PRÉHISTOIRE DE L'HUMANITÉ
Nous ne savons pas encore à quel moment précis de l'histoire générale
de la Terre ni en quel lieu du monde est apparue la première
humanité. Et l'on ne voit pas où, ni quand, cette retentissante
découverte s'accomplira. Il ne faudrait pas inférer de cette carence
que nous ne savons rien de nos origines. Pour expliquer la discrétion
nécessaire à la discussion d'un tel problème, il suffit de souligner
combien les trouvailles sont rares et les recherches directes
clairsemées. Un grand nombre de découvertes sont le simple fait du
hasard. Au surplus, de bien maigres parcelles du sol européen nous
sont à peu près connues. Et qu'est-ce que sont ces faibles
territoires à côté de ceux qui n'ont encore jamais été explorés? Et
si l'Europe se présente à peu près comme une Terre inconnue, que
faut-il dire de l'Afrique, de l'Asie, des grandes îles du Pacifique,
de l'Amérique? A priori, certains continents offrent plus de chances
pour la réalisation de nos espoirs que d'autres: l'Asie et l'Afrique
par exemple.
Systématiquement, je laisserai de côté tout ce qui a trait aux
hypothèses évolutives relatives à la descendance de l'homme, tout ce
qui concerne les filiations théoriques de l'Homme avec les Singes et
les autres mammifères. Je limiterai cet article à l'examen des seuls
faits. On verra que, déjà, leur importance est assez grande pour
arrêter notre esprit sur leurs conséquences et pour légitimer toutes
nos espérances. Presque chaque année apporte sa contribution à une
meilleure connaissance de nos origines. Chaque jour le voile se
déchire un peu. A cette heure déjà, l'Humanité nous apparaît avec un
passé si lointain que la génération qui nous a précédés était bien
loin d'en concevoir l'étendue. Cette seule constatation n'est-elle
pas un grand encouragement?
Lorsque j'étais enfant, on nous enseignait que les premiers
hommes étaient apparus 4.004 ans av. J.-C. Aujourd'hui, nous savons
qu'à cette date les cités lacustres de la Suisse étaient en pleine
prospérité et qu'ainsi une pareille tranche de la chronologie
générale ne représenterait qu'un moment bien restreint de l'histoire
universelle. Pour tenter de représenter la durée de la vie humaine
actuellement connue, certains préhistoriens utilisent des centaines
de milliers d'années. Dans une conférence prononcée à Genève, M.
l'abbé Breuil, parlant du vieux chelléen tel qu'il apparaît dans les
niveaux les plus anciens de la Tamise, a dit que cette époque
pourrait bien dater d'un million d'années. Cette déclaration est à
retenir.
Une connaissance précise des origines de l'Humanité est et
restera une oeuvre d'histoire naturelle. Elle réclame le concours de
la géologie strati-graphique, de l'anthropologie, de la préhistoire,
de la zoologie, de la botanique, de l'astronomie, de la météorologie.
Un squelette humain fossile ne peut être daté que par une exacte
stratigraphie et par l'examen attentif de tous les éléments dont il
est entouré. Au cours des cinquante dernières années, nous avons fait
de singuliers progrès au sujet des déterminations chronologiques. Et
la sévérité dont font preuve les préhistoriens et les
anthropologistes véritables--car il en est d'étiquettes moins
certaines--a rendu plus de services à la cause que les emballements
immérités de nos prédécesseurs.
Il est bien évident que l'Humanité est encore beaucoup plus
ancienne que nous ne l'indiquons dans nos cours et dans nos écrits,
alors que nous devons nous en tenir aux seuls faits démontrés. Il est
de plus en plus probable que nous devrons remonter au Tertiaire pour
fixer le moment de son apparition. Nous avons coutume de dire, quand
nous parlons des origines de l'homme, que l'ère quaternaire est
caractérisée, dans l'ordre géologique, par les extensions des
glaciers, et, dans l'ordre paléontologique, par l'apparition
indubitable de l'homme. Mais l'homme chelléen, qui est actuellement
le plus ancien, est déjà répandu en bien des points de l'Europe--pour
ne parler que de ce continent. Nous le trouvons là comme s'il y était
<(en place», depuis toujours. Il possède un admirable outillage en
silex, de formes peu variées il est vrai, mais certainement adaptées
à des nécessités sans doute peu compliquées. Il possède le feu. Cette
heure pourtant très ancienne (par rapport à nos habitudes
chronologiques) de la Préhistoire met en face de nous un homme dont
nous devinons que l'ascendance doit être lointaine.
En effet, deux découvertes, l'une datant d'une quarantaine
d'années, l'autre toute récente, semblent nous inciter à faire
remonter très loin les premières phases humaines: celle du
Pithecanthropus erectus et celle du Sinanthropus Pekinensis
Le Pithecanthropus erectus a été trouvé dans l'île de Java, à
Trinil, en 1891-1892, par le docteur Eug. Dubois. Ces restes
squelettiques se composent principalement d'une calotte crânienne,
d'un fémur, de quelques dents. Ces différentes parties n'ont pas été
trouvées en connexion: elles ont été rencontrées à quelque distance
les unes des autres. Dès lors, ont-elle appartenu à un seul et même
individu? Dubois, sans hésitation, dit oui. Mais des opinions
contraires ont été formulées. Certaines sont d'ordre sentimental.
S'il s'était agi des restes d'un Ursidé ou d'un Bovidé, on ne les
aurait même pas imaginées. Des objections plus valables sont venues
du camp des géologues. On a prétendu que la «couche à
Pithécanthrope», considérée par Eug. Dubois comme appartenant au
Pliocène, n'était pas aussi ancienne et qu'il fallait la reporter au
Quaternaire. Pour diverses raisons qui paraissent justifiées, Dubois
maintient la position stratigraphique, dans le Tertiaire, qu'il a
attribuée à cette couche. Si je n'ai pas à rappeler ici les
polémiques qui se sont élevées au sujet de cette trouvaille
sensationnelle, je n'ai pas non plus à entrer dans tous les détails
des interprétations qui ont été données de ces restes squelettiques.
Les uns y ont vu un Singe-Homme, d'autres un Homme pathologique,
d'autres un Anthropoïde (un gibbon géant). La discussion pourra
longtemps encore rester ouverte.
Les calottes crâniennes retrouvées près de Pékin semblent
apporter à la découverte du Pithécanthrope, début d'une Humanité
primitive, un éclatant appui. Elles superposent presque exactement
leur morphologie et leurs dimensions à celles du Pithécanthrope.
Mises les unes à côté des autres, elles paraissent identiques. La
couche à Sinanthropus appartient à un Quaternaire antique dont
les éléments minéralogiques sont plus anciens que ceux du vieux löss
classique de la Chine. La faune, rencontrée en connexion avec les
restes «humains», forme un stock particulier qui donne, de son côté,
un cachet de très grande ancienneté à ce gisement qui représente
probablement des cavernes effondrées.
Maintenant, est-il possible de rapprocher ces deux découvertes
faites sur le même continent? Est-il possible de les associer pour
constituer avec elles un territoire paléontologique--relativement
vaste--dans le sud de l'Asie où nous constaterions la dispersion
d'une espèce, disons préhumaine (Pithecanthropo-sinanthropus),
dont, pour l'instant, nous avons retrouvé les éléments seulement en
deux points? Serait-ce trop s'aventurer? Évidemment, les deux lieux
de trouvailles sont très éloignés l'un de l'autre. Mais, de nouvelles
recherches peuvent venir remplir cet espace. Et n'oublions pas qu'en
Europe l'Homo Neanderthalensis a été trouvé aux deux extrémités
de la Méditerranée, à Gibraltar et en Galilée, avant que d'être
rencontré dans un point intermédiaire, en Italie. Le jour n'est
peut-être pas lointain où ce «vide asiatique» sera comblé.
Les manuels de Préhistoire inscrivent les débuts du «fait humain»
à la période chelléenne. C'est peut-être le moment de rappeler la
succession des périodes préhistoriques.
L'ère quaternaire a été subdivisée en deux périodes: le
quaternaire ancien ou pléistocène, et le quaternaire récent ou
holocène. Dans l'ordre des inventions humaines, le pléistocène
correspond à l'âge de la pierre taillée, l'holocène à l'âge de la
pierre polie. C'est durant le pléistocène qu'ont eu lieu les
extensions glaciaires. C'est au cours et à la fin de cette période
que s'éteignent un certain nombre d'animaux qui ont été contemporains
de l'homme.
Les hauts reliefs créés par les soulèvements de l'oligocène et du
miocène permirent l'établissement des condenseurs pour les neiges
persistantes. Au fur et à mesure des saisons humides, les neiges
s'accumulèrent dans les hautes vallées où s'élaborèrent de grands
glaciers. A plusieurs reprises ils couvrirent une part importante de
la terre. Sur notre continent, par exemple, la glaciation du Rissien
diminua, dans d'énormes proportions, la surface habitable de
l'Europe. Tout le nord du continent n'était qu'un immense inlandsis.
De longues séries d'années chaudes succédant à chaque extension
amenèrent la fonte graduelle des glaciers et la création d'immenses
cours d'eau. Le paysage se modifiait donc totalement. Ce sont des
périodes interglaciaires.
Les géologues et ceux qui s'occupent de paléontologie humaine
sont loin de s'entendre sur les positions respectives exactes à
donner aux débuts de l'histoire humaine, par rapport à la succession
des extensions glaciaires. Pour un simple coup d'oeil comme celui que
nous jetons ici, nous n'avons pas à entrer dans ce débat. Disons que
l'homme a connu très vraisemblablement au moins deux extensions
glaciaires. Une telle indication marque à elle seule l'antiquité de
notre espèce. Dans une grande partie de l'Europe, et à plusieurs
reprises, les chasseurs paléolithiques se sont butés aux moraines et
aux grandes murailles de glace qui venaient du nord ou des massifs
montagneux. En France, ils ont assisté aux éruptions volcaniques de
l'Auvergne. Ils ont vu le Massif central et les Vosges, chaînes
pourtant peu élevées, couvertes de glaciers. Partout ils ont connu
des fleuves considérables, charriant lors des périodes chaudes de
tels convois de terre que, peut-être, jamais notre globe n'en a connu
de pareils. L'image actuelle de ces cours d'eau est souvent si
réduite--qu'est-ce que la Seine d'aujourd'hui par rapport à la Seine
quaternaire!--qu'il est difficile, pour nos yeux, d'en évaluer
exactement la puissance. Et de tels simples faits sous-entendent
naturellement des changements concomitants de climats, entraînant
avec eux des transformations de la faune et de la flore.
L'histoire primitive de l'Humanité a été subdivisée comme
l'indique le petit tableau suivant du Quaternaire (à lire de bas en
haut);
QUATERNAIRE
__________________________________________________
Holocène. Age de la pierre polie Néolithique.
__________________________________________________
Intermédiaire Mésolithique. Azilien.
__________________________________________________
Magdalénien.
Pléistocène Paléolithique ou, Solutréen.
âge de la pierre Aurignacien.
taillée Moustérien.
Acheuléen.
Chelléen.
A la suite du Néolithique viennent se placer les âges du cuivre, du
bronze et du fer.
Chaque subdivision du Paléolithique est caractérisée par la
présence d'un outillage en silex ou en os qui lui appartient en
propre. Ces outillages sont, pour les préhistoriens, ce que sont,
pour le paléontologiste, les fossiles-arguments, les
fossiles-directeurs. Leur présence dans un horizon jusqu'alors
inconnu fixe aussitôt la chronologie de celui-ci.
Période chelléenne (de Chelles, Seine-et-Marne). Au bord de
fleuves immenses, transportant des quantités considérables
d'alluvions, viennent, comme aujourd'hui au bord des grands fleuves
africains, se baigner l'Hippopotame, s'abreuver l'Éléphant; dans le
voisinage, de petits groupes de chasseurs s'établissent, probablement
sous des abris temporaires, sous des huttes (analogues à celles des
populations primitives d'aujourd'hui vivant dans les régions les plus
favorisées). La faune (Éléphant antique, Rhinocéros de Merck,
Hippopotame) marque la température chaude de cette période. La flore
possède alors des plantes qui, aujourd'hui, ne se retrouvent plus à
l'état spontané dans les régions où nous découvrons leurs formes
fossiles: le laurier des Canaries, le figuier, l'arbre de Judée
peuplent les environs de Paris.
Les outillages se rencontrent, non dans les cavernes, mais dans
les alluvions. Ce sont principalement des rognons taillés à grands
éclats sur les deux faces. A cause de leurs formes, on les a appelés
outils amygdaloïdes (coups de poing de Gabriel de Mortillet). Pendant
longtemps le Chelléen est apparu comme les premiers débuts de
l'Humanité; mais il semble avoir été précédé par une étape plus
ancienne, un Pré-chelléen, dont les instruments plus grossièrement
préparés paraissent avoir été en contact avec une faune plus
archaïque encore, peut-être même par un Éolithique?
Période acheuléenne (de Saint-Acheul, Somme). La température
s'abaisse. Au climat chaud du Chelléen succède un climat
intermédiaire qui permet aux animaux appartenant à la faune froide de
faire leur apparition: ainsi le Mammouth, le Rhinocéros à narines
cloisonnées vont remplacer l'Éléphant antique et le Rhinocéros de
Merck. Leurs prédécesseurs disparaissent pour toujours. Pour nous, ce
sont des formes fossiles. Et c'est pourquoi nous qualifions aussi de
fossiles les hommes qui sont leurs contemporains. L'industrie
acheuléenne continue à fabriquer des «amygdaloïdes», des «limandes»
du type chelléen, mais elles sont plus légères, à retouches plus
fines, leurs tranchants sont beaucoup plus rectilignes. Et, pour
répondre à des nécessités nouvelles, on voit apparaître des
instruments pour racler, gratter, percer, façonnés sur des éclats.
Durant cette période les chasseurs paléolithiques continuent à
habiter principalement les berges des grands cours d'eau.
Les hommes chelléo-acheuléens. Nous n'avons encore que très peu
de documents ostéologiques pour déterminer les caractères
morphologiques de cette Humanité si ancienne. Une mâchoire trouvée à
Mauer, près de Heidelberg, le crâne de Piltdown découvert dans le sud
de l'Angleterre, des restes de squelettes d'enfants provenant
d'Ehringsdorf, sont les principaux documents actuellement réunis.
Pour bien en comprendre la signification morphologique, il faut les
rapprocher de ceux qu'on a trouvés dans les stations de la période
moustérienne; leur diagnose anatomique devient alors plus
saisissable. Deux races humaines semblent avoir vécu, alors, sur le
sol de l'Europe: une race très primitive, de construction bestiale,
dont la stature était courte, le crâne grand, la mâchoire
volumineuse, la musculature puissante. Un tel homme, probablement, ne
se tenait pas dans une station verticale aussi nette que la nôtre et
ne portait pas sa tête exactement sur le même plan que nous (le reste
de cette diagnose sera indiqué à propos de l' Homo
Neanderthalensis). L'autre race, actuellement représentée surtout
par les restes de Piltdown, était d'aspect moins bestial, d'allure
plus évoluée que celle-ci. La première se serait éteinte avec la fin
des temps moustériens; la seconde pourrait être envisagée comme une
souche des hommes actuels.
Période moustérienne (station éponyme, caverne du Moustier,
Dordogne). C'est une période généralement froide (nous ne parlerons
pas de ce qu'on appelle le moustérien chaud) où les espèces
nouvelles, apparues à l'Acheuléen, composent le stock principal de la
faune: le Mammouth, le Rhinocéros à narines cloisonnées, le Renne, le
Bison, le Cheval, l'Ours des cavernes, l'Hyène des cavernes, le
Bouquetin, le Chamois, la Marmotte, etc. Alors le silex est taillé
selon une technique très différente: au lieu de débrutir un rognon à
grands coups de percuteur, comme son prédécesseur du Chelléen,
l'Homme de l'époque moustérienne débite des éclats, soigneusement
préparés; et il en fait des instruments variés. Cette méthode se
prolongera jusqu'à l'invention des premiers outils métalliques. Deux
objets surtout caractérisent l'outillage moustérien: le racloir
(coupoir) et la pointe à main; ce dernier objet devrait, dans la
terminologie technologique, perdre son qualificatif car il est fort
probable qu'il était une pointe de sagaie. Dans le Moustérien
supérieur apparaissent des pièces plus fines, plus élégantes, parfois
à deux pointes, d'aspect plus ou moins foliacé, soigneusement
retouchées: certains auteurs leur ont parfois donné le nom de
«limaces». Le Moustérien est aussi caractérisé par la présence de
boules, souvent bien façonnées, généralement en calcaire ou en silex,
dont on a discuté, sans réussir à s'entendre, l'utilisation (pierres
de jeu?bolas? etc.). Enfin, les os des animaux, diaphyses et
phalanges surtout, et aussi extrémités inférieures des humérus, sont,
pour la première fois, utilisés: billots, retouchoirs? Toutes les
stations appartenant au Moustérien supérieur ont fourni de tels os.
L'Homme moustérien est aujourd'hui bien connu. Ses restes ont été
retrouvés de Gibraltar à la Palestine, en France, en Belgique, en
Allemagne, en Italie, en Croatie. Et d'une façon générale--il faut
insister là-dessus--sa morphologie est la même partout. C'est la
preuve que nous sommes bien en face d'une race, dans le sens
zoologique du mot. La monographie de l'Homme de la
Chapelle-aux-Saints, dressée par Boule, peut synthétiser les
caractères de ce type. Taille petite, aux environs de 1 m. 55,
station en partie fléchie. Crâne volumineux, surbaissé,
dolichocéphale, orbites arrondies, très grandes, surmontées par des
rebords considérables, nez court et large (platyrrhinie); un
prognathisme facial et maxillaire très accusé. Ces hommes, d'aspect
si peu évolué, croyaient certainement à une autre vie. Ils
enterraient leurs morts: au moins certains d'entre eux. Ils mettaient
à côté du défunt des objets familiers. Nous reparlerons plus tard des
rites funéraires du Paléolithique. La race humaine du Moustérien
semble s'être éteinte avec la fin de la période. On ne la retrouve
plus au delà.
Période aurignacienne (c'est la petite grotte d'Aurignac dans la
Haute-Garonne, fouillée par Lartet, qui a donné son nom à cette
période). Le climat est froid et sec. En certains endroits, comme
dans les environs de Solutré, près de Mâcon, des bandes immenses de
chevaux paissent dans les steppes. Il semble qu'alors la vie humaine
est devenue plus difficile. A l'outillage relativement sommaire des
Moustériens succède un outillage autrement plus complexe. Des
grattoirs de types divers, le burin, des lames variées de formes et
d'utilisations, des perçoirs sont les principaux instruments de cette
époque. Les os et les ramures du renne sont abondamment utilisés, de
même que l'ivoire du mammouth. Parmi les objets fabriqués avec ces
matières il faut signaler une pièce caractéristique pour la période
aurignacienne: la pointe de sagaie à base fendue et à section
ovalaire. Elle permet de distinguer immédiatement, avec un ou deux
outils de silex (le grattoir caréné, par exemple), l'horizon
aurignacien.
Les hommes de cette époque ornaient leur corps avec des
coquilles, des dents d'animaux percées, de petits fossiles. Ils le
peignaient sans doute avec les couleurs qu'ont livrées presque toutes
les stations aurignaciennes: l'ocre rouge et le peroxyde de manganèse
(noir). Peut-être de très fins silex, souvent admirablement taillés,
ont-ils servi aux tatouages?
C'est à l'Aurignacien qu'il faut rapporter les plus anciennes
oeuvres d'art connues jusqu'à présent. C'est en France que les
premières trouvailles ont eu lieu. Les couches supérieures
aurignaciennes de Brassempouy (Landes) ont donné des statuettes en
ivoire sculptées en ronde bosse (Vénus de Brassempouy, très jolie
figurine, dite «la femme à la capuche»). En 1922, la grotte des
Rideaux ajoutait à cet inventaire une curieuse statuette aussi en
ivoire. Auparavant, Willendorf (Basse-Autriche), station
aurignacienne dans le löss, avait montré la fameuse statuette en
calcaire oolithique dite la «Vénus de Willendorf», d'un réalisme
allant jusqu'au hideux. En Italie, les grottes de Baoussé-Roussé et
la localité de Savignagno (province de Modène) apportèrent aussi leur
contingent de statuettes. En Russie ce fut Kostienki (cours inférieur
du Don), etc. Naturellement, par quelques-uns de leurs détails, ces
statuettes diffèrent les unes des autres, mais toutes elles ont des
traits communs particuliers. D'abord, ce sont toujours des femmes qui
sont représentées. Ensuite, ces corps ont des particularités
anatomiques semblables ou à peu près semblables: des seins abondants,
un ventre proéminent, une saillie exceptionnelle de la région
sus-fessière ou de la région bitrochantérienne. Il est bien certain
que ces caractères ne sont pas ceux qui pourraient être commandés par
une mode esthétique. On a de la peine à concevoir un polygénisme de
cette nature. Les artistes ont copié plus ou moins fidèlement, ou
représenté plus ou moins grossièrement les formes anatomiques qu'ils
avaient sous les yeux. Il faut encore insister sur un point: chez
plusieurs de ces statuettes, les cheveux semblent indiquer une
implantation d'un type exceptionnel, rappelant celui dit en grains de
poivre et tel qu'en montrent les populations de l'Afrique Noire et
les Boschimans. A côté de ces statuettes en rondes bosses, il faut
signaler les bas-reliefs découverts à Laussel (Dordogne) par le
docteur Lalanne. Dans un milieu aurignacien, ce palethnologue trouva
plusieurs sculptures, l'une représentant un jeune homme, les autres
des individus féminins. Ces derniers ont les caractéristiques
anatomiques qui viennent d'être relevées ci-dessus: seins pendants,
stéatopygie, ou stéatomérie, etc. Le jeune homme, au contraire, et il
faut le signaler, a un corps gracile et n'est pas stéatopyge.
Plusieurs auteurs ont pensé que l'outillage aurignacien, si
différent de son prédécesseur, a des caractères qui le rapprochent de
l'outillage gétulien africain et qu'ainsi il aurait pu venir
d'Afrique où il serait né. (Il est impossible, pour le moment, de
paralléliser les périodes du Paléolithique européen et du
Paléolithique africain.) Or, la stéatopygie chez les femmes et la
chevelure en grains de poivre sont des caractères nettement
africains. Il y aurait donc lieu de rapprocher l'une de l'autre ces
deux constatations. On a imaginé que l'on pouvait s'adresser aux
Boschimans, pour y chercher les descendants de ceux qui auraient
effectué cette migration en Europe, y apportant la civilisation
aurignacienne. Ils sont un peuple stéatopyge. Leur chevelure est en
grains de poivre, leurs femmes ont très rapidement des seins
extrêmement pendants; leurs ancêtres--à une époque impossible à
déterminer exactement, mais que l'on considère comme
préhistorique--semblent avoir été les admirables décorateurs des
abris sous roches qu'on rencontre assez abondamment dans l'Afrique du
Sud. La découverte dans une grotte de Baoussé-Roussé d'une double
sépulture contenant des squelettes de Négroïdes (race de Grimaldi,
dont nous reparlerons) s'associe aux observations qui viennent d'être
faites pour nous permettre de supposer qu'un contingent africain
aurait pu, à une époque qui aurait précédé notre Aurignacien
européen, faire une incursion sur notre continent. Jusqu'à ces
dernières années on croyait que le pont siculo-tunisien aurait pu
servir à une telle migration. Mais les deux régions voisines ne
possèdent aucun outillage chelléo-moustérien. Il est probable que le
passage s'est effectué par la Syrie actuelle.
La période aurignacienne nous a également donné les plus
anciennes gravures préhistoriques: sur objets mobiles et contre les
parois des grottes. Les premières gravures sur galets ont été
signalées par l'abbé Parât, à Arcy-sur-Cure (Yonne), et par Eugène
Pittard, aux Rebières (Dordogne). Depuis, plusieurs auteurs en ont
retrouvé, sur pierre et sur os, Capitan et Peyrony entre autres, à la
Ferrassie. Quant aux gravures pariétales, leur découverte date de
1881. Alors que Daleau fouillait la grotte de Pair-non-Pair
(Gironde), il y trouva les premiers animaux gravés contre le rocher.
L'art de l'Auri-gnacien est incontestablement inférieur à l'art
magdalénien que nous allons bientôt connaître. Sa technique diffère
de celle de la fin du Paléolithique, ce qui permet, simplement par la
comparaison des procédés, de distinguer les unes des autres les
représentations figurées paléolithiques.
La race humaine que nous rencontrons dans les sépultures
aurignaciennes est tout à fait dissemblable de celle du Moustérien.
Les hommes de cette époque (race de Cro-Magnon) sont de très haute
stature. Ils ont la taille la plus élevée qui ait été rencontrée
jusqu'à présent--en moyenne--dans le temps et dans l'espace. Ils sont
dolichocéphales comme leurs prédécesseurs. Mais l'ensemble du crâne
est d'une tout autre allure que celle du crâne moustérien. Le front
est élevé. Les arcades sour-cilières ne forment plus le surplomb que
nous avons trouvé chez l' Homo Neanderthalensis. Les orbites sont
quadrangulaires. L'ouverture nasale est relativement étroite. Le
menton existe. La face, dans son ensemble, est courte et large. Ce
caractère, en connexion avec la dolichocéphalie, fait dire que le
crâne est disharmonique. Le squelette des membres accuse une grande
puissance musculaire. Le tibia est généralement aplati en lame de
sabre (platycnémie). Dans son ensemble physique, ce type de
Cro-Magnon est un magnifique échantillon d'humanité.
C'est dans un horizon aurignacien des grottes de Baoussé-Roussé
qu'ont été rencontrés les deux squelettes dont il vient d'être
question et qui figurent dans la nomenclature anthropologique du
Paléolithique sous le nom de Négroïdes ou de «race de Grimaldi». Dans
une sépulture reposaient une vieille femme et un jeune homme dont les
caractères morphologiques ne sont pas ceux des Européens, pas plus
des Européens paléolithiques que des Européens d'aujourd'hui. Leur
stature était petite. Associée à un crâne très dolichocéphale, la
face, qui est prognathe, est aussi courte et large. L'ouverture
nasale est large (platyrrhinie). En avant du plancher nasal se
remarquent des gouttières comme chez les Noirs. Les rapports de la
longueur des avant-bras aux bras et des jambes aux cuisses ne sont
pas ceux des populations européennes. Par tous ces traits, ces deux
squelettes se rapprochent de ceux que le stock africain pourrait nous
proposer. Cependant ce ne sont pas de véritables Noirs (plusieurs de
leurs caractères s'opposent à cette détermination). Cherchant un
groupe humain duquel ils pourraient être rapprochés, on a pensé aux
Boschimans.
Période solutréenne (de Solutré; Saône-et-Loire). Elle est encore
assez mal déterminée. On a voulu voir dans cette période un état
momentané, transitoire, ou encore un faciès local qui irradia en
divers lieux, sans se substituer toutefois à l'ancienne civilisation
et sans préparer réellement la suivante. Bien des régions n'auraient
pas connu cette étape. Elles auraient alors simplement passé de la
civilisation aurignacienne à la civilisation magdalénienne. Rien de
tout cela n'est encore prouvé. Ce qui a concouru à assurer peu de
stabilité à la période solutréenne, c'est que Solutré, la station
éponyme, ne paraît pas avoir été jamais fouillée d'une façon
méthodique et, qu'au surplus, ses principaux foyers sont
aurignaciens. L'immensité de la station, qui s'étend sur un hectare,
rend les recherches systématiques difficiles parce que fort coûteuses.
Le climat et la faune restent, dans leurs grandes lignes, ce
qu'ils étaient à la période aurignacienne. A aucun moment le
Paléolithique n'a connu des tailleurs de silex aussi habiles que les
Solutréens, lesquels étaient aussi des artistes, sachant donner à
leurs outils des formes d'une élégance parfaite. Les pointes en
feuille de laurier, les pointes en feuille de saule, les pointes à
cran--ce sont là les pièces caractéristiques du Solutréen--sont
souvent des objets admirables d'un art achevé. Elles sont parfois si
longues, si minces et si délicates (par ex. les fameuses lames de
Volgu), et parfois en si belle matière, qu'il est bien certain que
ces objets exceptionnels ne devaient pas être utilisés pour la
chasse. A côté de ces pointes, encore une fois typiques pour cette
époque, nous rencontrons dans l'outillage solutréen les objets que
l'Aurignacien nous a déjà tait connaître: grattoirs, burins, lames
diverses, etc. Les os sont certainement moins utilisés qu'à la
période précédente. Mais il faut signaler une invention dont
l'importance sera manifeste: l'aiguille à chas, fine, délicate,
détachée sur un os long, souvent sur un métacarpien de cheval, et
dont le trou a été foré avec une extraordinaire habileté.
Jusqu'à ces dernières années l'art solutréen apparaissait comme
d'une singulière pauvreté. Quelques rognons assez grossièrement
sculptés provenant de Solutré même, le petit mammouth en ivoire
trouvé à Predmost (Moravie), une gravure très simple sur os de la
grotte de Lacave (Lot), la gravure pariétale de la grotte de la Grèze
(Dordogne) représentaient la presque totalité de ce qui avait été
rencontré de cet art. En 1927, M. Henri Martin a découvert dans la
vallée du Roc (Charente) plusieurs blocs sculptés appartenant à la
période solutréenne. Ils devaient composer une sorte de frise
au-dessus de la station. Ces sculptures sont aujourd'hui au Musée de
Saint-Germain.
Période magdalénienne (station éponyme: la Madeleine, vaste abri
dominant la Vézère, dans la commune de Tursac, Dordogne). C'est, au
point de vue de l'histoire de l'art, la grande période du
Paléolithique. Le climat semble avoir été plus froid et plus sec que
dans les périodes précédentes. Dans son ensemble la faune reste la
même. Elle est à la fois arctique et alpine. Le Mammouth et le
Rhinocéros paraissent devenir rares. Le Renne est très abondant.
L'industrie lithique magdalénienne n'apporte au matériel déjà acquis
par les Aurignaciens et les Solutréens aucune invention particulière,
quelques modifications seulement. Mais l'industrie qui utilise l'os
et la ramure des rennes se perfectionne parfois extraordinairement,
par exemple pour la confection des harpons à simple ou à double
barbelure. Pointes de flèches ou de sagaies, propulseurs pour lancer
ces dernières armes, poignards, perçoirs, lissoirs, spatules, bâtons
de commandement (dont la signification est encore inconnue)
représentent l'inventaire principal de cet outillage.
Mais ce qui domine de bien haut la période magdalénienne, c'est
le développement de l'art sous ses différentes formes: sculpture,
gravure, peinture, modelage. Il y a lieu d'insister un peu sur ce
magnifique moment de la vie humaine préhistorique. On a vu ci-dessus
que lorsque les hommes arrivent à la période magdalénienne, ils ont
déjà inventé la sculpture et la gravure. Il leur reste à trouver,
pour achever le cycle des techniques esthétiques, la peinture et le
modelage. Ils les découvriront et ils les porteront immédiatement
tous deux à un haut degré de perfection.
On a dit que l'art magdalénien était né pour répondre à des
nécessités matérielles. Je crois qu'il ne faut pas rabaisser
pareillement cet art. Que les sculpteurs, graveurs, modeleurs et
peintres aient cherché, par l'intermédiaire de la magie, à capturer
les animaux représentés, nous voulons bien le croire. Mais ils ne
firent pas que cela. De multiples raisons nous font croire que les
Magdaléniens ont été de véritables artistes au sens où l'on entend ce
terme aujourd'hui. Piette dit avoir constaté (station de Gourdan,
Haute-Garonne) qu'au Magdalénien la sculpture avait précédé la
gravure et que la sculpture à ronde bosse était plus ancienne que la
sculpture à bas-relief.
Il est impossible, ici même, de donner autre chose qu'un aperçu
rapide des caractéristiques principales de l'art magdalénien. Ce ne
sont presque jamais que des animaux qui sont représentés, très
rarement des hommes, très rarement aussi des végétaux. Habituellement
la vérité zoologique est criante. A part quelques exceptions, nous
n'avons aucune hésitation à reconnaître immédiatement l'espèce
figurée, qu'il s'agisse de la sculpture, du bas-relief, de la
gravure, de la peinture. Presque toujours les animaux sont vus de
profil. On connaît très peu d'autres attitudes. Généralement les
animaux sont isolés. Cependant quelques oeuvres d'art montrent des
groupes, même des scènes, comme en représentent nos tableaux
contemporains. L'animal le plus souvent reproduit est le renne,
ensuite le cheval. Le mammouth et le rhinocéros ne sont pas fréquents.
C'est la France qui a été la grande école d'art de la période
magdalénienne. La région des Eyzies et les avant-monts pyrénéens ont
livré soit de nombreux objets mobiles décorés, soit des dessins et
des peintures contre les parois des grottes. J'avais jadis qualifié
les Eyzies de Capitale du monde préhistorique--formule qui a fait
fortune. Je pense qu'on peut aujourd'hui lui adjoindre les Pyrénées.
Cet art magnifique soulève plusieurs problèmes d'importance.
Sommes-nous en face d'une création de caractère monogéniste, ou cet
art a-t-il été inventé spontanément partout où nous le rencontrons?
Il y a des ressemblances allant jusqu'à l'identité entre plusieurs de
ces oeuvres appartenant à des régions très différentes. Le renne de
Thayngen, gravé sur os, trouvé en Suisse, est exactement semblable au
renne gravé sur un galet trouvé à Limeuil (Dordogne). La distance est
grande entre ces deux endroits. Le renne de Thayngen est-il donc un
objet d'importation? Alors comment serait-il arrivé où nous l'avons
trouvé? Sans doute, il y avait à ces époques lointaines des
communications nombreuses au travers de l'Europe; nous en avons de
multiples démonstrations. Mais nous ne pourrons jamais prouver que le
renne de Thayngen a été fabriqué ailleurs que là où il a été
rencontré.
Les gravures et les peintures pariétales appellent aussi quelques
observations. C'est d'abord ce fait, dont l'intérêt n'échappera à
personne: presque toujours les figurations pariétales sont très loin
de l'entrée des grottes, dans des salles ou des couloirs qui sont les
plus obscurs. On conçoit tout ce que les hypothèses relatives à la
valeur magique de l'art magdalénien peuvent retirer de cette
constatation.
Une seconde observation doit être faite. Les peintures des
grottes espagnoles ne montrent jamais d'animaux fossiles comme en
montrent les peintures des grottes françaises. Le célèbre plafond
d'Altamira ne contient pas un seul animal appartenant à la faune
disparue.
Un autre problème se pose encore. Lorsque se terminent les temps
magdaléniens l'art disparaît complètement. Cette merveilleuse
floraison esthétique s'éteint. Aucune manifestation de ce genre ne se
retrouve dans la période suivante, le Mésolithique. A quel phénomène
attribuer une telle extinction?
Quels sont les hommes qui créèrent ces oeuvres d'art? Nous avons
vu la race de Cro-Magnon caractériser la physionomie anthropologique
de l'Aurignacien et du Solutréen. A la période magdalénienne nous
trouvons, sur le sol de l'Europe, une autre race humaine. Cette race
nouvelle, dont la stature est petite, on l'a appelée
Laugerie-Chancelade, du nom de deux stations magdaléniennes de la
Dordogne. Elle est dolichocéphale; son front est élevé. Les orbites
ne sont plus les rectangles surbaissés qui sont l'apanage de l'homme
de CroMagnon. La face n'est pas proéminente. Le menton est présent.
Le reste du squelette marque un développement musculaire également
considérable. Il est un fait singulier: le nombre des squelettes
magdaléniens est très petit. A priori, il semble qu'au fur et à
mesure que l'on s'éloigne des temps anciens, la quantité des
squelettes trouvés dans les habitats humains doive augmenter. Il n'en
est rien cependant. Nous possédons moins de squelettes magdaléniens
que de squelettes aurignaciens et moins aussi que de squelettes
moustériens.
Les Méditerranéens actuels (Homo meridionalis) pourraient
réclamer comme leurs ancêtres les hommes de Laugerie-Chancelade.
Les rites funéraires du Paléolithique. L'homme paléolithique,
aussi loin que nous puissions remonter dans le passé, avait des
soucis religieux. Il semble avoir toujours donné une sépulture à ses
morts. Parfois il a creusé une fosse pour y déposer le cadavre, ou
celui-ci a été protégé par des pierres. A côté du disparu on a placé
ses objets familiers: de beaux silex, armes et instruments, des
outils en os, des parures, de la nourriture. A différentes époques le
corps est saupoudré d'ocre rouge--symbole de la vie. Une position
rituelle est donnée au mort. Le plus souvent il est accroupi, les
genoux ramenés vers le thorax, les mains placées vers la figure,
d'autres fois il est allongé. Mais, quels qu'aient été les rites
suivis, ils marquent les uns et les autres l'erreur des anciens
préhistoriens. Ils imaginaient que les sentiments religieux ne
devaient pas dater du Paléolithique, qu'ils avaient été apportés
d'Orient, seulement à l'âge de la pierre polie. Aujourd'hui nous
pouvons faire remonter en toute certitude les premières sépultures à
la période moustérienne. Peut-être demain trouverons-nous des
inhumations chelléennes?
Période de transition ou mésolithique. Au climat froid et sec du
Magdalénien succède un climat tempéré, sec d'abord, humide ensuite,
et qui est le prélude de notre climat actuel. La vie humaine va
connaître bientôt de profondes transformations. Pendant longtemps les
préhistoriens ont cru qu'un hiatus séparait les temps paléolithiques
des temps néolithiques. Les fouilles du Mas d'Azil (Ariège) ont
montré qu'il n'en était rien. Il est cependant certain que nous ne
connaissons encore que très imparfaitement cette période. Au travers
de l'Europe, elle ne se présente pas partout avec les mêmes aspects
et nous ne saisissons pas encore la valeur des décalages
chronologiques de ces faciès divers.
La période azilienne voit la faune subir de singulières
transformations. Certaines espèces ont disparu définitivement.
D'autres émigrent: les unes vers le nord (le renne, le glouton), les
autres vers les régions de haute altitude (le bouquetin, le chamois,
la marmotte, le lièvre alpin). Le cerf, dans les bas pays, est très
abondamment représenté. Et dès ce jour jusqu'à la fin du Néolithique,
il va jouer, vis-à-vis des obligations diverses de la vie humaine, le
rôle qu'au Paléolithique a joué le renne.
L'industrie azilienne est caractérisée par de petits outils de
silex dont la plupart rappellent la morphologie de leurs devanciers à
partir de l'Aurignacien. Les harpons sont maintenant en bois de cerf.
Ils sont plats, à base ordinairement losangique, habituellement
percée d'un trou. Leur aspect est donc tout différent de celui des
harpons magdaléniens. C'est l'époque des galets coloriés, petits
cailloux de rivière, revêtus de signes divers, peints à l'ocre rouge:
bandes, points, spirales, cruciformes, etc. On a commencé par voir
dans ces galets coloriés les premières manifestations d'une écriture
et d'une numération, ensuite des marques de jeu, les signes d'un
culte, etc. Aujourd'hui que l'Ethnographie comparative nous permet
des suppositions plus plausibles, les opinions se sont plus ou moins
ralliées pour voir dans les galets coloriés quelque chose comme
l'équivalent des churingas australiens, plaquettes représentant les
archives des ancêtres réincarnés, avec leurs signes totémiques.
Dans le nord de l'Europe, surtout sur les territoires maritimes,
on a retrouvé des stations dont l'âge doit être rapproché de celui
qui vit la civilisation azilienne de l'Europe centrale et
occidentale: le maglemosien du Danemark, les plus anciens
kjökkenmöddings représentent des états de cette civilisation
intermédiaire.
Période néolithique. Elle voit s'accomplir la plus grande
révolution économique et sociale que l'humanité ait jamais traversée.
A la vie nomade succède la vie sédentaire. L'homme devient un
agriculteur et un pasteur. Domestication des animaux, culture des
céréales, invention de la navigation, du tissage, de la poterie,
création des premières cités. Ce sont là les caractéristiques
principales de cette période, dont la connaissance détaillée est
capitale pour qui veut saisir quelque chose de l'histoire primitive
de la civilisation. Ainsi, pour les yeux du préhistorien, tout a
changé, les choses et les hommes. Une race humaine, tout à fait
nouvelle, va faire son apparition. Elle prendra bientôt une extension
considérable. C'est elle qui, vraisemblablement, dans la création et
la diffusion de notre civilisation, va jouer le rôle le plus
important.
La caverne d'Ofnet, en Bavière, a révélé, dans un milieu azilien,
une double sépulture d'aspect extraordinairement curieux: deux fosses
avaient servi à contenir des têtes coupées placées selon une même
orientation. Or, parmi ces têtes coupées, il y avait une forte
proportion de types brachy-céphales. Ils représentent l'avant-garde
de ce flot considérable qui, dès le début du Néolithique, va se
répandre sur l'Europe. Ce sont eux, selon toutes probabilités, qui,
venus d'Asie, apportent la nouvelle civilisation et transforment si
profondément l'histoire européenne. C'est surtout grâce aux
nombreuses habitations lacustres de la Suisse que nous avons pu
connaître, jusqu'à de très petits détails, l'existence matérielle des
Néolithiques. Dans la vase des lacs, on a retrouvé, non seulement les
débris de leur nourriture animale, mais les fruits cultivés et ceux
de la cueillette, tous les objets servant à la vie journalière,
ustensiles, outils et armes, même ceux qui sont en bois. Nous avons
pu comprendre leur technique, extrêmement habile, pour la fabrication
de certains instruments de pierre.
Il ne faudrait pas croire que les hommes habitaient seulement les
stations lacustres. Ils occupaient encore les cavernes et
construisaient sur terre des huttes dont on a retrouvé très
abondamment les traces. Ils ont constitué des villages, de grandes
agglomérations, parfois même fortifiés, défendus par des murs et des
fossés. Les stations lacustres marquent encore, à cause de la
difficulté de leur construction, l'obligation d'une entr'aide
collective, l'instauration certaine d'une première morale sociale.
C'est pendant l'hiver 1853-1854 que, définitivement (1l y eut des
découvertes plus anciennes, mais insuffisamment réalisées), on prit
conscience de l'état de civilisation des Lacustres. Un instituteur
d'Obermeilen récolta sur le rivage du lac de Zurich, et envoya à
Ferdinand Keller, un certain nombre d'objets qu'une baisse
exceptionnelle des eaux avait permis d'exhumer. A partir de 1854
déjà, tous les lacs suisses sont prospectés.
Les animaux domestiqués à la période néolithique sont le chien,
le boeuf, le mouton, la chèvre, le cochon (le cheval ne le sera que
plus tard). Les Néolithiques connaissent plusieurs espèces de blé,
l'orge, le seigle, l'avoine, le millet. Dans les environs de leurs
villages ils récoltent de nombreux fruits sauvages. Ils cultivent le
lin, dont ils tisseront les minces fibres. Sur de grosses pierres
plates ils broient le blé et feront le pain: galettes rondes
retrouvées dans quelques stations lacustres de la Suisse.
Toutes ces transformations sont si profondes qu'il aurait été
bien difficile de croire qu'elles étaient l'expression d'une
évolution graduelle «en place» des peuples chasseurs et pêcheurs du
Paléolithique européen. De fait, nous savons que notre continent, à
cette époque, a été envahi par une race humaine, celle dont tout à
l'heure nous avons vu apparaître l'avant-garde à Ofnet. Ces
Brachycéphales arrivent d'Orient, la patrie des céréales. Aujourd'hui
encore, le blé, l'orge, le seigle, l'avoine croissent à l'état
spontané dans la Palestine. Probablement qu'autrefois l'aire
originelle de ces plantes était plus étendue et comprenait tout le
S.-E, de l'Asie Mineure actuelle. Ces Brachycéphales paraissent être
les ancêtres des millions d'Européens qui, sous la dénomination
d'Homo Alpinus, occupent principalement les régions montagneuses
qui s'étendent de la Roumanie orientale à la France occidentale.
Ces événements formidables se sont accomplis il y a peut-être
7.000 ou 7.500 ans. Ils sont donc tout près de nous.
Comparée à la civilisation paléolithique, la civilisation
néolithique n'a eu qu'une très courte durée. C'est que bientôt les
hommes découvriront le métal: le cuivre d'abord, avec lequel ils
confectionneront quelques objets, puis l'alliage du cuivre et de
l'étain. L'âge du bronze va naître. La civilisation matérielle va
s'enrichir prodigieusement. Puisqu'on a trouvé la matière qui peut
être assez facilement martelée et fondue, les créations seront
illimitées.
L'homme abandonne définitivement le silex, auquel, jusque-là, sa
vie a été intimement liée. Et sur les lacs occupés jusqu'alors par
les Néolithiques vont s'édifier, à une plus grande distance des
rivages, de nouvelles esplanades que peupleront les hommes de la
nouvelle civilisation.
Après l'âge du bronze viendra l'âge du fer.
Et nous touchons alors à l'Histoire.
EUG. PlTTARD.