PÉCHÉ (5.)

V Les Ecrits.

L'influence du prophétisme se fait sentir très profondément sur un
certain nombre des auteurs dont les ouvrages sont groupés dans la
troisième partie du canon hébraïque, «les Écrits sacrés».

C'est ainsi que dans les Psaumes, dans les Proverbes et dans le
livre de Job, nous trouvons un vif sentiment de la culpabilité
humaine, de l'horreur profonde que Dieu éprouve pour tout ce qui est
mal, de l'offense commise à l'égard de sa justice et de sa sainteté,
car le péché est en réalité dirigé contre Dieu.

Tu mots devant toi nos iniquités, Et à la lumière de ta face nos
fautes cachées...Qui prend garde à la force de ta colère,

Et à ton courroux, selon la crainte qui t'est due? (Ps 90:5-11 1)
L'Éternel a en horreur les hommes pervers...(Pr 3:32,6:16-19)

Même lorsque le péché concerne essentiellement le prochain, ce
qui en constitue le caractère tragique, c'est bien moins le tort
occasionné à l'homme que l'offense faite à la majesté divine. Après
la navrante aventure de David avec Bath-Séba et l'odieux crime à
l'égard d'Urie, le psalmiste proclame:

Job, de son côté, énumère les formes multiples du péché
social--impureté, tromperie, adultère, injustice, égoïsme, avarice,
méchanceté--et il montre que, dans chaque cas, c'est la condamnation
divine qui constitue la sanction la plus redoutable (Job 31).

Une haute notion de la sainteté divine conduit les écrivains de
cette période à considérer le péché humain comme réellement universel.

L'homme serait-il juste devant Dieu? Serait-il pur devant celui
qui l'a fait? (Job 4:17 9:1 14:4 15:14-16 25:4)

Tous sont égarés, tous sont pervertis; Il n'en est pas un qui
fasse le bien, Pas même un seul. (Ps 14:1-3, voir Ps
51:5 143:3).

Qui dira: J'ai purifié mon cceur, Je suis net de mon péché?
(Pr 20:9).

Non, il n'y a point d'homme juste sur la terre qui fasse le bien
et qui ne pèche jamais (Ec 7:20).

Une telle solidarité dans le péché ne se manifeste pas seulement
dans l'espace, elle dure aussi dans le temps. Si l'homme pèche, c'est
que ses ancêtres ont péché: par l'hérédité, la contagion du mal se
répand dans le monde tout entier.

Comment d'un être souillé sortira-t-il un homme pur? Il n'en peut
sortir aucun (Job 14:4).

Voici, je suis né dans l'iniquité, Et ma mère m'a conçu dans le
péché (Ps 51:7).

Les prophètes avaient proclamé que Jéhovah fait passer la justice
avant toute autre considération. Jérémie et Ézéchiel avaient affirmé
que chacun doit souffrir pour ses propres fautes. De là, dans la
pensée israélite, cette importante doctrine de la rémunération, qui
exigeait une stricte proportion entre le péché et le châtiment, entre
la justice et la récompense. C'est pour cela que l'Israélite pieux
prêtera facilement tous les crimes imaginables à ses frères dans le
malheur, et que les historiens bibliques n'hésiteront pas à attribuer
des fautes plus ou moins supposées aux rois qui ont connu de grands
revers. Mais les faits s'insurgent bien souvent contre la théorie, et
il y a, tout de même, des cas fort nombreux où, incontestablement, le
juste subit de douloureuses épreuves et où le méchant
jouit d'une triomphante prospérité. Que faut-il penser de
ces violations d'une loi qui, pour le croyant, devrait être absolue?
C'est là la question que se posent certains psalmistes
(particulièrement le Ps 73) et qui fait l'objet du livre de Job
tout entier.

Pour écarter de Dieu tout soupçon d'injustice, la solution la
plus souhaitable, c'est que le méchant reçoive au bout du compte le
châtiment qu'il mérite. Son bonheur constitue un scandale pour la
foi: le voeu ardent des psalmistes est, tout naturellement, que ce
scandale cesse, et ils expriment souvent leur désir avec une dureté
de coeur qui ne peut manquer de nous choquer (Ps 10:13,15
69:23,29 104:35 109:6-20 137:8 139:19-22 143:12, 73:16,20). Le
juste demande à l'Éternel de lui épargner la souffrance, la pauvreté,
la mort et se réjouit, en même temps, de tout malheur qui vient
fondre sur le méchant. Certains psalmistes, par contre, s'élèvent
beaucoup plus haut: au milieu de l'adversité elle-même, ils trouvent
leur joie et leur salut dans la certitude réconfortante de la
présence divine (Ps 42:6-11 73:21,28).

Ma chair et mon coeur peuvent se consumer:

Dieu sera toujours le rocher de mon coeur et mon partage...

Pour moi, m'approcher de Dieu, c'est mon bien:

Je place mon refuge dans le Seigneur, l'Eternel (Ps
73:26,28).

Le livre de Job (voir art.) aborde à son tour le difficile
problème. D'après la doctrine courante, un homme atteint, comme Job,
d'un mal sans remède, ne peut être qu'un misérable. Et cette
explication, plus cruelle que le mal lui-même, est celle que le poète
attribue aux amis de Job.--Éliphaz, le plus âgé, se place au point de
vue de la tradition des pères: il insiste sur le fait que, à cause de
sa faiblesse, l'homme est toujours pécheur; Jéhovah a donc raison de
l'écraser (Job 4:17,19 15:4,16). Le juste lui-même, en
pratiquant la justice; ne se crée aucun droit vis-à-vis de
Dieu (Job 22:2 et suivant). Eliphaz ajoute, du reste, que les
maux soufferts par Job sont pour lui un moyen de correction et de
salut.--Bildad (Job 5:17,19 22:22 et suivant) représente la
doctrine orthodoxe dans toute sa rigueur: Dieu applique strictement
la justice (Job 8:3); oublier Dieu, c'est périr (Job 8:13);
avoir recours à l'Éternel, c'est être sûr du
relèvement.--Tsophar (Job 8:5,7), le plus bouillant,
s'indigne (Job 11:2 20:2 et suivant) et renchérit: si Job
connaissait les secrets de Dieu, il verrait que Dieu ne le traite
même pas selon ses iniquités.--Et (Job 11:6) la conclusion des
trois amis est la suivante: les souffrances endurées prouvent à Job
que sa prétendue piété est purement illusoire et qu'elle recouvre en
réalité un véritable fond de méchanceté. Que Job s'humilie, et
Jéhovah le relèvera.

A de telles explications, Job oppose les faits. D'une part,
l'injuste, lorsqu'il est heureux, est considéré (Job 21:28,34).
D'autre part, lui-même a pleinement conscience de son innocence et il
la proclame (Job 9:21-24 13:13-16). par là, il affirme
l'autorité de la conscience, supérieure à celle du dogme; il compte
sur Dieu pour manifester sa justice (Job 16:19,21 19:25). Ainsi
le poète répond que la doctrine traditionnelle de la rémunération est
fausse: le juste doit persister malgré tout dans sa justice; la
souffrance ne diminue pas sa communion avec Dieu, à qui il faut s'en
remettre même quand on ne le comprend pas. L'épilogue semble,
pourtant, revenir à la solution traditionnelle, puisque Dieu rétablit
Job dans sa prospérité antérieure (Job 42:10,17).

Quoi qu'on puisse penser des souffrances du juste, le péché
devrait attirer sur le genre humain un châtiment d'autant plus
redoutable que la faute est plus grande. Mais le Dieu saint et juste
est, en même temps, un Dieu «miséricordieux et compatissant». «Il ne
nous punit pas selon nos iniquités» et, dans sa profonde pitié pour
l'homme, il consent à lui pardonner (Ps 103:8-12 51:9-14
130:3,7). Dieu, de plus, connaît notre faiblesse et l'humilité de
notre condition: comment pourrait-il se faire que sa miséricorde soit
en défaut?

Si Dieu n'a pas confiance en ses serviteurs, S'il trouve de la
folie chez ses anges,

Combien plus chez ceux qui habitent des maisons d'argile, Qui
tirent leur origine de la poussière (Job 4:18,7:21 14:1,3). Dans
sa miséricorde, il pardonne l'iniquité...Il se souvient qu'ils
n'étaient que chair, Un souffle qui s'en va et qui ne revient
pas (Ps 78:38,90:3,6 103:14-16).

Enfin, parmi les péchés de l'homme, il y a ceux pour lesquels sa
responsabilité est atténuée et qui appellent le pardon divin: les
péchés de la jeunesse, d'une part, et ceux qui ont été commis par
ignorance, d'autre part.

Pourquoi m'infliger d'amères souffrances,

Me punir pour des fautes de jeunesse? (Job 13:26)

Ne te souviens pas des fautes de ma jeunesse ni de mes transgressions.

Souviens-toi de moi selon ta miséricorde, A cause de ta bonté, ô
Eternel! (Ps 25:7)

Qui connaît ses égarements?

Pardonne-moi ceux que j'ignore! (Ps 10:13,90:8)

Dieu est prêt à pardonner. Seulement, pour que sa miséricorde
s'exerce, il faut reconnaître la faute commise et le droit absolu,
qui appartient à Dieu, de châtier le coupable. Si le pécheur se
repent, Dieu consent à effacer sa faute et à le rétablir dans son
intégrité primitive: entre la repentance et le pardon, il y a donc
véritablement relation de cause à effet.


Je t'ai fait connaître mon péché, je n'ai pas caché mon iniquité;

J'ai dit: J'avouerai mes transgressions à l'Éternel!

Et tu as effacé la peine de mon péché (Ps 32:5,34:19).

Ainsi se trouve confirmée la vérité déjà proclamée par les
prophètes, à savoir que les cérémonies du culte lévitique et le sang
des taureaux et des boucs sont, à eux seuls, incapables de procurer
le pardon (Ps 50:7,15 51:18 et suivant). Au lieu des sacrifices
et des holocaustes, Dieu réclame le cri d'une âme qui implore sa
délivrance et la supplication d'un coeur écrasé sous le sentiment de
sa faute. Aussi, nombreux sont les Psaumes--dits «Psaumes de la
repentance»--où l'âme pécheresse exhale sa douleur et prie l'Éternel
de lui accorder le salut (Ps 32, Ps 51, Ps 143 etc.).

La piété israélite aboutit donc à cette double conclusion: les
hommes sont pécheurs et ils le sont tous sans exception; le pardon et
le salut sont accessibles à ceux qui se repentent et qui mettent leur
confiance en Dieu. Le pécheur pardonné, l'homme qui a la foi recevra
le nom de «juste», tandis que le «méchant» est celui qui refuse la
grâce divine et qui s'obstine dans son péché, celui qui, n'ayant pas
la crainte de Dieu, devient, par une pente fatale, l'adversaire de
Dieu et l'adversaire du juste qui se repose en Dieu.

Le méchant dans son orgueil poursuit les malheureux,

Ils sont victimes des trames qu'il a conçues.

Car le méchant se glorifie de sa convoitise,

Et le ravisseur outrage, méprise l'Éternel.

Le méchant dit avec arrogance: Il ne punit pas!

Il n'y a point de Dieu.--Voilà toutes ses pensées (Ps 10:2-4).

Étant délivré du châtiment, le juste a part à toutes les
bénédictions de Dieu, tandis que le méchant reste sous le coup de la
malédiction et court à son malheur et à sa ruine.

Beaucoup de douleurs sont la part du méchant,

Mais celui qui se confie en l'Éternel est environné de sa grâce.

(Ps 32:10 1:3-6 6:9 107:4)

Sa ruine arrivera subitement; Il sera brisé tout d'un coup et sans
remède (Pr 6:15,1:24-33).

Il y a par conséquent un lien étroit entre la justice et la
bénédiction, entre la méchanceté et la malédiction. Dans bien des
cas, le sentiment du péché semblait indépendant des conséquences
fâcheuses qui constituent la sanction extérieure aux manquements
divins. Mais, dans d'autres cas, il n'en est pas ainsi, et la morale
israélite revêt alors un caractère essentiellement utilitaire. En
recherchant le pardon et la communion de son Dieu, le juste paraît
surtout préoccupé d'éviter la punition du péché et de s'assurer la
récompense inhérente au bien (Ps 6:2 10:12 102:28). Même,
d'après le livre des Proverbes, ce sont surtout les biens matériels
que Dieu réserve aux justes, et les châtiments extérieurs qui
atteignent l'impie sont la honte, la maladie, la pauvreté et surtout
la mort subite;voir (Pr 10:3 13:18) Rétribution.

Dans une telle conception de la morale, le péché s'identifie avec
la folie et la justice avec cela sagesse» (voir ces mots), et cette
sagesse est moins la connaissance de Dieu que celle des moyens qui
permettront d'arriver au bonheur. C'est en ce sens qu'il faut prendre
la parole: «La crainte de l'Éternel est le commencement de la
sagesse» (Pr 1:7 9:10). Cet utilitarisme intellectualiste, d'après
lequel la pratique de la justice et de la piété est la première règle
de l'intérêt bien entendu, aboutit aux préceptes de l'égoïsme
terriblement terre à terre, que nous trouvons dans certains passages
des Proverbes (Pr 11:15 6:32,35). On en arrive à méconnaître le
besoin de rédemption, éloquemment exprimé par plusieurs Psaumes: le
sage ordonne sa propre vie d'une manière aussi satisfaisante que
possible et il laisse le méchant courir à la ruine qu'attire sur lui
sa folie (Pr 1:20-33).

Nous voyons ainsi se dessiner une certaine évolution de la pensée
israélite qui l'éloigné du prophétisme et la met parfois en complète
opposition avec lui. Ce courant nouveau, le judaïsme, apparaît après
l'exil et la restauration d'Esdras et de Néhémie. Il trouve son
expression notamment dans le Code sacerdotal, dans les Chroniques,
dans les livres apocryphes et dans les Talmuds.

Le judaïsme accentue, par exemple, le double caractère
d'utilitarisme et d'intellectualisme que nous constatons dans la
morale des Proverbes et de l'Ecclésiaste, et qui est certainement en
désaccord avec la pensée prophétique. D'après le Siracide, il y a
deux catégories d'hommes nettement différenciés (Sir
33:14). Le pécheur doit être traité sans aucune
miséricorde (Sir 12:4). En effet, il ne peut venir aucun
bien de celui qui se refuse à être instruit. Même point de vue dans
la Sagesse de Salomon: il y a une incompatibilité absolue entre la
sagesse et le péché (Sir 1:4). L'ignorance et la folie ne
sont pas simplement les causes du péché: elles s'identifient
réellement avec lui. (Sir 2:21 4:17,20, etc.)

On accepte pourtant, pour le pécheur, la possibilité d'abandonner
son péché et de revenir au Seigneur et à la justice. Mais c'est à la
condition de cultiver la sagesse, de s'instruire par l'expérience de
la vie quotidienne, d'accepter une exacte et continuelle discipline
de la raison, considérée comme le guide suprême de la vie humaine
(Sir 14:20 34:9 37:16 39:1,11 Sag 2:1 6:12 17:1). La
justice est immortelle et conduit à l'immortalité ceux qui cultivent
la sagesse (Sag 1:15 2:23 3:4 6:18 8:13-17, etc.). Cette sagesse
c'est, du reste, la manifestation de l'Esprit de Dieu (Sag 1:4-7
7:7 9:17 12:1).

Il semble parfois que le péché est inhérent à la nature physique,
à la chair, le bâsâr (Sir 23:6, Sag 12:10, 4Mac 7:18,
Hén. 30:16). Mais «la chair», dans l'A.T, tout comme dans le N.T.
(voir plus loin la conception paulinienne de la sarx, source du
péché), n'est pas le corps, mais bien plutôt l'homme tout entier,
considéré avec sa faiblesse et sa misère dans sa relation avec le
Créateur (voir Alex. Westphal, Chair et esprit, Toulouse 1885).

L'homme n'a pas été créé méchant (Sir 10:19). Mais
tous les hommes sont coupables (Sir 8:5). La faute en est,
non au Créateur, mais à la créature. La corruption de l'humanité
vient de la chute d'Adam (Sir 15:14, Sag 2:24). Le premier
péché est comparé à une mauvaise graine, semée dans le coeur d'Adam;
les suites en sont appelées «beaucoup d'iniquité qu'elle a produit
jusqu'en ces temps-ci». (Pseudo-Esdras 4:30) L'Ecclésiastique
affirme, de son côté, avec une absolue précision: «Le commencement du
péché est venu d'une femme: nous mourons tous à cause
d'elle» (Sir 25:24).

La littérature talmudique admet un penchant au mal dans le coeur
de tout homme. C'est «l'instinct mauvais», le jézer hâra. Nous
nous rapprochons par là de la doctrine indiquée dans Ge 4:7 (le
péché guette devant la porte et veut se rendre l'homme favorable) et
dans Jer 17:9 (le coeur de l'homme est essentiellement tortueux
et méchant). Avec cet instinct du mal coexiste, il est vrai,
l'instinct du bien, le jézer hattôb, et c'est à l'âge du
discernement et de la responsabilité que se fera le choix décisif,
que l'homme sortira de l'état de neutralité où il demeure pendant son
enfance.

Le judaïsme s'écarte principalement de la pensée des
prophètes--qui sera celle de l'Évangile--lorsqu'il affirme que le
salut appartient au Juif par droit de naissance. Celui-ci est le fils
aîné de Dieu et est assuré, quoi qu'il arrive, de jouir de la
protection d'En-haut. Les autres hommes ne peuvent bénéficier du même
salut que dans la mesure où les Juifs leur serviront de médiateurs.
La pensée de Jésus, reprise et développée par l'apôtre Paul, est,
tout au contraire, que Juifs et païens partagent la même culpabilité
et sont, de ce fait, égaux devant le salut. Les uns comme les autres
arrivent à la réconciliation avec Dieu et à la vie éternelle par une
seule voie: non pas la justice de la loi, mais l'humble
reconnaissance de leur péché et une sincère repentance. C'est sur ces
fondements solides, déjà posés par les prophètes, que s'édifieront
l'alliance nouvelle et cette humanité régénérée qui s'appelle le
Royaume de Dieu.