PROPHÈTE 3.

III Vocation des prophètes jéhovistes.

Aussi bien, ces «réactionnaires» se savaient-ils d'une autre lignée
que les prophètes officiels et les diseurs d'oracles. Doués comme les
autres, plus que les autres, au point de vue nerveux, pour saisir
dans les phénomènes extérieurs le grondement du tonnerre, les voix du
désert, le bruissement du vent, les visions de lumière, ou, dans le
silence du recueillement, au choc des émotions qui suivent le jeûne
ou la prière, les avertissements de Jéhovah:


Le lion rugit: qui ne tremblerait?

Le Seigneur Jéhovah parle: qui ne prophétiserait? (Am 3:8)


Ils leur sont supérieurs en ceci, qu'ils ne sont pas des
vaticinants de carrière, que leurs extases ne sont pas
artificiellement provoquées, mais que leur vie morale, leurs
méditations religieuses, leur désintéressement, leur amour de Dieu et
des malheureux, leur faim et leur soif de justice, leur foi dans la
victoire finale de Jéhovah les ont prédisposés à lire dans les
desseins de Dieu et à lui servir de mandataires. Et Dieu, qui connaît
le coeur de l'homme et qui s'en sert, les a marqués pour son service.

Aucun ne se propose; ils sont tous pris de force. Dans une crise
qui décide de leur destinée, Jéhovah les arrache à leurs occupations
et les jette tout frémissants dans son combat. Leur entrée dans
l'apostolat leur fait une telle impression que tous ceux sur lesquels
nous avons quelques détails relatent à l'origine de leur activité une
vocation, vocation contre laquelle ils ont parfois essayé de
regimber, mais en vain. Cette vocation, qui est leur originalité et
qui les distingue de toutes les personnalités religieuses des cultes
naturels, que ce soit en Orient, en Grèce ou à Rome, explique leur
audace devant les rois, les prêtres, les corporations de prophètes,
et justifie par avance leur extraordinaire ascendant.

Moïse, le premier de tous, l'initiateur du jéhovisme, est enlevé
à son troupeau dans le désert de Madian; dans les flammes du buisson
qui brûle sans se consumer (voir Buisson ardent), il entend l'oracle
de Jéhovah:


Maintenant, va! (Ex 3)

En vain se débat-il, crie-t-il que la tâche est au-dessus de ses
forces, il ira.


Samuel, avant même d'avoir eu conscience du danger que
l'infidélité fait courir à son peuple et d'avoir jeté son regard
d'enfant dans l'abîme d'impiété où les fils d'Héli mettent en
perdition le culte de Béthel, entend l'appel de Jéhovah et répond:


Parle, Seigneur, ton serviteur écoute! (1Sa 3:10)

Élie, en Galaad, reconnaît la voix de Jéhovah qui lui ordonne:

Pars d'ici et va vers l'Orient (1Ro 17:2).


Il part à travers le pays brûlé par la sécheresse où nul ne
pourra pourvoir à sa subsistance, et prélude par des actes de foi au
ministère aventureux et héroïque qui fit de lui le prophète du
désert, l'homme au manteau de poil. Pareil à l'orage soudain qui
féconde et dévaste, Élie paraît, disparaît, frappe le pays de
stérilité, restaure la religion jéhovique trahie par Achab et ne peut
trouver de repos pour son âme que loin du temple et des sanctuaires,
sur la montagne de Dieu, l'aride sommet de l'Horeb où le jéhovisme a
été promulgué (1Ro 19).

Amos n'a pas non plus choisi son apostolat. Il était de son
métier berger à Thékoa et cultivait des sycomores:



Jéhovah m'a pris derrière le troupeau

Et Jéhovah m'a dit: «Va, prophétise à mon peuple d'Israël.» (Am 7:15)


Et Amos le berger s'en alla fulminer les reproches de Jéhovah à
Béthel, «maison royale et sanctuaire du roi».

Osée...son cas est plus mystérieux, sa vocation d'ordre plus
intime, mais c'est bien la voix de Dieu qui lui dit:

Va, prends une femme! (Os 1:3)

Et les expériences qu'il a faites dans les malheurs de sa vie
conjugale ont ouvert les yeux du prophète sur la véritable nature de
l'infidélité d'Israël dans ses rapports avec son Dieu.

Dans la carrière prophétique d'Ésaïe, le prince des prophètes,
tout est magnifique. Il est naturel qu'elle ait été inaugurée par une
vision où se découvre à ses yeux éblouis la splendeur du Dieu saint.

Malheur à moi, je suis perdu, car je suis un homme dont les
lèvres sont impures,...et mes yeux ont vu le Roi! Un séraphin vola
vers moi, tenant à la main une pierre ardente...Il en toucha ma
bouche...

J'entendis la voix du Seigneur qui disait: Qui enverrai-je et qui
marchera pour nous? Je répondis: Me voici, envoie-moi.

-Va à la rencontre d'Achaz...(Esa 6:3,8 7:8)

Et Ésaïe alla au-devant du roi puissant, hautain et impie. Sans
se laisser intimider, pendant un demi-siècle, il s'attache à la cour,
lutte contre les rois imprévoyants, les prêtres formalistes, les
prophètes menteurs; il échoue auprès d'Achaz, triomphe auprès
d'Ézéchias et, par la piété du monarque, sauve Jérusalem des griffes
mortelles de l'Assyrien (Esa 37:22-38).

De Michée, contemporain et émule d'Ésaïe, nous n'avons que
quelques pages, mais combien brûlantes! Lui aussi déclare que, s'il
parle, c'est que le verbe de Jéhovah lui a été adressé:


Je suis rempli de la force de Jéhovah

Pour faire connaître à Israël son péché (Mic 3:8).


Jérémie, avant d'entrer dans sa carrière de martyr, se débat
contre l'appel divin:

Seigneur Jéhovah, je ne sais pas parler, je ne suis qu'un enfant! (Jer 1:6)

Peine inutile:


Avant que tu fusses sorti du sein de ta mère, je t'avais
consacré, je t'avais établi prophète des nations...

Voici, je mets ma parole dans ta bouche, je t'établis pour que tu
arraches et que tu abattes, pour que tu bâtisses et que tu plantes.

Ceins tes reins, lève-toi, dis-leur tout ce que je t'ordonnerai,
et ne tremble pas devant eux, de peur que je ne te fasse trembler
devant moi...

Ils te feront la guerre, mais ils ne te vaincront pas, car je
suis avec toi pour te délivrer (Jer 1:5,19).


Il faut lire toute cette page du chapitre I er de Jérémie pour
avoir une idée de ce que furent ces vacations de prophètes: certitude
de l'élection d'en haut, impossibilité d'échapper à l'emprise, de se
soustraire à l'obligation:

Tu m'as saisi, tu m'as vaincu (Jer 20:7).

Et cette victoire de Dieu a rempli son messager d'un tel
enthousiasme pour la cause que, même aux heures les plus désespérées,
le prophète ne peut

se résigner à battre en retraite ou à garder un silence qui lui
assurerait le repos:



Je suis chaque jour un objet de raillerie,

Tout le monde se moque de moi.

Toutes les fois que je parle,

Il faut que je crie à la violence

Et à l'oppression.

La parole de l'Éternel

Est pour moi un sujet d'opprobre

Et de risée chaque jour.

Si je dis:

Je ne ferai plus mention de lui,

Je ne parlerai plus en son nom,

Il y a dans mon coeur comme un feu dévorant

Qui est renfermé dans mes os;

Je m'efforce de le contenir, je ne le puis (Jer 20:7-9).



Ézéchiel devient le pasteur des exilés à la suite d'une vision
dont les traits apocalyptiques ne doivent pas nous masquer la beauté.

La main de Jéhovah fut sur lui (Eze 1:3)..

Et par cette main qui lui ôte toute disposition de lui-même, il
est fait «sentinelle de Jéhovah».

Je vis comme du feu, une lumière éclatante...C'était l'image de
la gloire de Jéhovah. A cette vue, je tombai sur ma face et
j'entendis la voix de quelqu'un qui me parlait. Il me dit: «Fils de
l'homme, lève-toi sur tes pieds et je te parlerai.»

Dès qu'il m'eut adressé ces mots, l'esprit entra en moi...

Celui qui me parlait me dit: «Fils de l'homme, je t'envoie vers
les enfants d'Israël, enfants à la face impudente, au coeur endurci.
Tu leur diras: Ainsi parle Jéhovah! Qu'ils écoutent ou qu'ils
n'écoutent pas, ils sauront qu'un prophète est au milieu
d'eux.» (Eze 1:27-2:5).

Le dernier grand prophète, celui qui porta peut-être lui aussi le
nom d'Ésaïe, prophète dont le regard est si vaste et l'inspiration si
haute qu'on ne peut, à le lire, deviner quels étaient ses horizons
prochains, l'Anonyme du temps de l'exil, reçoit de Jéhovah le
ministère de la consolation:

Parlez au coeur de Jérusalem et criez-lui Que sa servitude va
finir,

Que son iniquité est expiée...(Esa 40:1,2)

Le deuxième Ésaïe est la voix qui clame pour être entendue et des
Judéens restés sur les ruines de Sion, et des exilés désespérés qui
soupirent après la délivrance:



Préparez au désert le chemin de Jéhovah,

Aplanissez dans les lieux arides

Une route pour notre Dieu (Esa 40:3).

Je vais ramener de l'orient ta race,

Je te rassemblerai de l'occident...

Je dis au septentrion: «Rends!»

Et au midi: «Ne retiens pas!»

Ramenez mes fils des pays lointains

Et mes filles des extrémités de la terre! (Esa 43:5,6)



Il ne s'agit pas seulement pour ce chantre inspiré de préparer le
retour de l'exil. Il aura aussi pour mission d'annoncer l'oeuvre
rédemptrice du Serviteur de l'Éternel, l'Homme de douleur, par qui
toutes les nations seront appelées à la connaissance de Jéhovah, et
de clôturer la série des grandes révélations prophétiques en élevant
le portique de l'Évangile.

Il était nécessaire d'insister sur les particularités
biographiques, avec les visions et les appels divins relatifs aux
prophètes, pour faire ressortir l'unité du témoignage qui les
caractérise au cours des siècles. Cette unité marque de façon
décisive ce qui distingue la religion jéhovique et ce qui donne son
originalité au prophétisme d'Israël. Les religions humaines, dans
leur ascension vers Dieu, ont connu des hommes admirables pour
diriger les foules croyantes, et des efforts non moins admirables
pour fondre, par syncrétisme religieux, les grands dieux nationaux et
les divinités cosmiques en des religions de mystique et de
propagande. Dès le VIII e siècle, ces syncrétismes propagandistes
venus de Caldée et de Perse, d'Egypte aussi, font la fortune des
cultes à mystères; leur influence impressionna l'âme d'Israël; mais
le monothéisme hébreu ne leur doit rien. Il a été bâti siècle après
siècle en dehors de toute influence des cultes étrangers, en
opposition violente avec tous ces cultes, par des hommes qui
n'étaient pas des chercheurs de Dieu comme les mages et les devins,
des réformateurs ou des animateurs religieux, tels Aménophis IV ou
Zoroastre, des poètes intuitifs comme Hésiode ou Eschyle, des
penseurs comme les philosophes dont Socrate demeure le type le plus
pur. Ces hommes uniques dans l'histoire de l'humanité, uniques
surtout dans l'antiquité à laquelle ils appartinrent, avaient ceci
pour eux qui les distinguait de tous les autres hommes, c'est que
leur action était le fruit d'une expérience religieuse individuelle
et que cette expérience avait pour origine une inspiration d'en haut,
une initiative de Dieu. On verra au cours de la présente étude que,
par leur vocation, les prophètes jéhovistes devaient prendre
conscience qu'ils étaient, non des réformateurs destinés à rétablir
des choses anciennes, mais des révolutionnaires appelés à répandre
des pensées nouvelles, à bâtir sur un fondement nouveau. Leur
vocation devait aussi les distinguer des mystiques, avec lesquels ils
avaient souvent des traits communs, telle l'extase, parce que la
grâce accordée au mystique est d'ordre individuel; c'est lui, avant
tout, qu'elle concerne; il a des expériences à raconter, non une voie
à frayer. Le prophète, lui, se sait un envoyé, et cet envoi est
la raison d'être de ses révélations. S'il est «rempli de la force de
l'Esprit de Jéhovah» (Mic 3:8), c'est pour porter un
commandement divin dont il ne peut rien retrancher, au sujet duquel
il ne peut transiger avec personne. Indifférent aux conséquences que
son message peut avoir pour lui-même, il parle, mû par la puissance
d'en haut, pris tout entier par sa consigne. Siècle après siècle, sa
vocation s'étendra jusqu'à faire de lui le prophète «des
nations» (Jer 1:10), chargé par Jéhovah de dire non seulement ce
qu'Israël doit entendre, mais ce que tout homme a besoin de savoir.
Il parlera la langue de la religion universelle. S'il croit à son
élection, s'il étend cette élection à son peuple, c'est qu'il sait
qu'Israël, par ses prophètes, a pour mission de déposer dans la
société des hommes le ferment d'une création nouvelle: le ferment de
l'Esprit. Ce grand oeuvre, de par sa nature, ne demande pas pour
réussir des succès éclatants, une action étendue, sa force est
intensive avant d'être extensive; il peut, il doit peut-être, comme
toute semence ici-bas, prendre naissance dans l'obscurité, et tirer
la vie de la mort. «Si le grain de froment, après être tombé en
terre, ne meurt...» (Jn 12:24). En attendant que cette loi
mystérieuse du monde de la Chute s'accomplisse et triomphe dans le
ministère de Jésus-Christ, nous la voyons à l'oeuvre, de tragique
façon et dès le premier jour, dans l'expérience des nabis d'Israël.