PÉCHÉ (4.)
IV Les prophètes.
L'enseignement des prophètes (voir ce mot), à partir du VIII e
siècle, constitue une étape nouvelle, et extrêmement importante, dans
l'évolution de la pensée israélite au sujet du péché. Les prophètes
voudraient conduire leur peuple au salut et à la vie, qui sont
inséparables du service de l'Éternel. Ils s'efforcent donc de faire
connaître le Dieu de la justice et de la miséricorde et, pour
conduire la nation à la repentance et à la conversion, ils soulignent
l'écart considérable qui sépare la réalité de l'idéal, ils font
sentir à Israël la grandeur de ses manquements et de ses infidélités
et ils s'appliquent à éveiller et à approfondir en lui la conscience
de son état de navrante culpabilité.
Comme leurs devanciers, les prophètes montrent que les
obligations particulières au peuple de Dieu ont été contractées le
jour où l'Éternel a conclu avec lui son alliance et où, l'ayant mis à
part, il est devenu son bienfaiteur et son sauveur. «Je vous ai
choisis, vous seuls parmi toutes les familles de la terre», déclare
Amos (Am 3:2); et Osée: (Os 13:5) «Je t'ai connu dans le
désert, dans une terre aride.» Dans la parabole de la vigne,
Ésaïe (Esa 5:1,7) résume admirablement tout ce que Dieu a fait
pour la nation élue et les droits qu'il s'est acquis à sa
reconnaissance et à son amour.
Malheureusement, la conduite d'Israël ne répond pas à la légitime
attente de Jéhovah. Jérémie s'écrie: (Jer 2:7) «Je vous ai fait
venir dans un pays semblable à un verger..., mais vous êtes venus et
vous avez souillé mon pays.» Et, avec une véhémence puisée dans le
sentiment du mécontentement divin, les hommes de Dieu font un tableau
saisissant du mal qui règne à leur époque.
Péché religieux, en tout premier lieu...L'infidélité d'Israël
se manifeste d'abord en ce qu'il abandonne le vrai Dieu pour se
laisser entraîner, sous l'influence des nations païennes qui
l'entourent, à l'adoration des faux dieux, au culte des idoles, à
toutes les honteuses pratiques du paganisme (Am 2:4,Os 2:13,Esa
2:7 et suivant, Jer 2:27 32:34,Eze 6:13). Ingratitude (Jer
2:5), incrédulité (Esa 7:9), dureté de coeur (Esa 46:12),
confiance funeste dans le secours de l'homme: (Esa 22:8-11,Jer
2:18) telles sont les formes diverses que revêt le péché contre
Dieu, péché odieux en lui-même et indépendamment des conséquences
fâcheuses qui en découlent, péché dont les prophètes essayent de
faire sentir la laideur en dépeignant vigoureusement à la conscience
de leur peuple la toute-puissance, la sainte majesté, la justice
souveraine, la miséricorde infinie de l'Éternel. Toutefois, parce que
Jéhovah est par excellence l'Être juste et miséricordieux, tous les
actes contraires à son caractère ne peuvent manquer de l'offenser: le
péché, tout en étant essentiellement religieux, prend chez les
prophètes un caractère spécifiquement moral. Le mépris de la vie
humaine, de la pureté, de la propriété sont autant d'offenses au nom
de l'Éternel. Pour Osée, le péché, c'est l'éloignement du coeur
d'Israël; pour Ésaïe, l'insensibilité à la majesté sainte de
l'Éternel; pour tous les prophètes, une maladie d'ordre moral et la
corruption, sous tel ou tel de ses aspects, de la vie de la
communauté. Du reste, les prophètes ne manquent pas de mettre en
relief la triste influence exercée sur le peuple par les vices
inhérents au paganisme.
L'accent mis sur l'élément moral du péché conduit les prophètes à
montrer l'insuffisance du zèle cultuel. Déjà Samuel avait dit à Saül:
«L'Éternel trouve-t-il du plaisir dans les holocaustes et les
sacrifices, comme dans l'obéissance à la voix de l'Eternel? Voici,
l'obéissance vaut mieux que les sacrifices et l'observation de sa
parole vaut mieux que la graisse des béliers» (1Sa 15:22).
Osée (Os 6:6) s'exprime d'une manière semblable: «J'aime la piété
et non les sacrifices, et la connaissance de Dieu plus que les
holocaustes». (cf. Am 5:21,25,Esa 1:11-15,Jer 7:21-23,Mal 1:10)
Au retour de l'exil, il est vrai, nous verrons croître
l'importance des prescriptions légales et des rites cérémoniels, et
les prophètes seront amenés à relever les infractions aux lois
lévitiques comme des offenses à la sainteté divine (Eze 23:38
44:7,Mal 1:14). Mais c'est parce que, conformément à la grande
pensée de la révélation biblique, l'homme pieux doit prouver son
obéissance par l'attention qu'il porte aux préceptes particuliers de
la loi divine. Même quand ils s'attachent à l'observation des lois
cérémonielles, les prophètes réagissent contre la tendance au
légalisme, toujours plus marquée dans la religion juive et d'après
laquelle le rite aurait sa valeur en lui-même. Pour eux, le péché
n'est jamais la pure et simple violation des prescriptions légales,
mais il conserve avant tout son aspect moral qui se ramène à la
révolte contre la volonté du Dieu de sainteté et d'amour.
Religieux d'abord, moral ensuite, le péché revêt chez les
prophètes un troisième aspect, qui est son caractère social. Nous
avons déjà vu comment, dans l'enseignement biblique, le péché contre
Dieu devenait fatalement le péché contre le prochain. C'est ce que
nous constatons encore chez les prophètes qui observent dans leur
peuple le péché social, sous ses formes les plus diverses: oppression
des faibles, dépouillement des pauvres, corruption des juges dont les
sentences sont achetées à prix d'argent, accaparement des terres,
cupidité, indiscipline des moeurs, luxure, adultères, ivrognerie,
vols, assassinats, dureté de coeur, injustice, fausseté, orgueil.
Tels sont les différents modes de la corruption générale; les
prophètes les relèvent avec une vigueur et une clairvoyance qui font
d'eux les précurseurs inspirés des grands mouvements sociaux des
temps modernes, et qui leur permettent en même temps d'enrichir
singulièrement la notion biblique du péché (Am 2:6-8 3:10 4:1
5:3,7,Os 4:1 12:8,Esa 1:17 5:8-25,Mic 2:2).
Quel que soit son aspect--religieux, moral ou social--le péché
conserve une nature identique: il est une offense permanente à la
majesté, à la sainteté et à la miséricorde de Dieu, dont il sépare
l'homme (Esa 59:2).
L'expérience des prophètes les conduit à reconnaître
l'universalité absolue de ce péché. Tous sont infectés «depuis le
plus petit jusqu'au plus grand,...depuis le prophète jusqu'au
sacrificateur». «Regardez, informez-vous, cherchez dans les places,
s'il s'y trouve un homme, s'il y en a un qui pratique la justice, qui
s'attache à la vérité» (Jer 8:6-10 5:1). «Il n'y a personne qui
invoque ton nom, qui se réveille pour s'attacher à toi» (Esa
64:7). Et, au moment où il va recevoir sa vocation sainte, l'homme
de Dieu lui-même ne peut s'exclure de cette souillure universelle; il
s'écrie avec douleur: «Malheur à moi! je suis perdu, car je suis un
homme dont les lèvres sont impures, j'habite au milieu d'un peuple
dont les lèvres sont impures...» (Esa 6:5).
S'étendant à l'ensemble de la nation, le péché remonte aux
générations antérieures, et si le prophète mentionne le péché
originel, ce n'est pas pour y trouver une explication de la
corruption de ses contemporains, mais pour montrer que, toujours, le
peuple a été opposé à la direction de Dieu (Esa 43:27 et
suivant).
Le mal ne se cantonne pas en Israël: il existe dans tous les pays
du monde. Amos montre son action chez les Syriens, les Philistins, les Tyriens, les
Edomites, les Ammonites, les Moabites (ch. 1); Ezéchiel chez les
Ammonites, les Moabites, les Edomites, les Philistins, les
Phéniciens, les Egyptiens (ch. 25-32). Le livre de Jonas explique que
la juste domination de l'Éternel s'étend aussi sur les nations qui ne
participent pas à l'alliance d'Abraham. Et, du moment que les
prophètes arrivaient à la claire notion du monothéisme, ils devaient
tout naturellement comprendre que tous les peuples, et non pas
seulement le leur, offensaient, en péchant, la sainteté de l'Éternel.
Si le péché s'étend à toute la terre et embrasse tous les hommes
indistinctement, c'est qu'il sort du plus profond de l'être intérieur
et qu'il empoisonne, ensuite, la vie tout entière. Les prophètes
affirment l'existence de cette source cachée du mal et ils la
trouvent dans le coeur humain. «Ce peuple a un coeur indocile et
rebelle; ils se révoltent et s'en vont. Ils ne disent pas dans leur
coeur: Craignons l'Eternel notre Dieu...Ils ont suivi les conseils,
les penchants de leur mauvais coeur» (Jer 5:23 7:24,13:10
18:12). Et ce qui caractérise principalement le coeur mauvais, c'est
d'être porté à la dissimulation, qui est la conséquence naturelle du
péché. «Le coeur est tortueux, par-dessus tout, et il est méchant;
qui peut le connaître?» (Jer 17:9). Cette disposition mauvaise
se ramène aussi à l'égoïsme, «chacun suivant sa propre voie» (Esa
53:6). De là résultent parfois, dans la prédication des prophètes,
un pessimisme et un découragement profonds au sujet de l'homme et de
sa destinée. «Je le sais, ô Eternel, la voie de l'homme n'est pas en
son pouvoir; ce n'est pas à l'homme, quand il marche, à diriger ses
pas.» «Un Éthiopien peut-il changer sa peau, et un léopard ses
taches? De même pourriez-vous faire le bien, vous qui êtes accoutumés
à faire le mal?» (Jer 10:23 13:23,2:25). «Tu es endurci et ton
cou est une barre de fer...Je savais que tu es infidèle et que, dès
ta naissance, tu fus appelé rebelle.» «Nous étions tous errants comme
des brebis» (Esa 48:4-8 53:6).
Comme les autres écrivains bibliques, les prophètes voient dans
la culpabilité un fait collectif. C'est avec son peuple dans son
ensemble que Dieu a conclu son alliance, c'est le peuple dans son
ensemble, et non pas l'individu, qui s'oppose à cette alliance et
qui, par conséquent, s'adonne au péché; il n'y a pas, à proprement
parler, de violation individuelle de la loi ou, du moins, toute
faute, même personnelle, comporte une responsabilité nationale.
Avant, comme après l'exil, les prophètes conservent cette notion
collective du péché. «Le boeuf connaît son possesseur et l'âne la
crèche de son maître. Israël ne connaît rien; mon peuple n'a point
d'intelligence. Malheur à la nation pécheresse, au peuple chargé
d'iniquités!» (Esa 1:3 et suivant). «La jeune fille
oublie-t-elle ses ornements, la fiancée sa ceinture? Et mon peuple
m'a oublié depuis des jours sans nombre...Même la cigogne connaît
dans les cieux sa saison; la tourterelle, l'hirondelle et la grue
observent le temps de leur arrivée; mais mon peuple ne connaît pas la
loi de l'Éternel» (Jer 2:32 8:7).
Ce péché collectif, cette corruption générale se manifestent avec
éclat dans l'infidélité de ceux qui devraient donner au peuple sa
direction religieuse et morale: les prêtres et les prophètes. La
nation est vraiment perdue et les prétendus envoyés de Dieu sont en
réalité «des ennemis dans sa maison»; ils s'adonnent, comme leurs
concitoyens, au culte des idoles; l'appât du gain est leur grande
préoccupation; leur impiété, leur fausseté et leur immoralité
froissent perpétuellement la sainteté de l'Éternel (Os 4:9
9:8,Mic 3:5,11,Jer 2:8-26,Eze 22:25-28,Mal 1:6,8).
Puisque c'est la collectivité qui se révolte contre son Dieu,
c'est aussi sur elle que s'abattra le châtiment, conséquence de cette
déchéance universelle. La nation sera abandonnée de Dieu, qui «lui
cachera sa face»; elle sera vouée à la destruction. «Le Seigneur dit:
Je dirigerai contre eux mes regards, pour leur faire du mal et non du
bien.» L'envahissement, la captivité, la ruine d'Israël seront
considérés comme l'accomplissement historique de ces menaces
prophétiques (Am 2:13,16 3:11 6:7-9 9:4,Os 13:7,Mic 3:4).
Ainsi, pour les prophètes, la culpabilité et la punition ont un
caractère collectif. L'individu ne se sépare pas de la race, quand il
commet et quand il expie le péché. Et une telle conviction exprime
cette même notion de la solidarité humaine, que suppose et confirme
la doctrine évangélique de la rédemption et de l'expiation (voir ces
mots).
Pourtant, à côté de cette conception, et coexistant avec elle,
une notion nouvelle de la responsabilité va surgir chez Jérémie et
ses successeurs. L'exil devait entraîner la faillite de
l'organisation nationale: il était naturel que l'individu fût mis au
premier plan et que l'on parvînt à une conscience plus précise de sa
valeur. Une réaction va donc se produire contre la notion uniquement
collective du péché: l'on admet qu'il a sa source dans l'individu et
l'on se préoccupe d'arriver à une plus juste attribution de la peine.
«On ne dira plus: Les pères ont mangé des raisins verts et les dents
des enfants en ont été agacées. Mais chacun mourra pour sa propre
iniquité: tout homme qui mangera des raisins verts, ses dents en
seront agacées» (Jer 31:29 et suivant). <(Moi, l'Éternel,
j'éprouve le coeur, je sonde les reins, pour rendre à chacun selon
ses voies, selon le fruit de ses oeuvres» (Jer 17:10,32:19,La
5:7). «L'âme qui pèche, c'est celle qui mourra. Le fils ne portera
pas l'iniquité de son père et le père ne portera pas l'iniquité de
son fils. La justice du juste sera sur lui et la méchanceté du
méchant sera sur lui» (Eze 18:20, voir verset 2,19 Eze
14:13-23 33:12-20).
Tout ce qui précède montre, d'une manière très claire, que la
mission des prophètes a été de réveiller d'abord la conscience de
leur peuple. Pour y arriver, ils ont été conduits à faire une analyse
du péché plus approfondie que celle que nous pourrions trouver
ailleurs. Et si leur connaissance du péché est aussi précise et aussi
complète, c'est parce qu'ils ont une haute idée de la justice et de
la sainteté divines.
Mais le Dieu dont ils s'efforcent d'exprimer la pensée et la
volonté n'est pas seulement le Saint, qui ne peut souffrir le mal;
c'est encore et surtout l'Être miséricordieux qui désire le salut de
ses enfants rebelles et qui n'attend qu'une chose--leur repentance et
leur conversion--pour leur accorder le pardon et le relèvement. De
là, après les menaces les plus sévères, les plus réconfortantes
promesses. «En ce temps-là, je relèverai de sa chute la maison de
David...» (Am 9:11). «L'Éternel a déchiré, mais il nous
guérira...» (Os 6:1-3). «Il ne garde pas sa colère à
toujours...Il mettra sous ses pieds nos iniquités...» (Mic
7:18-20). «Si vos péchés sont comme le cramoisi, ils deviendront
blancs comme la neige...» (Esa 1:18). Ainsi, Dieu manifestera sa
fidélité à son peuple et il réalisera par là pleinement ses antiques
promesses.
Les prophètes ont été conduits à voir dans le coeur humain la
source cachée du mal. C'est ce coeur mauvais que Dieu changera par un
véritable miracle de sa puissance. «Je leur donnerai un même coeur et
une même voie, afin qu'ils me craignent toujours...Je mettrai ma
crainte dans leur coeur» (Jer 32:39 31:33 24:6). Et
la parole prophétique qui exprime à la fois l'horreur de Dieu pour le
péché et son désir de voir se lever enfin une humanité nouvelle, se
trouve sous la plume d'Ézéchiel: «Je suis vivant, dit l'Éternel: ce
que je désire, ce n'est pas que le méchant meure, c'est qu'il change
de conduite et qu'il vive» (Eze 33:11,18:21-24,29-32).