rejeté la loi, pour s'être proclamés uniquement guidés par le
Dieu vivant et non par la lettre morte, pour avoir méprisé la chair
afin de mieux recevoir l'Esprit, tels croyants ont cédé aux
tentations charnelles, ont confondu les suggestions de leur propre
esprit avec les directions de l'Esprit divin; pour n'avoir point fait
de place à la loi, à l'inverse des Galates qui mettaient la loi à la
place du Christ, ils sont comme eux «déchus de la grâce». La
rédemption, comme la création, est une harmonie; le trop et le trop
peu sont pareillement préjudiciables, l'antinomisme n'est point
supérieur au légalisme.

Jésus-Christ annonce toute la vérité, et seul il le peut étant
lui-même la vérité; il communique toute la grâce, et seul il le peut
étant lui-même la grâce vivante. (Pour l'oeuvre historique du
Rédempteur, voir Expiation, Réconciliation.) Son oeuvre historique
constitue, au sens strict, la rédemption proprement dite,
indépendamment du prélude qui l'annonce et de la conclusion qui la
généralise; d'autre part, cette oeuvre historique reçoit sa vraie
signification des interventions de Dieu qui la précèdent, et sa
véritable portée du caractère absolu qui lui est donné; centre de
l'histoire du salut, il faut pour la saisir pleinement la laisser en
pleine histoire, là même où elle a été réalisée.

La victoire de Jésus sur le mal--quelle que soit la manière dont
on l'explique--a été au premier chef, dans sa forme et dans son fond,
une victoire morale: Jésus s'étant fait le substitut de l'homme, a
pensé, a lutté, a triomphé comme un homme, comme un «second Adam»,
pour que l'homme puisse recevoir le pardon de Dieu et puisse être
affranchi du péché dominateur.

La situation du pécheur subit donc, par l'oeuvre rédemptrice de
Jésus, une double modification: vis-à-vis de Dieu vers lequel une
voie est désormais libre pour s'approcher de lui, vis-à-vis du péché
devant lequel une force est désormais conférée pour se libérer de
lui. Mais l'oeuvre rédemptrice, morale quant à son accomplissement
par Jésus, demeure morale quant à son appropriation par l'homme,
c'est-à-dire que la victoire définitive et absolue de Jésus pour
l'homme n'est acquise à l'homme que dans la mesure où l'homme le veut.

5.

Comme tout fait historique, la rédemption a deux aspects que l'on
peut et doit distinguer, deux parties étroitement unies mais qui ne
se confondent pas, savoir: l'oeuvre du Christ pour nous, l'oeuvre
du Christ en nous. L'oeuvre du Christ pour nous, sa vie, ses
actes et ses paroles, sa mort, s'est déroulée dans le monde extérieur
à nous, et, de ce fait, elle peut nous rester étrangère si nous
refusons de la considérer; l'oeuvre du Christ en nous se déploie dans
nos coeurs, reste tout entière dans le monde intérieur, et, de ce
fait, elle prend un caractère personnel, elle est le don individuel
du salut obtenu pour tous. Ou encore, pour exprimer plus brièvement
la même distinction: l'action du Christ pour nous est objective,
l'action du Christ en nous est subjective.

Il serait difficile, mais il est inutile de dire laquelle est la
plus importante. L'action du Christ en nous ne serait pas possible si
elle n'avait été précédée et préparée par l'action du Christ pour
nous. Si Dieu n'avait pas donné de son amour la preuve de fait qu'il
a donnée en envoyant le Christ, si le Christ, par son enseignement,
ses promesses, sa sainteté, sa substitution à nous dans la vie et
dans la mort, n'avait pas établi la base sur laquelle les relations
entre Dieu et l'âme humaine peuvent se fonder, s'il n'avait pas
obtenu pour l'homme le pardon de Dieu et démontré par sa résurrection
l'assurance de ce pardon, l'homme serait toujours au pouvoir du péché
qui le sépare de Dieu et sépare Dieu de lui, incapable de marcher
vers Dieu et conscient que cette incapacité est insurmontable.

D'un autre côté, le Christ n'est pas venu seulement pour publier
et dispenser un pardon théorique, général, futur, mais un pardon
effectif, personnel, actuel. Si la rédemption demeurait un fait
historique sans devenir un fait humain, c'est-à-dire si elle restait
une action objective accomplie dans le monde sans s'individualiser,
se concrétiser au moins en quelques personnes, sans devenir une
action subjective opérée dans les coeurs, si l'indifférence,
l'incrédulité universelles avaient accueilli l'appel divin qui
retentit au premier siècle de notre ère, comme la désobéissance
universelle avait succédé à la loi divine édictée au premier jour de
notre monde, ne faudrait-il pas avouer que le plan de la rédemption a
échoué comme avait échoué le plan de la création? Pour que la
rédemption soit une réalité de la vie et non seulement une idée pure,
le Christ veut que son pardon soit accepté, que l'accès soit ouvert
dans l'âme humaine à son intervention directe, que la régénération se
produise, que la sanctification progressive ait pour but et pour
modèle une sainteté pareille à la sienne.

A ce point de sa réalisation, la rédemption entre dans une phase
différente. N'est-il pas loisible d'affirmer, sans excessive
hardiesse, que la situation devenue nouvelle pour l'homme devient
également nouvelle pour Dieu? La rédemption objective dépendait,
originairement, du seul amour de Dieu; et, quels qu'aient été les
débats au désert (Mt 4:1,Mr 1:13,Lu 4:2), les obstacles
rencontrés en Galilée et en Judée (Mt 12:25,34 16:1,Mr 3:6
12:13,Lu 5:21 6:7 11:53,Jn 7:32 11:47 etc.), l'agonie à
Gethsémané (Mt 26:38,Mr 14:34), l'abandon à Golgotha (Mt
27:46), la rédemption objective dépendait, historiquement, du seul
amour de Jésus. Par la rédemption objective l'homme est théoriquement
placé dans un état analogue à celui de son ancêtre lors de la
création; un pouvoir de choix lui est octroyé une fois encore pour le
bien ou pour le mal, une décision lui est derechef permise pour
orienter et déterminer sa destinée; il résulte de cette restauration
de la liberté en l'homme que la délivrance de l'homme n'est pas
uniquement affaire de Dieu mais aussi affaire de l'homme, que la
rédemption pour être la grande résurrection humaine exige
l'acquiescement de la liberté humaine, que le salut universel,
intégral qui est en Jésus-Christ est aussi pour chaque homme le salut
qui est en lui. Comme la liberté de la créature a joué à l'origine du
monde moral, elle est appelée à jouer semblablement à l'origine du
monde racheté, elle est appelée à jouer pour faire de l'homme mis en
présence du Christ rédempteur un affranchi, un fils de Dieu.

Il est bien certain, en effet, que si le péché est absolument
contraire à la volonté de Dieu, s'il est une négation de sa sainteté,
s'il entraîne après lui les plus graves conséquences, et si,
cependant, Dieu a attaché un si grand prix à la liberté de la
créature que de la laisser abuser de cette liberté plutôt que de la
contraindre, il ne la contraindra pas non plus pour la ramener au
bien. Ce n'est donc pas par une action extérieure, magique, mais par
les moyens en rapport avec la nature morale de l'homme et avec les
lois de cette nature morale qu'il préparera et accomplira le
relèvement de l'humanité. Le secours surnaturel que son amour envoie
à l'homme ne portera pas atteinte aux lois éternelles qui sont
l'expression de sa volonté sainte. Et son amour tiendra d'autant plus
compte de la liberté de sa créature, même tombée, que cette créature,
il persiste à l'aimer; il la traitera non comme une matière brute
qu'il modifie à son gré mais comme une personne morale. Vinet l'a
simplement et admirablement dit: «Dieu ne force rien, n'attente
jamais à notre liberté, et sa grâce n'est autre chose qu'une
éloquence toute divine, un esprit parlant à un esprit, l'Esprit de
Dieu à l'esprit de l'homme. Il frappe à la porte mais il ne l'enfonce
pas; il sait trop bien l'art de se la faire ouvrir. Tout est
mystérieux, rien n'est magique dans l'oeuvre de la conversion; les
lois de notre nature y sont observées et nous ne cessons pas un
instant d'être hommes.» (Et. évangile, p. 391).

Quand Dieu établit le monde moral, il n'y aurait pas eu péché si
la volonté de la créature ne s'était pas détournée de Dieu; quand
Dieu restaura le monde déchu, il n'y aurait pas eu rédemption
effective, rédemption des hommes pour lesquels le Christ était venu
vivre et mourir, si la volonté des hommes ne s'était pas tournée vers
Dieu. Dans cet accord enfin réalisé, dans cette union enfin scellée,
Dieu garde toujours l'initiative, mais toujours il demande à l'homme
de vouloir et d'agir avec lui, ou du moins il demande à l'homme de
laisser «produire en lui la volonté et l'action» qui le rendront
capable de «travailler à son salut» (Php 2:13). Pas plus que
Dieu n'avait formé, d'après la Genèse, une créature sainte qui devait
seulement persévérer dans l'être, mais une créature libre qui devait
décider de son être, Dieu, d'après les évangiles et les épîtres, ne
transforme pas le pécheur en régénéré revêtu de la perfection, mais
lui offre un pardon qu'il doit accepter pour être justifié, lui
accorde un secours qui lui est nécessaire pour se sanctifier. L'amour
de Dieu et l'amour du Christ ne s'adressent pas à des automates; la
rédemption n'est pas une oeuvre unilatérale; il faut que l'homme
veuille ce que Dieu a voulu, ce que le Christ a promis, qu'il entre
comme co-ouvrier avec le Sauveur dans la réalisation de son propre
salut.

Toutefois les termes ordinairement employés pour traduire la part
de l'homme dans la rédemption: collaboration, concours, travail,
etc., ont une portée strictement limitée; toute l'action de l'homme
se borne, en définitive, à la réceptivité de la grâce de Dieu et de
la grâce du Christ. Mais cette réceptivité est positive, voulue,
active pourrait-on dire; l'homme se donne à Dieu pour que Dieu
déploie en lui sa puissance en même temps que son amour, et fasse de
lui, esclave qu'il libère du mal, un fils qu'il anime de son
Saint-Esprit.

Une telle réceptivité, si elle laisse à Dieu toute la gloire
puisque c'est par sa grâce que le croyant est ce qu'il est (1Co
15:10), permet à l'homme de rester fidèle dans l'obligatoire et
incessante lutte qui s'impose à lui. Lutte pour sa vie personnelle
d'abord, où la rédemption doit être parachevée. Le péché, pardonné
chez le justifié, est puissant dans le monde; il y a des tentations,
des embûches, des périls à éviter; l'apôtre exhorte ses lecteurs:
«Revêtez l'armure de Dieu afin de pouvoir résister aux manoeuvres du
Malin» (Eph 6:11). Chez le justifié lui-même le péché garde
encore une emprise certaine: «N'obéissez pas à ses passions, ne lui
livrez pas vos membres», dit encore Paul (Ro 6:12). Il faut
que «le vieil homme», dont le réveil reste toujours possible, soit
toujours refoulé, et que «l'homme nouveau» croisse et s'affermisse
sans cesse (Eph 4:22-24).

Lutte, ensuite, pour les êtres chez qui la rédemption doit
s'étendre. «Premier-né entre beaucoup de frères» (Ro 8:29), le
Christ est mort pour tous (Heb 2:9). Individuelle dans sa
réalisation, la rédemption est universelle selon la volonté de Dieu.
Cette universalité de la rédemption, déjà signalée, doit être
précisée. Elle se révèle, d'après les textes, autrement large et
vaste que la pensée religieuse ne l'a conçue d'ordinaire.

6.

Les affirmations que «Dieu a aimé le monde et lui a donné son Fils
pour que quiconque croit en lui ait la vie éternelle» (Jn 3:16)
et qu' «il n'est pas d'autre nom donné aux hommes par lequel les
hommes soient sauvés» (Ac 4:12), font catégoriquement dépendre
le salut de l'homme de la connaissance de Jésus-Christ. Or
Jésus-Christ a paru en un moment donné du temps, en un lieu
circonscrit de l'espace; avant lui, après lui, en dehors de lui, des
multitudes sont descendues et descendent au tombeau sans avoir
entendu son nom. Qu'est-ce que la rédemption pour ceux auxquels
l'appel du Sauveur n'est point parvenu? N'y a-t-il pas de rédemption
pour eux? Dans ce cas, ce n'est pas «le monde» que Dieu a aimé,
contrairement à la déclaration johannique, et la miséricorde, la
justice de Dieu deviennent autre chose que les attributs proclamés
parfaits par l'A.T, et le N.T.--Y aura-t-il une rédemption sans le
Christ, si l'homme a essayé naturellement de faire le bien? Dans ce
cas, il y a d'autres noms que le nom de Jésus pour donner le salut,
contrairement à la déclaration de Luc; et la morale de Bouddha, de
Mithra, de Confucius, mise en pratique, aurait le même résultat que
la religion de l'Evangile. On est donc amené par l'Écriture à
dépasser les limites de l'existence terrestre pour que, quelque part,
un jour, ceux qui n'ont pas rencontré le Christ ici-bas soient mis en
sa présence.

Deux constatations concrètes étayent cette conclusion. Il y a,
d'abord, un pardon après la mort. Si, d'après Mr 3:29,Lu 12:10,
le péché contre le Saint-Esprit seul n'est jamais pardonné, jamais
c'est-à-dire, d'après Mt 12:32, ni dans ce monde, ni dans le
monde à venir, parce qu'il est le refus délibéré de croire au
Rédempteur, la résistance obstinée maintenue devant le Dieu qui veut
sauver, d'autres péchés qui ne sont pas l'opposition formelle de la
volonté consciente à Dieu peuvent donc être remis.

Il y a, ensuite, un salut après la mort. Si, d'après 1Pi 3:19,
le Christ «est allé prêcher aux esprits retenus en prison qui furent
autrefois rebelles...», n'est-ce point pour leur annoncer ce qu'ils
n'avaient point ouï dire pendant leur existence terrestre: que par
lui, Jésus, Dieu accorde la délivrance? La rédemption accomplie sur
le sol palestinien au début d'une ère nouvelle est donc destinée à
s'étendre au plus lointain passé et au plus lointain avenir, à toute
l'humanité, quels que soient la date et le lieu du passage de ses
membres sur la terre. Voir Descente aux enfers.

7.

Mais cette universalité demeure très limitée encore si elle ne
concerne que la race humaine et le monde humain. Les indications des
épîtres de Paul nous conduisent au delà des bornes de l'humble
satellite qu'est notre planète.

L'apôtre écrit (Col 1:20) que «par Jésus-Christ Dieu a voulu
tout réconcilier avec lui-même, soit les êtres qui sont sur la terre,
soit les êtres qui sont dans les cieux...» Le grec ta panta, plus
compréhensif et plus absolu que panta, exprime mieux que le
français «tout» l'universalité totale de la réconciliation voulue par
Dieu. Nombre de traductions rendent ta panta par «toutes choses»;
mais une réconciliation n'intervient qu'entre des personnes et non
entre des choses, entre des personnes susceptibles de sentir et de
vouloir, entre des consciences. La deuxième partie du verset
concrétise et amplifie la portée de la première. «Les êtres qui sont
sur la terre», les hommes, sont nommés d'abord parce que c'est à eux
les premiers que s'applique l'oeuvre rédemptrice de Jésus-Christ.
Ensuite viennent «les êtres qui sont dans les cieux». Quels sont ces
êtres?

Les textes mentionnant les créatures qui n'appartiennent pas à
l'humanité sont assez nombreux mais très brefs, et nous ne savons pas
grand'chose des «trônes, dominations, autorités, puissances,
souverainetés» (Ro 8:38,1Co 15:24,Eph 1:21 Col 1:16 2:10). Nous
connaissons mieux les anges (voir ce mot), qui apparaissent plus
fréquemment; Jésus les considère comme saints (Mr 8:38,Lu 9:26);
ils se réjouissent du repentir des pécheurs (Lu 15:7); ils
connaissent le plan divin du salut (1Pi 1:12); ils sont en
certaines circonstances les messagers de Dieu auprès de certains
hommes (Mt 1:20 2:13,Lu 1:11,26,Ac 5:19 8:26 10:3 12:7); ils ont
rempli ce rôle à l'égard de Jésus (Mr 1:13,Mt 4:11,Lu 22:43);
ils interviendront au jour du jugement (Mr 13:27,Mt 13:39,41,49
24:31); ils accompagneront le Fils de l'homme revenant dans sa
gloire (Mr 8:38,Mt 16:27 25:31,Lu 9:26), etc.

Quoique Calvin explique qu' «il n'y a point une perfection si
exquise en l'obéissance que les anges rendent à Dieu, qu'elle puisse
contenter Dieu en tout et pour tout et qu'elle n'ait besoin de
pardon», et qu' «il n'est point faire tort aux anges que de les
renvoyer au Médiateur, afin que par son moyen ils aient une paix
ferme avec Dieu», il est vraiment impossible d'identifier les êtres
célestes vivant auprès de Dieu, et les êtres célestes qui doivent
être réconciliés avec Dieu. Il faudrait que les anges, quoique
«saints», aient cependant quelque hostilité vis-à-vis de Dieu, et les
deux états se contredisent. Du reste, l'épître aux Hébreux (Heb
2:16) déclare nettement: «Ce n'est pas aux anges que le Christ
vient en aide.»

Les cieux où retentira l'appel rédempteur ne sont évidemment pas
les cieux que remplit la gloire de Dieu. Paul nomme (Eph 6:12)
«les régions célestes où sont les esprits mauvais» et (Eph 2:2)
«les puissances qui sont dans l'air».

N'est-ce point à ces puissances, à ces esprits mauvais que sera
proposé le pardon de Dieu, que sera offerte la réconciliation en
Jésus-Christ? Si une précision sur cette question de détail paraît
trop aventurée, le fait général demeure clair: le rayonnement,
illimité dans l'univers, de la rédemption dont la terre a été le
foyer initial.

Ce fait général est plus clair encore dans 1Co 15:24-28: «A
la fin, le Christ remettra la royauté à Dieu le Père, après avoir
anéanti toute domination, toute autorité, toute puissance. Il doit
régner, en effet, jusqu'à ce qu'il ait mis tous ses ennemis sous ses
pieds...Et lorsque tout lui aura été soumis, alors le Fils lui-même
sera soumis à Celui qui lui a tout soumis, afin que Dieu soit tout en
tous.»

L'action du Christ ressuscité, du Seigneur glorifié, ne s'achève
pas avec son oeuvre historique; elle se poursuit jusqu'à la fin,
c'est-à-dire jusqu'à l'établissement sans retour et sans bornes du
Royaume de Dieu; elle s'étend, plus loin que le monde terrestre,
jusqu'aux extrémités de l'univers où les créatures ont besoin du
salut. Dominations, autorités, puissances sont bien des créatures
personnelles, non des choses; les choses sont régies dès l'origine
par les lois de la nature et n'ont nullement à être soumises, n'ayant
jamais été, n'ayant jamais pu être rebelles ou «ennemies» vis-à-vis
de Dieu; révolte ou désobéissance impliquent ce que n'ont pas les
choses: la liberté. D'autre part, le parallélisme des épîtres aux
Romains et aux Colossiens montre que les noms ici énumérés ne
s'appliquent pas à des catégories d'hommes mais à des catégories
d'esprits célestes. Comme les hommes, ceux-ci sont appelés à la
rédemption, et comme les hommes, à la fin, ils seront détruits s'ils
persévèrent dans leur mauvais vouloir. Si tout doit être soumis au
Fils, ne faut-il pas que préalablement le Fils ait appelé à Dieu tout
ce que Dieu a créé, tout et non seulement la race des hommes? Si Dieu
doit être tout en tous, ne faut-il pas que l'univers entier, et non
seulement la petite partie de l'univers qu'est la terre, se soit
rangé sous la domination de Dieu?

Le Christ, écrit ailleurs l'apôtre (Php 2:9 et suivant), a
été souverainement élevé; s'il se tient auprès des croyants que sa
vie et sa mort terrestres ont libérés et rendus à Dieu, il n'est plus
uniquement avec eux; comme Dieu, avec Dieu il est omniprésent et
partout agissant. L'oeuvre pour les hommes, commencée au bord du lac
de Galilée et consommée sur la colline du Calvaire, se continue plus
loin, plus haut; elle embrasse la création entière, «afin qu'au nom
de Jésus tous les genoux fléchissent, dans le ciel, sur la terre et
sous la terre».

Ces trois groupes d'êtres qui sont dans le ciel, sur la terre et
sous la terre, et qui se prosterneront devant le Christ, ne sont pas,
selon les thèses générales et nettes du N.T., contraints d'honorer la
grandeur unique du Rédempteur; ils lui rendent un culte volontaire.
Le deuxième groupe renferme évidemment les hommes. Dans le troisième
on a rangé les hommes aussi, les inconvertis qui ont résisté pendant
leur existence terrestre à l'attrait de l'Évangile et sont restés
sous le joug du mal. Mais, d'après Eph 2:2 6:12, l'apôtre ne
situe pas «les esprits mauvais» dans les régions terrestres,
inférieures ou autres. Peut-être serait-il plus vraisemblable de le
composer des êtres humains qui n'ont pas entendu l'appel du Sauveur
et qui seront mis un jour en sa présence. Cependant, en l'absence
d'indications autres, toute hypothèse demeure aléatoire. Du reste,
puisque ce troisième groupe appartient à la terre, sa détermination
est indifférente du point de vue de l'universalisme de la rédemption.

Les membres du premier groupe. «les êtres qui sont dans le ciel»,
sont généralement considérés comme les anges. Et, sans doute, puisque
les anges se réjouissent du repentir des pécheurs, il est certain
qu'ils rendent hommage au Sauveur. Mais ils n'ont point attendu la
rédemption pour honorer le Fils unique, leur culte est un fait du
passé et non de l'avenir. Par analogie avec les deux autres groupes,
il est plus simple et plus logique de compter dans le premier des
bénéficiaires de l'oeuvre du Christ, et, par analogie avec d'autres
textes, de voir dans ces bénéficiaires des esprits opposés ou
indifférents à la volonté de Dieu et que l'action du Christ glorifié
ramène à l'obéissance. L'insistance de Paul à souligner
qu'en tous les lieux tous les êtres s'inclineront devant le
Rédempteur, exclut la possibilité que «les lieux célestes» où
l'épître aux Ephésiens (Eph 2:2 6:13) place les «esprits rebelles»
soient laissés en dehors de l'amour manifesté par Dieu au monde, de
la rédemption accomplie pour le monde par le Christ.

La position souveraine de fait que le Christ occupera après la
victoire finale, il l'occupe de droit dans le plan rédempteur de
Dieu; «Dieu lui a donné tous les trésors de la sagesse et de la
science» (Col 2:3). Comme tôt ou tard le plan du Tout-Puissant
se réalisera, le droit présent assure le fait futur, si bien que
Paul, avec Jean, voit déjà le futur actualisé dans le présent.
«Christ est le chef de toute souveraineté et de toute
puissance» (Col 2:10), «il a dépouillé les dominations et
les puissances et les a publiquement livrées en spectacle en
triomphant d'elles par la croix» (Col 2:15). Le Christ n'est pas
seulement, par sa perfection absolue, au-dessus des êtres orientés
vers la perfection, ou même en possession de la perfection comme les
anges, mais par son oeuvre rédemptrice, par sa croix, il a brisé le
pouvoir des dominations et des puissances du mal. Les verbes «ayant
dépouillé», «il a livré en spectacle», se rapportant à un fait passé,
rattachent le triomphe qui dépasse la terre à la rédemption opérée
sur la terre; le masculin autous, substituant l'accord logique à
l'accord grammatical, prouve une fois de plus que «dominations et
puissances» ne sont pas des abstractions mais des personnes, des
êtres individuels. La croix n'est pas seulement la défaite définitive
du péché terrestre, elle est la défaite définitive du péché universel.

Le plan rédempteur de Dieu est explicitement indiqué:
(Eph 1:9 et suivant) «Dieu avait formé d'avance en lui-même le dessein
de tout réunir en Christ, aussi bien ce qui est dans les cieux que ce
qui est sur la terre.» Réunir tout en Christ c'est, au sens du verbe
anaképhalaïoûn ou anaképhalaïousthaï, que Paul seul emploie,
«tout concentrer dans la main du Christ», ou «sous l'autorité du
Christ». Comme dans Col 1:20, c'est ici l'ensemble des êtres que
domine l'autorité du Rédempteur, Le pluriel neutre du grec donne à la
pensée sa forme la plus compréhensive possible et s'entend comme un
masculin. d'après le texte et d'après les parallèles. «Ce qui est dans les
cieux», d'après les parallèles moins sommaires que le texte, désigne
les êtres autres que les hommes, les esprits célestes qui servent
Dieu et les esprits rebelles appelés à s'unir au Rédempteur pour
rentrer en communion avec Dieu.

Ces grands textes donnent son sens plein et normal au
qualificatif «universelle» qui marque l'ampleur souveraine de la
rédemption. Si cet universalisme intégral n'est formellement enseigné
que dans les lettres pauliniennes, il est en principe dans la plupart
des autres écrits; il fonde la valeur absolue que le N.T. tout entier
donne à la personne et à l'oeuvre de Jésus. Il y aurait une sorte de
matérialisme géocentrique, scientifiquement dépassé depuis Galilée, à
enclore dans les limites de la terre les conséquences de la victoire
remportée par le Christ sur le péché, le miracle de la réconciliation
du monde avec Dieu, l'épanouissement de la vie nouvelle dont le
Christ est le principe et le moyen. Il y aurait, en outre, une
contradiction latente. Pour le paulinisme, le chrétien vivant sur la
terre est déjà «citoyen des cieux» (Php 3:20); pour le
johannisme, il est en rapport avec le monde invisible où l'esprit est
la seule réalité, sa vie rejoint l'au-delà. Si telle est la
contingence des choses terrestres même pour le croyant terrestre,
comment la terre suffirait-elle à renfermer toute la rédemption? Il y
a d'autres êtres que les êtres terrestres; peu importe que les noms
dont Paul les désigne demeurent mystérieux; moralement, ils ont une
similitude fondamentale avec les hommes: soumis à l'épreuve morale,
ayant péché, ils ont besoin d'être sauvés. Dieu ne borne pas sa
miséricorde à la race humaine; c'est parce que l'amour de Dieu est
infini que la rédemption est universelle.

C'est le Christ de l'histoire humaine qui est le Rédempteur de
l'univers. Pour sauver le monde il n'y a pas plusieurs médiateurs
entre Dieu et ses créatures, plusieurs propitiateurs, plusieurs
sauveurs. D'autre part, les évangiles et les épîtres représentent le
Christ glorifié ayant repris auprès de Dieu la place qu'il avait
avant son oeuvre au sein de la race terrestre. Il ne recommence donc
pas ailleurs une même entreprise, une autre rédemption au sein des
races inconnues. La grandeur du sacrifice de Golgotha ne serait pas
absolue s'il devait être répété en d'autres points du temps et de
l'espace; la sainteté réalisée à la place des hommes pécheurs
n'aurait pas une valeur absolue si elle ne comptait que pour ces
hommes. L'épître aux Hébreux dit de la personne du Christ: «Christ a
paru une seule fois» (Heb 9:26), et elle dit du sacrifice, du
Christ: «Christ s'est offert une seule fois» (Heb 9:28). Il n'y
a pas plusieurs rédemptions.

Serait-ce trop aventuré de supposer que les êtres non terrestres,
auxquels le salut est nécessaire, seront appelés au salut par les
premiers bénéficiaires de l'oeuvre de Christ? De même que les
disciples galiléens allèrent vers les Juifs, les premiers
missionnaires d'Antioche vers les Grecs et les Romains, ainsi les
rachetés de la terre, «Judée de l'univers», selon la magnifique
expression d'Henri Bois, iront vers leurs frères des autres mondes.
Et peut-être trouverait-on dans cette mission ultra-terrestre une
raison de l'appel, de la promotion de maints ouvriers enlevés à leur
tâche d'ici-bas. C'est seulement en prolongeant les lignes des
données évangéliques qu'il est possible de parler de cette vocation;
du moins les lignes ont-elles leur point de départ dans les documents
de la révélation historique.

La rédemption, de ses plus lointaines prémisses jusqu'à sa
consommation parfaite, a été annoncée, préparée, opérée par des
moyens éminemment moraux. Annoncée, préparée par les croyants de
l'ancienne alliance, élus par Dieu et inspirés par lui mais restant
des hommes, opérée par le Christ, le Fils unique, mais le Fils devenu
homme, la rédemption est portée dans l'univers par des hommes dont le
Christ a fait des fils de Dieu et dont il fait ses envoyés. Les
textes sont multiples qui, sous des formes diverses, sacrent les
rachetés «ouvriers avec Dieu». Les rachetés demeurent ouvriers
partout où le Royaume de Dieu doit s'étendre et aussi longtemps qu'il
n'est pas encore une vivante réalité, c'est-à-dire jusqu'à la fin des
temps, jusqu'aux extrémités de l'univers. And. A.