PAUL (l'apôtre) 8.

VII Le penseur.

Aux questions que la vie chrétienne et l'activité apostolique
posaient devant lui, Paul n'apportait pas, en effet, des solutions
empiriques ou fragmentaires; son génie spéculatif élaborait
progressivement un système dont il nous appartient maintenant de
fixer les lignes essentielles. Cette pensée, qui s'est ainsi
cristallisée peu à peu au contact des réalités concrètes, cette
doctrine sous laquelle on sent toujours le frémissement de la vie, il
est superflu de se demander si elle a subi ou non une évolution. Elle
ne pouvait évidemment se figer dans une immobilité rigide ni se
soumettre au seul déroulement d'une nécessité dialectique; mais si
l'on entend par évolution d'une pensée son passage par une série
d'états successifs, dont chacun, considéré à son heure comme
définitif, est ensuite écarté au profit d'une conception nouvelle,
pareille définition ne saurait s'appliquer à la pensée paulinienne.
Celle-ci semble marquer un développement plutôt qu'une évolution.
D'une épître à l'autre, elle s'enrichit, elle se précise, elle se
rectifie aussi sans doute, mais dans la mesure seulement où la vie
spirituelle dont elle est l'expression se modifie aussi dans ses
profondeurs. Ce n'est pas un processus purement logique qui entraîne
la pensée, c'est un parallélisme constant qui se manifeste entre une
vie spirituelle toujours en travail et une pensée qui en est comme le
décalque intellectuel.

Il est naturel, par exemple, que la christologie s'enrichisse et
se complète à mesure que se multiplient les problèmes auxquels le
Christ doit apporter une solution: comme le Christ est le centre
actif de la vie spirituelle, la christologie devient le centre vivant
de la pensée. Aux affirmations spontanées du début succédera donc une
systématisation d'autant plus rapide que ce n'est pas seulement par
son mouvement naturel que la pensée se développe et s'enrichit. Du
dehors surgissent des problèmes nouveaux; le christianisme entre en
contact avec des systèmes mythiques ou philosophiques qui prétendent
glorifier la personne du Christ en lui assignant une place dans leurs
cadres; ne faudra-t-il pas montrer que les expériences fondamentales
de la vie chrétienne sont totalement étrangères, voire
contradictoires à la naissance et au développement de ces courants de
pensée? Ainsi l'apôtre devra étendre sans cesse le champ de sa pensée
pour répondre à de nouvelles questions, satisfaire à de nouveaux
besoins. Mais c'est là un développement, c'est-à-dire une explication
d'idées encore enveloppées; et l'on ne saurait dire que des éléments
radicalement nouveaux aient été introduits dans la pensée
paulinienne, au cours de ce qu'il faut appeler son affirmation
progressive plutôt que son évolution.

Aug. Sabatier (L'apôtre Paul, esquisse d'une histoire de sa
pensée) a beaucoup insisté sur l'évolution de la pensée paulinienne
et en a même marqué les principales étapes. Il a eu grandement raison
de s'élever contre la conception traditionnelle qui représentait la
pensée de l'apôtre comme un bloc immuable, et la conception que nous
exposons ici relève de la même tendance. Nous pensons cependant avoir
suivi la voie ouverte par ce maître éminent, avec une plus grande
fidélité au principe essentiel (et fortement accentué par lui de la
première édition [1870] à la seconde [1881]) de la dépendance
constante de la pensée à l'égard de la vie, dans le système de saint
Paul.

1.

LA PERSONNE DE JESUS forme la clé de voûte de la pensée paulinienne.
Celle-ci est essentiellement une glorification systématique de la
personne et de l'action du Christ dans le triple domaine de la vie
individuelle, de l'histoire et de la conception générale du monde.

Il est donc permis de se demander si notre exposé ne devrait
pas--comme celui de Sabatier--avoir pour conclusion et en quelque
sorte pour point culminant la doctrine du Christ. Cependant il a paru
plus expédient de débuter par une esquisse des conceptions
christologiques de l'apôtre et de dire comment il envisage la
personne de Jésus, avant de voir le rôle qu'il lui assigne dans
l'histoire de notre âme et dans l'histoire du monde. Ces données
volontairement sommaires orienteront un exposé qui viendra à son tour
en préciser les lignes.

C'est en qualité de Messie que Jésus entre dans la vie et dans la
pensée de l'apôtre; de Messie d'abord repoussé et méconnu, ensuite
adoré dans l'humiliation et le repentir; et par là il prend d'emblée
le visage d'un être à la fois humain et surhumain. Non que Paul ait
transposé purement et simplement les qualifications traditionnelles
du Messie sur la personne de Jésus; mais il ne pouvait cependant
concevoir celle-ci autrement que dans le cadre général de la
tradition messianique, et par conséquent comme à la fois humaine et
divine. C'est cette double nature qui s'affirme dans la salutation de
l'épître aux Romains: «Issu selon la chair de la race de David, et,
selon l'Esprit de sainteté, établi Fils de Dieu avec puissance du
fait de sa résurrection» (Ro 1:3 et suivant).

Il peut sembler au premier abord que cette formule s'apparente à
la christologie rudimentaire du discours de Pierre: «Cet homme
divinement accrédité par des miracles..., Dieu l'a fait Christ et
Seigneur» (Ac 2:22,36). Mais il y a ici une conception
infiniment plus profonde. Jésus est né, selon la chair, de la race de
David, il est donc homme, avec une «chair de péché» semblable à la
nôtre; mais cette existence humaine n'est qu'une sorte d'épisode
accepté comme un abaissement entre deux existences célestes du Fils
de Dieu. La résurrection n'a introduit le Christ dans la gloire que
parce qu'il en était issu, parce qu'il l'avait quittée par amour pour
les hommes. Ainsi!a divinité du Christ est plus essentielle et plus
évidente que son humanité, encore que la pensée de Paul soit assez
flottante sur l'un et l'autre point et qu'elle varie d'une épître à
l'autre.

Une chose du moins est certaine, c'est que tout l'intérêt que
nous portons à la vie terrestre du Christ, à son amour, à sa piété, à
son caractère en un mot, est complètement étranger à Paul. La vie de
Jésus est réduite à une sorte de schématisme; il suffit de savoir que
le Fils de Dieu a vécu parmi les hommes une vie sainte, qu'il est
mort et qu'il est ressuscité; encore cette sainteté humaine de Jésus,
première assise de la christologie paulinienne, est-elle plutôt une
donnée a priori, un postulat, qu'une constatation
historique (2Co 5:21).

Toutefois l'humanité du Christ n'est nullement une apparence, et
il n'y a pas trace de docétisme chez l'apôtre; sa conception du salut
serait sapée dans sa base si le Christ n'était pas réellement homme;
mais, entre les deux termes de la vie terrestre de Jésus,
l'abaissement par lequel, abandonnant sa <(forme de Dieu», «il s'est
fait esclave prenant figure d'homme», et l'humiliation suprême par
laquelle il a été «fait péché» (traité comme un pécheur) sur la
croix, (cf. Php 2:6-8,Ro 8:3) le cadre de la vie humaine de
Jésus demeure vide. Paul connaît assurément des paroles et des actes
de Jésus, mais ce n'est pas à cela qu'il attache sa foi; l'humanité
de Jésus demeure abstraite et comme impersonnelle.

Le Christ possède une nature selon la chair, qui le rattache à la
race de David; mais une seconde nature le rattache à l'Esprit de
sainteté, et lorsqu'il se sera livré à la mort et que Dieu l'aura
ressuscité, cette nature supérieure, libérée de la chair, s'affirmera
avec puissance comme celle du Fils de Dieu, comme la véritable, la
définitive personnalité du Seigneur. Sur les ruines du premier homme,
qui était de la terre, s'affirme le deuxième homme qui est du ciel;
homme spirituel, non parce qu'il doit son existence à l'Esprit, mais
parce qu'il est l'Esprit (2Co 3:17).

Si donc le Seigneur est l'Esprit, il ne saurait être une
personnalité historique, limitée dans le temps; il préexiste à la
création, ou plus exactement il en est le premier-né, en qui toutes
choses ont été créées (Col 1:15,17), toutes choses viennent «de
Dieu par lui» (1Co 8:6). Sa forme est la forme même de
Dieu (Php 2:6). A ce titre, il ne préexiste pas seulement, dans
la pensée divine, d'une existence idéale, mais dans la réalité
éternelle, comme Esprit, et son activité anté-historique est
l'activité même de l'Esprit divin. La filialité divine de Jésus est
donc autre chose qu'un attribut de Messie; elle a pour principe
l'Esprit divin qui, commun au Père et au Fils, forme entre eux un
lien substantiel. Le Christ est «le propre Fils» de Dieu (Ro
8:32), et, s'il habite dans nos coeurs, il fera de nous des fils de
Dieu, non par nature mais par adoption, en vertu de la grâce de Dieu
et non en vertu d'un droit naturel. Le chrétien est élevé par la
grâce jusqu'à l'esprit de filialité, tandis que le Christ est
descendu par amour jusqu'à l'humanité.

Sur les problèmes que posent les relations entre la divinité et
l'humanité du Sauveur, Paul ne se livre d'ailleurs à aucune des
spéculations que connaîtront ses successeurs. Ni la kénose (voir ce
mot) ni la théologie des deux natures ne peuvent s'autoriser de
textes formels; les problèmes ontologiques ne sont pas encore posés,
et ce qui est en question ce n'est pas la nature du Sauveur mais son
rôle dans la réalisation des intentions divines à notre égard. On
commettrait un double anachronisme à vouloir attribuer à Paul la
préoccupation soit de la documentation historique, soit de la
définition dogmatique; son propos est infiniment plus pratique: il
veut déterminer, devant chaque acte du drame évangélique, la
signification ou la valeur des faits pour notre salut. De même qu'il
ignore ou veut taire délibérément les récits de la naissance, il
s'abstient de spéculer sur l'incarnation; de même qu'il ne raconte
pas le crucifiement--encore qu'il écrive aux Galates (Ga 3:1)
qu'il a été par lui comme peint devant leurs yeux--, il n'essaie pas
de déterminer par quels ressorts de la pensée divine le sacrifice du
Christ assure notre salut. Il lui suffit de savoir que le chrétien
meurt et ressuscite avec le Sauveur mort et ressuscité.

Le chapitre sur la résurrection (1Co 15) révèle les mêmes
tendances pratiques. Sans doute ici la preuve historique apparaît au
premier plan; le ressuscité a été vu. Cependant l'apôtre ne confirme
ni n'infirme les récits des évangiles relatifs aux événements du
matin de Pâques; s'il rapporte une tradition qui parle de
résurrection «le troisième jour», les apparitions aux femmes et le
tombeau vide lui-même sont totalement passés sous silence dans son
énumération des preuves de la résurrection. Paul relate seulement les
apparitions jusqu'à celle dont il eut le privilège. Ce témoignage des
faits n'est du reste pas invoqué pour lui-même, mais en faveur de la
foi en la résurrection des fidèles. De même la spéculation sur la
résurrection du Christ ou sur celle des chrétiens--d'ailleurs
radicalement identifiées l'une à l'autre--est réduite au strict
minimum: Paul affirme, sous une forme symbolique d'ailleurs
admirable, le caractère spirituel de la résurrection: «La chair et le
sang n'hériteront pas le Royaume de Dieu» (1Co 15:50); la
naissance de l'être incorruptible sera le triomphe de l'Esprit, le
triomphe de Dieu. Mais sur la nature et la destinée du Christ
glorifié, l'apôtre est aussi réservé qu'il est affirmatif sur la
valeur rédemptrice de sa mort et de sa résurrection. C'est pourquoi
les théologiens de l'école désigneront plutôt sa pensée comme une
sotériologie que comme une christologie, et c'est en exposant le rôle
du Christ dans le plan du salut que nous verrons se dessiner le
reflet de son visage dans le coeur vaincu de saint Paul.

2.

LE SALUT INDIVIDUEL: Iêsous Sôtèr. Jésus est apparu d'abord à
Paul comme son Sauveur personnel, celui qui l'a arraché et qui peut
aussi arracher tout homme à l'empire des puissances inférieures
auxquelles Dieu a livré le gouvernement du monde présent. Ces
puissances--la chair, le péché, la loi, la mort--doivent être
considérées non comme des abstractions mais comme des réalités et
presque comme des personnes, et le salut n'est pas simple délivrance
à l'égard du péché, mais à l'égard de toutes les puissances
inférieures étroitement liées les unes aux autres. Ces puissances
réduisent l'homme en un esclavage absolu; il est donc voué à la
condamnation; juif ou païen, avec loi ou sans loi, il est perdu,
livré à la colère de Dieu (Ro 1:18-2:24). Ni obéissance ni
efforts ne le libéreront de sa servitude à l'égard des «princes de ce
monde»; il faut qu'il soit introduit dans une autre vie, différente
en son principe même; il lui faut un Sauveur, qui sera le Fils de
Dieu, mort et ressuscité pour lui.

Pour accomplir cette oeuvre de salut, le Christ «a pris une forme
de serviteur, étant devenu semblable aux hommes, et il s'est humilié,
ayant présenté l'aspect d'un homme» (Php 2:7). Il a revêtu «une
chair de péché», il a donc participé à toute la misère et la
servitude humaine; il s'est livré, sans en contracter la souillure, à
la domination des puissances inférieures qui l'ont conduit à la
croix. Elles ne l'auraient certes pas fait, si elles avaient su que
par là elles allaient assurer sa victoire (1Co 2:6,8); car par
la mort le Christ est sorti de leur sphère, il a échappé à la chair,
au péché, à la loi, à la mort elle-même; «une fois pour toutes il est
mort au péché», en sorte que «la mort est sans pouvoir sur
lui» (Ro 6:9 et suivant), et par la résurrection il est entré
dans une vie nouvelle, incorruptible.

Le Christ n'est ainsi entré dans l'humanité que pour être son
représentant, pour s'identifier avec elle. Ce qui est arrivé pour lui
est arrivé pour tous; ce n'est pas dans le sens du dogme
ecclésiastique (expiation ou substitution), mais dans un sens direct
que doit s'entendre la parole: «Si un est mort pour tous, alors tous
sont morts» (2Co 5:14). Tout est ici beaucoup plus simple que
dans la dogmatique classique: la pensée de Paul semble imprécise
parce que nous voulons absolument l'enfermer dans une conception
définie telle que rédemption, expiation, substitution; mais s'il y a
ici substitution, c'est aussi bien dans la vie que dans la mort, car
la résurrection du Christ comme sa mort est celle de l'humanité tout
entière; elle n'est à vrai dire que l'envers de la mort, le retour
dans la gloire, et comme tous meurent en Christ, tous aussi
ressuscitent en lui.

Ainsi exposée comme une sorte de drame cosmologique, l'oeuvre du
salut paraît lointaine, impersonnelle et tout extérieure; cependant
Paul en parle avec des paroles brûlantes de gratitude et de foi.
C'est que ce salut offert, acquis à l'humanité ne prend une réalité
pour l'individu que dans la foi par laquelle il est accepté, vécu. Il
n'est pas vin apport extérieur, une sorte d'acquittement prononcé en
faveur du coupable, et ce serait trahir cruellement la pensée de Paul
que d'en faire une théorie juridique de l'expiation ou de la
substitution, en vertu de laquelle le chrétien, bien que pécheur,
serait considéré par Dieu comme innocent, en raison de son
assimilation spirituelle à la personne du Christ crucifié. Le
chrétien est réellement affranchi du péché; l'Esprit de filialité
crée en lui un coeur nouveau, une vie nouvelle, une justice qui n'est
pas la sienne mais celle de Dieu (la dikaïosunè Théou),
c'est-à-dire celle que Dieu crée spontanément en lui. Le salut est
ainsi une réalité substantielle qui engendre en chacun un fils de
Dieu, un être nouveau. La mort du Sauveur n'est cependant pas un
symbole de la «mort au péché», ni sa résurrection un symbole de la
vie nouvelle; la pensée de Paul garde un réalisme évident; mais c'est
un réalisme mystique. Il est assez difficile à des esprits modernes
de retrouver l'exacte tonalité de cette attitude à la fois réaliste,
mystique et morale; mais si à la lumière de ce que nous venons
d'écrire on relit Ro 6:4-14, on sera frappé de la richesse et de
la précision d'une pensée que l'on ne peut qu'affaiblir en essayant
de l'exposer ou de l'expliquer.

Le salut, pour Paul, est une réalité déjà acquise, accomplie;
mais il ne se réalisera pleinement que lorsque nous aurons quitté,
nous aussi, le monde du péché et de la mort. Pour le moment, «nous
sommes sauvés en espérance»; nous avons reçu «des arrhes» (voir ce
mot), mais la plénitude de la réalité ne nous sera donnée que plus
tard, à l'avènement du Christ. Jusqu'à ce jour, la vie du chrétien
est une sorte de résidu qu'il s'efforce de vivre par la foi, car sa
vie véritable c'est Christ, c'est la vie cachée en Dieu avec son
Sauveur (Ga 2:20,Col 3:3). Ainsi s'explique que le salut soit
présenté tantôt comme une réalité présente, tantôt comme une
espérance, et que les chrétiens soient donnés tantôt comme étant
«fils de Dieu», tantôt comme vivant dans «l'attente de la filialité
divine».

La synthèse de cette possession et de cette espérance se trouve
dans la notion paulinienne de l'Esprit. Le chrétien possède l'Esprit,
il vit par l'Esprit et cette vie est à la fois un espoir et une
réalité; elle lutte en nous contre la mort, comme l'Esprit de
sainteté lutte contre le péché; mais elle a déjà les assurances de la
victoire définitive, car en Christ le fidèle est mort au péché et il
vit pour la justice.

On voit que la foi par laquelle le croyant s'approprie le salut
doit être entendue dans un sens essentiellement mystique; elle n'est
pas seulement conviction de la réalité du drame rédempteur, mais
identification avec Christ, mort avec lui et réalisation avec lui
d'une vie nouvelle ou plutôt renouvelée, puisée à des sources plus
hautes et dominée par des forces surnaturelles. Christ est devenu ce
que nous sommes, afin que nous devenions ce qu'il est; cette formule
marque à la fois le caractère surnaturel d'un salut qui nous est
offert comme une grâce, sans conditions d'aucune sorte, et le
caractère personnel d'une foi qui seule nous met en possession du don
de Dieu en Jésus-Christ, de la vie éternelle.

Cette conception du christianisme considéré comme la révélation
d'un plan divin pour le salut du monde par la mort et la résurrection
d'un être céleste, afin que «tous ceux qui meurent avec lui aient
aussi la vie avec lui», ne fait-elle pas de l'Evangile paulinien une
«sagesse» plus ou moins ésotérique et, pour parler clair, une
religion de mystère? Le chrétien n'est-il pas un myste à peine
différent de ceux qui demandent leur salut à Mithra ou à quelque
autre de ces divinités orientales dont le succès a semblé mettre en
question, à certains moments, la fortune même du christianisme?--On
n'a pas manqué de le dire (cf. Loisy, Les Mystères païens et le
Mystère chrétien,
Paris 1919), et cela paraît d'autant plus naturel
que les mots de mystère et de sagesse se trouvent sous la plume même
de l'apôtre (cf. 1Co 1 et 2, passim)

Paul, nous dit-on, a rompu radicalement avec le judaïsme comme
avec le Jésus palestinien, c'est-à-dire avec le Jésus qui a existé.
Il est entré dans le christianisme comme dans une religion de
mystère, par une vocation gratuite de son Dieu, et l'objet de sa foi
est une «sagesse» dont il revendique jalousement le caractère
surnaturel. Cette vocation et cette foi sont d'ailleurs sans lien
aucun avec toute religion historique; le mystère chrétien s'établit
comme les autres sur un universalisme radical; l'immortalité
bienheureuse qu'il assure n'est subordonnée à aucune autre condition
que celle de l'initiation dont le rite ici est le baptême par lequel
le fidèle meurt avec son Sauveur afin de renaître avec lui. La Cène
est le repas des initiés, où par la manducation du Dieu
lui-même--«ceci est mon corps»--les mystes s'assurent la
participation à l'esprit du dieu et à l'immortalité.

La spéculation christologique de Paul n'a ni plus ni moins de
contact avec la réalité historique ou avec la logique que les autres
mythes de salut apparus à son époque et qui ne sont d'ailleurs, comme
le mythe chrétien, que l'explication arbitraire de rites antérieurs.
Sur la base de la donnée, commune à tous les mystères, du dieu mort
et ressuscité, Paul a construit une religion ésotérique, une
«sagesse» qui n'est révélée qu'aux «parfaits», c'est-à-dire aux
initiés du second degré. Cette sagesse de Dieu, enseignée comme la
révélation d'un mystère (1Co 2:7), Paul l'oppose aux mystères
païens, non comme une conception religieuse radicalement différente,
mais comme un mystère supérieur, divin, alors que les autres sont
démoniaques. Ainsi les Pères des siècles suivants reconnaîtront si
bien l'analogie de la gnose chrétienne avec les religions de
mystères, qu'ils considéreront celles-ci comme des contrefaçons
sataniques du christianisme.

Il n'y a, en effet, des mystères païens au mystère chrétien, que
deux différences accessoires: un certain contact avec la personne
historique de Jésus, et une préoccupation morale plus profonde; et
une différence essentielle: son exclusivisme. Tandis que les dieux de
mystères reconnaissent l'existence des autres divinités, le Dieu de
Paul revendique pour son Fils le privilège exclusif d'assurer le
salut de l'humanité; il est aussi jaloux que le Dieu d'Israël, et
c'est ce qui assurera son triomphe.

Cette interprétation du paulinisme paraîtra séduisante aux
esprits systématiques, plus familiers avec son aspect formel qu'avec
son esprit, plus impressionnés par sa teneur doctrinale que par son
inspiration religieuse; elle offre du système une perspective d'un
schématisme commode, mais d'une excessive simplicité et qui ne permet
pas de dégager son originalité décisive.

Il semble d'abord qu'il y ait abus à rapporter aux religions de
mystères l'universalisme paulinien ou l'idée de la vocation gratuite.
L'universalisme est dans la ligne de l'Évangile de Jésus-Christ, et
on le trouve dans la pensée johannique sous des formes tout aussi
radicales; quant à la vocation gratuite, la conviction de Paul est
trop solidement fondée sur les expériences du chemin de Damas pour
qu'il soit nécessaire de lui chercher une autre origine. Peu importe
que Paul considère comme élus tous les appelés, alors que pour Jésus
il y avait beaucoup d'appelés et peu d'élus; cette opposition
n'atteint pas le fond des choses, et l'idée de la vocation n'est pas
le monopole des religions de mystères.

La seule analogie légitimement invoquée, et qui serait décisive
si elle était aussi totale qu'on veut bien le dire, est la conception
du salut par la communion à la mort et à la résurrection d'un être
divin. Mais à y regarder de près, la pensée de Paul est moins simple
qu'il ne semble. Le Christ de Paul est assurément un être divin; mais
il est en même temps solidement incorporé à l'humanité historique par
la personnalité de Jésus, et l'idée classique du Messie explique ce
double caractère. La conception du second Adam, essentielle à la
pensée paulinienne (voir plus loin), ne s'explique pas par la
théologie des mystères, que contredit son affirmation de la priorité
de l'Adam terrestre, en sorte qu'entre le dieu qui meurt et le second
Adam l'analogie est plus verbale que réelle.

L'idée de mort expiatoire, rédemptrice, propitiatoire ou
substitutive--car ces notions diverses se retrouvent chez Paul sans
être exactement distinguées--relève bien plus des conceptions
traditionnelles du judaïsme que de celles des mystères. Ici le dieu
qui meurt est un dieu naturiste, sa mort et sa résurrection sont les
expressions mythiques de faits naturels (par exemple, dans le mythe
d'Attis, la mort et le renouveau du monde végétal), et le myste
participe à cette mort afin de participer également à cette vie
retrouvée; mais Attis ne meurt pour personne, ni surtout pour les
péchés de personne, sa mort n'est pas un acte libre, elle est un
phénomène naturel auquel on associe rituellement un fait mystique,
lequel cependant ne nous fait pas sortir de l'ordre naturel.

Rien de semblable dans le «mythe» de Paul. Christ est mort pour
nous (2Co 5:15,Ro 5:8), pour nos offenses (Ro 4:25), pour
nos péchés (Ga 1:4,1Co 15:3,Ro 6:10); sa mort est une
rançon (1Th 2:6), une offrande (Eph 5:2), une
réconciliation (Ro 5:10,Col 1:22). Tous ces termes nous
rapprochent beaucoup plus du rituel israélite avec ses diverses
catégories de sacrifices, que de la mort à laquelle le myste doit
participer. Et lorsque Paul réclame lui-même cette participation,
elle ressemble beaucoup plus à une communion morale qu'à une
identification rituelle et magique. Le myste vit en son dieu; Christ
au contraire vit dans le fidèle; il est devenu le principe de sa vie
et le maître de sa discipline intérieure. Sans doute on nous avertit
de ne pas être dupe des mots et de ne pas commettre l'anachronisme de
prendre ces termes au sens psychologique ou éthique, comme s'ils
étaient employés par un penseur moderne. Mais n'est-on pas dupe des
mots bien plus gravement en assimilant un processus de renouvellement
intérieur de l'ordre spécifiquement moral--même conçu avec un entier
réalisme--à des cultes qui «n'étaient pas exclusifs de tou te idée
morale, mais que leur caractère originairement naturiste ne
permettait pas de moraliser à fond»? (Loisy, ouvr. cit., p.
248, n. 1).

Il semble ainsi que lorsqu'on examine de près les textes, on soit
amené à reprendre peu à peu aux religions de mystères presque tout ce
qu'on leur avait accordé; et Loisy donne lui-même l'exemple de ce
repliement progressif. A propos de la parole: (1Co 2:6) «Nous
parlons sagesse parmi les parfaits», il écrit (ouvr. cit., p.
256): «Il est assez curieux que Paul distingue ainsi dès l'abord deux
catégories de croyants et l'on peut dire d'initiés, ceux du premier
degré,...et ceux du degré supérieur...» Mais il ajoute aussitôt (n.
3): «Il va sans dire que Paul n'instituait pas deux degrés
d'initiation..., mais il n'en a pas moins l'idée et la pratique de
quelque chose qui y correspond et qu'il ne sait exprimer que dans la
langue des mystères...»

Peut-être ces derniers mots nous orientent-ils vers la part de
vérité qui se trouve au fond de l'assimilation un peu forcée que l'on
nous propose: Paul s'exprime dans le langage des religions de
mystères; il emploie des termes qui étaient courants autour de lui et
d'ailleurs commodes pour l'expression de sa pensée. Que son Evangile
ait voulu répondre aux mêmes besoins que les «sagesses» des initiés,
qu'il se soit aussi bien qu'elles--mais autrement qu'elles--élevé
au-dessus des religions nationales ou des disciplines purement
rituelles, c'est l'évidence même. Mais il avait néanmoins son
originalité fondamentale dans la personne de Jésus et dans le
caractère même de sa mort considérée comme un acte d'amour; Paul le
savait bien, qui écrivait: «Les Juifs demandent des miracles; les
Grecs cherchent une sagesse; nous, nous annonçons le Christ
crucifié.» Et s'il ajoutait que Christ était l'authentique miracle et
l'authentique sagesse de Dieu, ce n'était pas pour ouvrir un chemin
de conciliation entre sa pensée et des conceptions auxquelles il
songeait plutôt à s'opposer, car il savait bien qu'il n'y avait pour
les Juifs et pour les Grecs que scandale et folie dans la prédication
de la Croix.

L'Evangile de Paul est la prédication du Seigneur qui est
l'Esprit; elle revendique l'indépendance de la réalité spirituelle à
l'égard de ses deux adversaires séculaires: le légalisme et la gnose.

3.

LE SALUT DANS L'HISTOIRE: Kurios Khristos. La piété israélite par
laquelle Paul avait été formé n'était pas essentiellement orientée
vers le salut de l'individu, mais vers celui de la nation; le drame
de l'action divine se déroulait dans le cadre d'une philosophie de
l'histoire et tendait à l'instauration d'un royaume. Il était donc
naturel que Paul envisageât le rôle du Christ--du Messie--dans le
domaine de l'histoire et qu'il transportât sur un terrain plus large
que celui de la vie personnelle ses principes essentiels. Le Christ
crée en l'homme une vie nouvelle, il crée dans l'histoire une
nouvelle humanité; l'apparition du Sauveur parmi les hommes constitue
le fait central de l'histoire humaine et la divise en deux périodes
antithétiques.

Ici se pose pour Paul une question particulièrement délicate,
concernant la signification et la valeur de la tradition israélite
dans laquelle lui-même a été élevé. Jusqu'au terme de sa vie
terrestre, Jésus a vécu dans ses cadres, sans jamais marquer qu'il la
considérât comme caduque. D'ailleurs c'est sur l'axe même de la foi
israélite qu'est fondée la première des affirmations chrétiennes:
Jésus est partout prêché comme le Messie; qu'est-il donc si cette
notion même de Messie ne correspond pas à la pensée de Dieu? Le
prédicateur du Christ ne peut renier la religion d'Israël sans saper
l'édifice de sa propre foi.

Et d'autre part, l'apôtre a été introduit par sa conversion dans
une piété nouvelle; Jésus l'a admis dans «la nouvelle alliance en son
sang»; que penser dès lors de «l'ancienne alliance»? Faut-il la
condamner comme une erreur ou un mensonge? ou est-elle vraiment
l'expression d'une pensée de Dieu, d'une vérité peut-être dépassée
mais cependant divine dans son essence et dans ses fondements?

Par un véritable trait de génie, Paul sut dépasser l'ancienne
alliance sans la nier; il sut la comprendre au contraire et lui
rendre justice; et, tout en déclarant périmée la prédication de
l'Ancien Testament, il sut marquer sa place légitime dans la
révélation progressive des desseins de Dieu.

(a) Ancienne et Nouvelle Alliance

L'apparition de Jésus-Christ divise l'histoire humaine en deux
périodes: avant, c'est la période de ce que Paul appelle les éléments
(stoïkhéïa), englobant sous ce titre, avec une rare hardiesse,
les vérités élémentaires du paganisme et les données de la religion
scripturaire, toutes également rejetées dans l'ombre et abolies en
Christ (2Co 3:14); dans Ac 17:30 est attribuée à l'apôtre
l'expression équivalente «les temps d'ignorance»). Dans cette
période, le rôle d'Israël a été considérable; Paul le résume (Ro
3:2, cf. Ro 9:4 et suivant) dans cette affirmation que «les
paroles de Dieu lui ont été confiées». Par là Paul entend la promesse
faite à Abraham et la loi donnée à Moïse. L'une et l'autre viennent
de Dieu et, conformément à son éternelle véracité, ne peuvent être
abolies par l'infidélité d'ailleurs permanente du peuple
lui-même (Ro 3,Ro 9,Ro 10); mais l'une et l'autre trouvent en
Christ leur terme normal et sont désormais caduques, car avec
Jésus-Christ s'ouvre la deuxième période, celle de l'accomplissement
des temps (plèrôma tou khronou)

La loi a révélé à Israël les exigences de Dieu, elle l'a préservé
de la corruption païenne et lui a servi de pédagogue jusqu'à sa
majorité, jusqu'au jour fixé pour son émancipation; mais elle ne peut
être pour personne l'authentique message du salut, car elle place le
pécheur devant une tâche irréalisable. N'est-il pas écrit: «L'homme
qui la mettra en pratique vivra par elle»? (Ro 10:5, cit. de
Le 18:5). Or l'Ecriture elle-même affirme que personne ne peut
mettre la loi en pratique et que Dieu a enfermé l'humanité tout
entière, juive et païenne, sous la malédiction du péché (Ro
3:9,18).

Cette idée que l'obéissance à la loi est impossible appartient en
propre à l'apôtre; elle est étrangère à l'Ancien Testament. Celui-ci
parle du péché comme d'un fait universel, il se plaint que la loi
soit mal observée, mais il ne la dit pas irréalisable; il dit même
expressément le contraire (De 30:11,14). 11 est évident
d'ailleurs que la conception judaïque de la vie fondée sur
l'obéissance est parfaitement réalisable à qui ne se préoccupe pas de
la dépasser en se dépassant soi-même. Mais cette préoccupation est
précisément celle de Jésus dans son effort pour approfondir et
intérioriser le commandement, et Paul a certainement connu sur ce
point ses paroles: il n'avait jamais eu l'impression que la volonté
d'obéir à la loi l'engageât dans une impasse, jusqu'au jour où les
Logia qui constituent aujourd'hui le sermon sur la montagne (voir
art., et Évang, synopt.) lui ont appris à considérer la piété non
comme un conformisme des actes, mais comme un changement du coeur.

Par le fait même qu'elle se révèle incapable de conduire les
hommes au salut, la loi les invite à chercher ailleurs le principe
d'une vie nouvelle; elle les aide à prendre conscience de leur
culpabilité et à comprendre la nécessité d'un Sauveur. Il est donc
bien vrai qu'Israël a été le peuple de Dieu pour une mission unique;
mais Cette mission était temporaire et a pris fin aujourd'hui; il a
été le porteur d'une vérité, mais d'une vérité provisoire et
incomplète.

Ainsi l'apôtre introduit dans la pensée religieuse la conception
singulièrement féconde d'une révélation progressive, d'une pensée qui
est bien la vérité que Dieu destinait à son peuple pour une période
donnée, mais qui se révèle aujourd'hui caduque et dépassée. Autant il
serait ridicule de montrer Paul spéculant sur l'évolution du dogme,
autant il est nécessaire de montrer comment la nature même de
l'ancienne alliance devait suggérer cette conception d'une vérité
provisoire.

Comment une vérité peut-elle n'être pas éternelle? demande-t-on
en effet. Le peuple n'est-il pas pour toujours en possession des
promesses de Dieu?--Certes! et la promesse est même, beaucoup plus
que la loi, le principe premier du salut dans l'ancienne alliance.
Mais' la promesse est précisément le type des vérités provisoires;
elle est valable jusqu'au moment où elle est tenue; mais une fois
réalisée, elle est périmée en raison même de son exécution. En
donnant à Israël le Messie promis, Dieu a tenu sa promesse; il a
confirmé la vérité de l'alliance ancienne, en même temps qu'il y
mettait fin. Désormais il ne demande plus qu'une chose: la foi en
Celui qui réalise sa promesse.

Cette conception d'un salut reçu par la foi n'est d'ailleurs pas
une nouveauté, elle est au contraire le point de départ de la
révélation. La loi n'est, dans l'histoire du peuple élu, qu'une sorte
de parenthèse, introduite «en raison du péché» (Ga 3:19), et qui
ne saurait abolir l'économie, bien antérieure, de la promesse.
L'histoire du salut commence avec la promesse faite à Abraham «et à
sa postérité», non en raison de son obéissance à une loi qui
n'existait pas encore, mais en raison de sa foi: «Toutes les nations
seront bénies en toi» (Ga 3:8,16). Maintenant que «la postérité»
dont il était question dans la promesse est venue, la parenthèse
ouverte avec Moïse se ferme avec Jésus-Christ, et l'humanité rentre
dans l'économie d'un salut gratuit saisi par la foi et ouvert à toute
l'humanité.

Dépouillée de son appareil exégétique et dogmatique, la pensée
paulinienne se présente ainsi: les glorieux privilèges d'Israël ne
lui ont pas été confiés de Dieu pour lui seul, mais en vue du salut
de l'humanité par la réalisation de la promesse messianique; et la
conception de la vie spirituelle comme d'une obéissance à la loi ne
pouvait être qu'une étape provisoire du développement religieux de
l'humanité, afin que l'orgueil de l'homme fût brisé par la
constatation de son impuissance. L'éclatante infidélité du peuple,
manifestée dans le crucifiement du Messie, c'est l'échec de toute
discipline de l'obéissance; le salut désormais est offert à qui s'en
remet, par la foi, à la pure grâce de Dieu qui sauve en Jésus-Christ.

Ainsi les deux alliances s'opposent comme la grâce s'oppose à la
foi, l'esprit à la lettre, la liberté à la servitude, la vie à la
mort. Car ce qui caractérise la loi, c'est qu'elle est un texte, une
parole que l'on peut écrire, matériellement graver sur la pierre et
immobiliser ainsi comme une chose morte (c'est là ce qu'il faut
entendre par la lettre); mais la grâce est esprit, non pas
réalité vague et incertaine, comme on entend souvent par opposition à
la lettre, mais réalité surnaturelle, vivante, vivifiante,
s'attestant par l'action créatrice qu'elle exerce sur les coeurs.
Elle engendre les âmes pour!a liberté, comme la lettre les engendre
pour la servitude; elle conduit au salut et à la vie, non à la
condamnation et à la mort. Toutefois, si âpre que soit l'ardeur avec
laquelle Paul développe ces antithèses, la nouvelle alliance demeure
toujours dans le prolongement de l'ancienne; elle l'abolit, mais elle
l'accomplit en même temps. Israël ne comprend pas que l'alliance de
la loi est périmée en Christ, que son temps est fini; «il y a un
voile sur son coeur quand il lit Moïse»; le chrétien, lui, regarde la
réalité en face, il sait que la gloire de la loi a été totalement
éclipsée par la gloire de l'Évangile; mais il sait aussi que la loi a
eu son éclat, passager il est vrai, et que le visage de Moïse
rayonnait--pour un temps--de la lumière même de Dieu (2Co
3:7,17).

Ainsi se ferme la période légale, la période israélite de
l'histoire du monde, non parce que ses prétentions furent mensongères,
mais parce que son rôle est achevé et que les temps de l'accomplissement
sont venus.

(b) Le second Adam

La vie et la mort de Jésus marquent le début de cette seconde
période, dans laquelle Dieu a voulu produire l'avènement d'une forme
nouvelle de la vie, en sorte que la personne de Jésus constitue une
nouvelle création de Dieu.

Comme Adam a été le prototype d'une humanité charnelle et
esclave, Jésus, second Adam, est le type d'une humanité spirituelle
et libre; par l'un sont entrés dans le monde le péché et la mort, par
l'autre le salut et la vie (Ro 5:12,19).

Paul remarque à plusieurs reprises (Ro 5:13 et suivant) que
le parallélisme des deux Adam et des deux humanités ne doit pas être
pris pour une identité; mais la pensée qui s'exprime dans cette
analogie, un peu surprenante de prime abord, est simple et profonde.
L'apparition sur la terre de l'homme porteur d'une âme vivante, de
l'homo sapiens,
comme dirait notre anthropologie, a été le fait
d'une volonté, d'une création spéciale de Dieu; Adam est le type de
cette humanité, d'ailleurs infidèle à sa vocation divine et aussitôt
embarrassée dans les liens du péché et de la mort. Jésus est le point
de départ et le type d'une autre humanité, dont la nature ne sera
plus la chair et sa servitude, mais l'esprit et sa liberté, dont la
loi ne sera plus l'obéissance mais l'amour, et qui ne sera pas
seulement vivante mais vivifiante, car elle porte en elle la
puissance de l'Esprit (1Co 15:45); et cette humanité est, elle
aussi, le fruit d'une volonté, d'une création de Dieu.

Conception ambitieuse, certes, puisqu'elle fait de la vie
chrétienne une réalité surnaturelle, substantiellement,
qualitativement différente de la vie naturelle; mais qui se légitime
aux yeux de l'apôtre par la puissance même que la prédication de
l'Évangile et l'action triomphale du Christ exercent sur les plus
déchus, comme elle s'est d'abord exercée sur lui-même. Conception
d'une ampleur admirable, qui sauvegarde le caractère surnaturel de la
vie chrétienne, fait de la vie historique de Jésus le symbole et le
type de toute vie normale, et explique le mouvement de l'histoire
humaine dans son ensemble par le même rythme et la même dialectique
qui rendent compte de l'histoire de chaque âme.

Désormais la vie de l'Esprit--ce que le 4° évangile appelle la
vie éternelle--a sa charte; elle est le privilège des fils devenus
majeurs, adoptés par Dieu selon sa promesse; et Paul essaie d'en
tracer l'histoire schématique au cours des années prochaines: les
païens remplacent les Juifs dans l'économie du salut; l'Évangile va
être prêché à toute créature, tout genou fléchira devant le Christ et
tous les esprits viendront à l'obéissance de la foi. Ainsi se
constituera le véritable Israël, le peuple de ceux qui sont les
héritiers non du sang, mais de la promesse, véritables fils, par la
foi, d'Abraham, l'homme de la foi. Alors l'Israël selon le sang,
revenu de son erreur, entrera lui aussi dans le champ des élus; son
endurcissement partiel durera seulement jusqu'à ce que l'ensemble des
païens soit entré en possession du salut, et ainsi tout Israël sera
sauvé, car Dieu n'a enfermé tous les hommes dans la désobéissance que
pour leur faire à tous miséricorde (cf. Ro 9 à Ro 11,
notamment Ro 11:25,26,32)

(c) La parousie

Mais par delà cette fin de l'histoire humaine s'ouvrira une nouvelle
période pour les croyants, celle de la parousie, c'est-à-dire de
l'avènement glorieux du Seigneur.

La résurrection du Christ n'a été, en effet, qu'une anticipation
de la gloire éternelle qui doit être la sienne et à laquelle
participeront les élus, lorsqu'il viendra prendre possession de sa
royauté. Nul ne sait le jour ni l'heure où cette crise finale
éclatera; mais tout dans la parole de Paul indique qu'elle est
infiniment proche. Au début de son ministère, il a certainement pensé
qu'il serait encore en vie lorsque son Seigneur paraîtrait; au terme
de sa carrière, il admet à peine que cette date puisse se faire
attendre jusqu'après sa propre mort. (cf. 1Th 4:13,1Co 15:52,Php
1:23-25) La pensée de l'apôtre cependant est si puissamment
emportée par l'élan de sa foi qu'il est difficile de discerner si les
actes divers de ce drame cosmique seront séparés par des années ou
par des siècles; mais il est fort probable que pour lui tout cet
avenir apparaissait resserré dans un assez bref espace de temps.

A l'appel du Seigneur, les morts ressusciteront, la résurrection
du Maître lui-même nous en est un sûr garant; il est les prémices de
ceux qui sont morts (1Co 15:20). Ce qui est survenu pour lui se
renouvellera pour tous ceux qui se seront endormis «en Christ»; ils
reviendront à la vie, dépouillés de leur corps de chair, de leur être
corruptible et mortel, revêtus d'un nouvel organisme, spirituel,
incorruptible, immortel (1Co 15:50-55) et les vivants subiront
la même transformation (1Co 15:52). Alors la mort sera engloutie
dans la victoire du Christ (1Co 15:54). Que sera cet organisme
spirituel? nous l'ignorons; nous ne connaissons ici que le germe
déposé dans la terre (l'être naturel), non l'organisme qui doit
naître (l'être spirituel); mais nous savons qu'il y a une
résurrection pour les morts puisque Christ est ressuscité (1Co
15:13-16).

Toute la postérité d'Adam est soumise à la mort; de même toute la
postérité du Christ est appelée à la vie; non pas tous les hommes,
par conséquent, mais tous les croyants ressusciteront avec lui; et
comme ils ont porté l'image de l'homme terrestre et charnel, ils
porteront aussi l'image du second Adam, de l'homme céleste,
spirituel (1Co 15:45-49).

Alors prendra fin, par la souveraineté de l'Esprit, cette lutte
douloureuse qui, dans l'économie présente, subsiste toujours entre la
chair et l'esprit; alors l'âme chrétienne connaîtra les perspectives
grandioses ouvertes devant elle par l'apôtre au terme de son hymne à
la charité (1Co 13:6,11), et s'ouvriront les temps où l'amour
seul sera. La foi sera changée en vue, l'espérance en possession;
seul l'amour ne périra jamais, car il est le fond immuable de la vie
chrétienne.

Le Seigneur lui-même «mettra tous ses ennemis sous ses pieds»;
toutes les puissances qui faisaient obstacle à la réalisation des
plans de Dieu, le péché, la mort, seront vaincues. Alors, ayant
assuré son pouvoir, il remettra la royauté entre les mains de Dieu,
et ce sera la fin, quand le Fils se soumettra lui-même à Celui qui
lui aura soumis toutes choses (1Co 15:28).

Que faut-il entendre par ce mot «fin»? Paul entend-il que dans
l'éternité il n'y aura plus de place que pour Dieu, et que, le Père
étant tout en tous, les créatures et le Premier-né de la création
lui-même s'absorberont dans sa plénitude? Ou entend-il plutôt que, le
mouvement de l'histoire étant arrêté, les saints se reposeront dans
l'immuable réalité d'une parfaite possession du salut?

Il est permis de supposer que l'infatigable missionnaire ne
portait pas sa pensée au delà de l'heure où il n'y aurait plus d'âmes
à conquérir pour Jésus-Christ, et qu'avant pourvu à ce qui était du
travail, il laissait à son Dieu et à son Sauveur le soin de
pourvoir à l'éternel repos de ceux qui auraient trouvé en eux la vie.

4.

LE SALUT DANS LA PENSEE DIVINE.

Les considérations qui précèdent nous ont déjà entraîné au delà des
limites de l'histoire terrestre, jusque dans la sphère cosmologique;
il nous reste maintenant à suivre la pensée de l'apôtre jusque dans
le domaine de la métaphysique. La transition est d'ailleurs
naturelle, de l'histoire à la théologie, puisque la nouvelle alliance
est désignée comme «l'alliance de la grâce»; ce mot suffit à nous
avertir que la doctrine du salut aboutit à une doctrine de Dieu, la
grâce par laquelle notre salut est assuré n'étant autre chose que la
volonté bienveillante de Dieu à l'égard des hommes.

On sait avec quel soin Paul tient à éliminer tout ce qui pourrait
porter atteinte à la souveraineté de Dieu dans la question du salut
et laisser à l'orgueil de l'homme quelque fissure par laquelle il
pourrait encore se glisser. C'est peu de dire que son Dieu est celui
des prophètes, le Seigneur qui poursuit infailliblement ses desseins
sans que personne puisse arrêter sa puissance ou discuter sa sagesse;
l'apôtre renchérit encore, et l'anéantissement de la créature devant
son Créateur, bien loin d'être atténué par l'amour de Dieu, est
accentué encore par cet amour même et par le décret éternel qui le
manifeste.

Ici la conception paulinienne prend un aspect quelque peu
vertigineux; elle représente un absolu au sein duquel la pensée
humaine a quelque peine à se mouvoir. Dans son amour, Dieu veut la
rédemption du monde; dans sa sagesse il en a établi le plan; de ce
plan, inaccessible à la sagesse humaine, il poursuit l'exécution, non
seulement sans que personne puisse en empêcher la réalisation
d'ensemble, mais sans qu'aucun homme puisse modifier, soit par ses
oeuvres soit même par son attitude intérieure, le destin qui lui est
personnellement réservé; sa foi même ou son endurcissement sont entre
les mains de Dieu: «Il fait miséricorde à qui il veut et il endurcit
qui il veut» (Ro 9:18); et pour bien montrer que la volonté ni
la conduite des hommes ne sont pour rien dans ses desseins à leur
égard, c'est dès le sein de Rébecca que Dieu a aimé Jacob et qu'il a
haï Esaü (Ro 9:12). Cette volonté absolue, inconditionnée de
Dieu, n'est nullement en contradiction, au regard de l'apôtre, avec
le fait que le salut ne peut être saisi que par la foi, non plus
qu'avec les exhortations qu'il adresse aux fidèles, les invitant à ne
pas endurcir leur coeur. Impénétrables, les desseins de Dieu sont
aussi indiscutables: tous ceux qui seront sauvés seront sauvés par sa
miséricorde; tous ceux qui périront périront justement, car leur
condamnation correspondra à l'endurcissement de leur coeur.

Mais, demandent les objectants, «de quoi se plaint-il?» puisque
c'est lui qui endurcit les coeurs; «et qui peut résister à sa
volonté?» (Ro 9:19). A cette question il faut avouer que Paul ne
répond rien, sinon ceci: «Qui es-tu, homme, pour discuter avec Dieu?»
Comme s'il pouvait méconnaître que ce n'est point avec Dieu que l'on
discute mais avec lui, Paul; que ce ne sont point les actes de Dieu
que l'on met en cause, mais l'interprétation que lui-même en donne.

Il n'est pas douteux que Paul enseigne (Ro 9) la
prédestination dans sa forme la plus rigoureuse, comportant non
seulement la prédestination éternelle des élus mais aussi celle des
réprouvés. Nous sera-t-il permis cependant de chercher de sa pensée
une autre explication que celle qui remet tout au caprice et à
l'arbitraire? Il est évident que si le décret éternel de Dieu
n'exprimait pas autre chose que le caprice souverain dans l'absolu de
son illogisme, point ne serait besoin du drame du Calvaire, de
l'existence même du Christ, ni de la foi chez l'homme, ni de l'amour
de Dieu; le décret de Dieu se suffirait à lui-même et réaliserait le
salut sans autre intervention que celle de la volonté suprême. Le
sacrifice rédempteur est logiquement nécessaire dans les systèmes
postérieurs où il apaise, dans le coeur de Dieu, le conflit entre la
justice et l'amour; il ne l'est pas chez Paul qui ignore cette
opposition en Dieu de la justice et de l'amour.

Pourquoi dès lors cette intervention du Fils de Dieu, sa vie sur
la terre, sa mort et sa résurrection, sinon parce que pour Paul c'est
là qu'est la véritable réalité religieuse et non dans l'impensable
décret de prédestination? Dieu aime l'homme; il descend dans

sa misère, il porte la malédiction de la chair et même du péché,
non point par un messager, mais lui-même; car ce Fils, cette image de
l'amour éternel qui descend dans la vie, c'est Dieu lui-même, c'est
le principe de l'amour divin tel qu'il est à l'oeuvre dès avant la
création du monde, c'est par lui et en lui qu'ont été créées toutes
choses. C'est pourquoi la personne du Christ ne saurait être
dépouillée de son aspect métaphysique; la divinité du Seigneur est
aussi nécessaire que son humanité à la logique du plan rédempteur.

Mais alors, du moment que tout se passe dans l'absolu, en Dieu,
que deviennent nos pauvres objections, discussions ou hypothèses?
Tout cela est balayé, tout cela sombre dans l'abîme d'une volonté
insondable autant que souveraine. Que deviennent nos agitations, nos
lois, notre obéissance, notre faire, quand il ne s'agit même plus de
notre être mais de l'être éternel de Dieu? Notre salut n'est fondé ni
sur notre conduite ni sur nôtre caractère, mais sur l'amour
insondable de Dieu. Cela est vrai métaphysiquement, car «personne ne
connaît la pensée du Seigneur pour l'instruire»; mais cela est vrai
aussi psychologiquement, car l'apôtre sait bien que Dieu saisit les
hommes quand il lui plaît et comme il lui plaît, puisque c'est ainsi
que lui-même a été saisi.

La pensée de Paul sur la prédestination n'est pas une théorie,
c'est une sorte d'hymne métaphysique à la gloire de l'amour
tout-puissant, de cette grâce de Dieu qui pour nous s appelle Christ,
et qui est associée à l'action divine depuis la création du monde.

Et comme cette grâce s'exerce dans un monde qui par lui-même est
perdu et voué à la condamnation, elle est toujours miséricorde;
miséricorde quand elle sauve les païens, et miséricorde quand elle
«tend les bras vers un peuple rebelle» et manifeste ainsi une
inlassable patience envers ceux-là mêmes dont le coeur est endurci.
L'histoire elle-même, avec ses lumières et ses ombres, n'est que la
mise en oeuvre de l'amour divin. Cet amour a préparé pour l'homme un
salut dont celui-ci s'empare par la foi; nous voyons les uns
accepter, les autres rejeter ce don divin; mais en réalité tout est
don, depuis notre vie même jusqu'à notre foi, en sorte que là où nos
yeux croient voir une multiplicité d'attitudes, il n'y a en réalité
que le déroulement éternel de la volonté paternelle de Dieu. L'homme
ne peut pas comprendre; il ne peut qu'adorer et se taire, car la
folie de Dieu est plus sage que la sagesse des hommes.

Ainsi la pensée de Paul aboutit--ou abdique--dans un acte de foi
en la volonté rédemptrice du Tout-Puissant. Son système idéologique,
que nous avons trop lourdement essayé de reproduire dans ses
démarches essentielles, est moins saisissant par son contenu
doctrinal que par son allure impérieuse et résolue. C'est moins la
réflexion d'un penseur que l'avance d'un conquérant qui veut courber
les esprits sous l'obéissance à son Maître.

Humblement, il a pris son point de départ dans sa misère et dans
ses défaites, lorsque le Christ l'a saisi et vaincu sur le chemin de
Damas. Là il a compris son néant, et non pas seulement le sien
propre, mais celui de tout homme qui veut être quelque chose par
lui-même, par son obéissance, par ses oeuvres, par ce qu'il croit
donner à Dieu. Et comme il n'a pas seulement été vaincu mais relevé,
pas seulement condamné mais sauvé, il sait maintenant que seule une
initiative de Dieu peut apporter aux pécheurs le pardon et le salut.

Lui-même d'ailleurs n'a pas été sauvé par une grâce anonyme, mais
par l'amour de celui-là même qu'il persécutait et qui porte un nom:
Jésus. Mais ce nom humain ne peut être qu'une enveloppe: c'est un
Dieu seul qui peut ainsi sauver, ainsi aimer, ainsi mourir pour nous,
ainsi descendre dans notre peine et dans notre mort pour nous
entraîner avec lui dans la vie. Que l'homme accepte donc d'être un
avec ce Sauveur qui descend vers lui, qu'il meure avec lui afin de
revivre avec lui. A l'humanité naturelle, enlisée dans le péché,
succédera une humanité nouvelle, engendrée par l'Esprit créateur de
vie.

Cette humanité nouvelle porte en elle une vie nouvelle créée par
Dieu et toute à la gloire de Dieu. L'homme spirituel saura qu'il n'a
rien à offrir devant Dieu et que sa seule science est d'apprendre
qu'il a tout reçu. Il ne parlera donc plus comme si la source de sa
vie était en lui; il ne dira plus «mes vertus», «mes oeuvres», mais
«les dons de l'Esprit», «les fruits de la grâce»; il ne chantera plus
son obéissance, mais l'amour de Dieu qui pardonne à son péché. Car
Dieu seul est quelque chose: l'homme n'est rien; son être, son salut,
et la foi même par laquelle il l'accueille répondent à une volonté
éternelle de l'amour divin. Tout est à lui, tout est par lui, tout
est pour lui; il ne reste à l'homme qu'à adorer et à répondre par
l'amour à l'amour de Celui qui nous a aimés.

Toute la pensée de Paul comme toute sa piété et toute sa vie
s'écrit en deux mots: agapêmenoï agapômèn (aimés, aimons).