PAUL (l'apôtre) 6.
V Le chef d'Eglise.
Paul n'avait ni à fonder ni à organiser l' «Église»; elle existait
avant lui, et, quelque obstination qu'il mît à se déclarer apôtre
«non de la part des hommes mais de la part de Dieu», il n'avait pas
laissé de prendre contact avec elle et de faire reconnaître son
ministère, craignant sans cela «d'avoir couru en vain» (Ga 2:2).
Mais la naissance de communautés où l'élément païen était nettement
prépondérant posait la question sous un jour nouveau.
L'Église primitive avait si exactement épousé les cadres
israélites que l'on se représentait difficilement la naissance dans
son sein d'un sacerdoce et d'un rituel spécifiquement chrétiens,
puisque le sacerdoce et le rituel israélites y restaient en vigueur.
Ceux qui constituaient «le véritable Israël», ayant discerné le
Messie méconnu par les chefs du peuple, restaient sous l'obédience de
la loi, et nous voyons d'après les Actes (Ac 18:18 21:20,27)
Paul lui-même se soumettre pour son compte personnel aux cérémonies
traditionnelles et se préparer à offrir un sacrifice. (Même si cette
mention devait être tenue pour inexacte, elle révélerait tout au
moins qu'aux environs de l'an 70 on pouvait présenter les apôtres et
Paul lui-même comme «pleins de zèle pour la loi» sans soulever
l'étonnement du lecteur.) Le christianisme était pour eux «la voie
(hodos) selon laquelle ils servaient le Dieu de leurs
pères» (Ac 24:14), et ce qui les distinguait des autres Juifs
c'était la reconnaissance de la messianité de Jésus, ainsi que la
pratique du baptême et de la «fraction du pain» dans les agapes. Mais
ces traits qui «distinguaient» leur foi ne la «constituaient» pas
essentiellement; leur vie morale et religieuse avait pour fond
l'adoration du Dieu saint et l'obéissance à la loi; leur milieu
religieux, l'assemblée des frères, était inclus dans un milieu plus
large: Israël.
Il en était tout autrement dans les communautés fondées par Paul.
Ici l'assemblée des chrétiens était tout: pas d'autre discipline
morale, pas d'autre ministère, pas d'autre rituel que le sien; les
saints ne quittaient pas leur milieu antérieur par évolution et comme
à regret; ils devaient rompre radicalement avec lui. Il ne leur
restait que la parole qui les avait convertis et les fruits que
l'Esprit avait produits en eux. C'est sur ces seuls éléments que Paul
va construire «l'Église de Dieu».
Il ne s'agit d'abord que de l'Église locale, «l'Église de Dieu
qui est à Corinthe» ou «à Thessalonique». Quelque soin que Paul ait
pris de ne pas rompre l'unité de l'Église universelle en faisant
reconnaître son ministère par les apôtres de Jérusalem, il pense
surtout à l'Église locale, car l'Église de Dieu est tout entière dans
chacun de ses groupements, comme l'Esprit est tout entier dans chacun
des croyants.
1.
LE PRINCIPE de l'Église, c'est en effet la maîtrise de l'Esprit.
L'Église est la société des consacrés (hagioï) ; cela ne signifie
pas qu'elle ne comprend que des parfaits (teleioï), elle comprend
aussi des faibles (astheneïs) , des enfants (nèpioï) ; il se
peut même qu'on y trouve des charnels (sarkikoï) , car ils n'ont
pas su encore se débarrasser de ce qui est inférieur; mais ce sont
cependant des hommes dans lesquels l'Esprit habite (cf. 1Co 3,
notamment v. 4 et v. 16) et qui, vivant par l'Esprit, doivent marcher
selon l'Esprit (Ga 5:25).
L'Église s'oppose au monde comme l'Esprit à la chair: non
seulement dans ce sens que l'on «doit» y vivre selon l'Esprit et y
accepter une discipline morale qui ne s'applique pas à «ceux du
dehors» (1Co 5:9,13), mais bien plus profondément encore parce
que toutes les activités collectives sont dans la dépendance directe,
immédiate de l'Esprit. Non seulement ce que le monde appelle «des
vertus», comme la bonté, la tempérance, etc. sont des fruits de
l'Esprit (Ga 5:22), mais ce qu'il appelle des «actes
religieux», comme la prière, la prédication inspirée (=prophétie),
les langues, les guérisons, les miracles, sont des dons de
l'Esprit (1Co 12:8-10). La prédication de l'apôtre est une
démonstration de la puissance de l'Esprit, et le culte même de
l'Église apparaît comme une succession d'actes révélant la présence
et l'initiative de l'Esprit. Le chrétien qui se lève dans l'assemblée
de l'Église de Corinthe et prononce une prière ne dira pas qu'il
s'est résolu à prier, mais que «l'Esprit lui a donné une parole de
prière».
Le principe créateur dans la vie collective de l'Église n'est pas
la libre initiative de l'homme, mais la toute-puissante spontanéité
de l'Esprit.
2.
UNE ORGANISATION quelconque, même dans le domaine le plus humble,
celui du bon ordre matériel, sera-t-elle possible avec une semblable
conception? La maîtrise de l'Esprit, c'est-à-dire, humainement
parlant, la souveraineté de l'inspiration individuelle, n'est-elle
pas la négation même de toute autorité collective et de toute règle?
Pour parler notre langage moderne, la spontanéité du sentiment
religieux ne va-t-elle pas revendiquer ses droits absolus, divins,
contre tout conformisme, toute tradition, tout ordre reconnu ou
imposé par la collectivité?
Remarquons cependant qu'il ne faut pas pousser les choses à
l'absolu. L'ecclésiologie de Paul se réduit à une pneumatologie, sans
doute; mais c'est une pneumatologie chrétienne, affectée par
conséquent d'un coefficient historique. L'Esprit qui anime les
croyants n'est pas un Esprit anonyme et inconditionné, c'est l'Esprit
de Jésus; il ne peut rien dire contre le Seigneur, comme le chrétien
ne peut sans lui rien dire de conforme à la parole du Seigneur, car
le Seigneur c'est l'Esprit (1Co 12:28). Et bien que Paul ne
fasse pas grand cas de la tradition, il connaît cependant un certain
nombre de commandements précis, concrets, donnés par le Seigneur; par
exemple, dans ses enseignements relatifs au mariage, il distingue
avec soin ce qui est ordonné par le Seigneur et ce qui l'est
seulement par lui-même (1Co 7:10,12,25). Il y a donc là les
éléments d'un rudiment de discipline, qui ne saurait apparaître comme
une négation des droits souverains du Saint-Esprit, puisqu'elle vient
du Seigneur-lui-même. Mais il y a plus: la doctrine des dons de
l'Esprit, bien loin d'être une doctrine d'arbitraire et
d'anarchie--comme si l'Esprit n'était qu'un nom pompeux dont on se
plaît à revêtir les fantaisies de chacun--, porte en elle-même son
correctif et engendre spontanément une discipline du culte aussi bien
que de la vie morale et du ministère, quand elle est interprétée
selon l'Esprit du Christ.
Les dons de l'Esprit, en effet, ne sont pas accordés pour notre
avantage particulier et bien moins encore pour la satisfaction de
notre orgueil; la doctrine de l'Esprit, qui n'est qu'une application
particulière de la doctrine de la grâce, est au contraire faite
expressément pour éliminer toute possibilité d'orgueil, puisqu'il n'y
a rien en nous qui ne soit un don; ils nous sont donnés pour
l'utilité commune (1Co 12:7) ou pour l'édification de
l'Église (1Co 14:5). Ils n'ont donc pas tous la même valeur et
vont se hiérarchiser d'après leur utilité pour l'Église, d'après les
possibilités de servir qu'ils offrent pour ceux qui les ont reçus. En
dépit de leur multiplicité ils proviennent tous d'un seul et même
Esprit; ceux donc qui exciteraient notre orgueil et nous dresseraient
ainsi contre nos frères se révéleraient comme inférieurs ou même
inauthentiques, puisqu'ils mettraient en danger l'unité de l'Esprit,
et nous devons donner notre préférence à ceux qui nous mettent le
plus profondément au service des autres; ainsi, de degré en degré,
c'est-à-dire de service en service, nous arriverons au point
culminant, au plus grand de tous les dons, qui est la charité. Dans
l'atmosphère créée par la conception évangélique de la vie
spirituelle, la doctrine de l'Esprit engendre spontanément une
organisation; car la discipline n'est pas pour le croyant une vertu
d'obéissance, la soumission de l'Esprit divin à un règlement humain;
elle est un hommage rendu aux formes supérieures de l'inspiration,
c'est-à-dire aux plus désintéressées, aux plus respectueuses de la
vie collective; elle est un sacrifice offert à l'amour, au bien des
frères qui eux aussi sont sous l'inspiration d'un même Esprit et
auxquels nous devons céder le pas, dans l'humilité et dans l'amour.
Si l'homme qui ne reçoit de l'Esprit que des paroles d'extase,
inintelligibles pour tout autre que lui et que Dieu, se tait dans
l'assemblée des frères, ce n'est pas pour obéir à un règlement
ecclésiastique, c'est pour céder le pas à des formes de l'inspiration
telles que la parole inspirée ou la prière, dont la supériorité se
révèle par leur utilité, par le fait qu'elles multiplient les actions
de grâces sur les lèvres de beaucoup (1Co 14 en entier). La
doctrine de l'inspiration ne s'achève pas en illuminisme, car «le
prophète est maître de l'esprit prophétique qui l'anime» (verset 32)
et Dieu n'est pas un Dieu de désordre, mais le Dieu de l'ordre
(verset 33) qui veut être adoré «dans le bon sens», par des croyants
qui sont des enfants pour la malice, mais qui pour la raison sont des
hommes (verset 20).
3.
LE MINISTERE sera organisé selon la même conception d'humilité et de
charité. Car les ministères eux aussi sont des dons de l'Esprit, et
en aucune manière des institutions humaines. L'Église reçoit les
ministères, elle ne les crée pas; elle ne les organise que dans
la sphère de leurs manifestations pratiques. C'est Dieu qui a donné
les uns pour être apôtres, les autres pour être prophètes, les autres
pour être docteurs, etc. (1Co 12:28,Eph 4:11); il y a diversité
de ministères mais un seul Seigneur, diversité d'actions mais un seul
Dieu qui produit tout en tous (1Co 12:5). Il en est comme des
membres du corps, qui ont des fonctions diverses, mais dont aucun
n'est inutile ou ne peut se passer des autres.
Il y a donc hiérarchie, ici encore, non dans la dignité mais dans
l'utilité pratique. Celui qui plante et celui qui arrose ne font pas
le même travail ni n'exercent les mêmes dons, mais ils sont sur la
même ligne, et chacun recevra son salaire proportionnellement à son
travail (1Co 3:8); au fond, ils ne sont rien ni l'un ni l'autre,
si ce n'est des instruments dont Dieu se sert pour l'édification de
son Eglise. Ce serait donc se tromper, penser charnellement, que de
s'attacher à eux comme si Christ était divisé ou comme si les fidèles
avaient été baptisés au nom de Paul ou d'un autre. Que personne ne
mette son orgueil dans les hommes, car ce sont des administrateurs
auxquels on demande seulement d'être fidèles. Encore le jugement de
cette fidélité appartient-il à Dieu, non aux hommes, même pas aux
intéressés eux-mêmes (1Co 4:1-5).
D'un point de vue humain, les ministres de Dieu sont les plus
misérables des hommes, les apôtres notamment, donnés comme en
spectacle à l'univers (1Co 4:9,13), comme des gladiateurs dans
l'arène et luttant contre les bêtes fauves ou contre les esprits
démoniaques. Mais du point de vue de l'Esprit, ils sont les
serviteurs de Dieu, les hérauts de Jésus-Christ, ils ont droit au
respect de l'Eglise et l'apôtre recommande souvent aux croyants ce
devoir de considération et de reconnaissance envers ceux qui se sont
faits leurs serviteurs à cause du Christ Jésus (1Co
16:11-16-18,Ro 16:1-3,7,Col 4:10).
Dans la mesure où cela est nécessité par leur labeur, ces
ministres doivent recevoir de la communauté ce qui est nécessaire à
leur entretien (1Co 9 en entier). Pierre et les frères du
Seigneur usent de ce droit pour eux et leur famille. Ils ont raison
(verset 5). Ce droit leur est reconnu non seulement par les usages
humains (verset 6 et suivant), par les traditions d'Israël
(verset 13) et par la législation lévitique (verset 9 et
suivant)--remarquer l'identification qui paraît déjà évidente entre
le ministère chrétien et le service de l'autel en Israël--, mais par
un ordre exprès du Seigneur (verset 14). Paul lui-même cependant, qui
réclame pour d'autres des subsides (1Co 16:1 et suivant), refuse
d'accepter quoi que ce soit si ce n'est, de la part de ses chers
Philippiens, «le fruit de l'amitié». Sa gloire, c'est de servir le
Seigneur gratuitement; prêcher l'Evangile lui est imposé comme une
loi, et il serait sous la malédiction s'il ne se conformait à cet
ordre; mais librement, volontairement, il s'impose cette difficulté
spéciale de le prêcher à ses frais, en subvenant à ses besoins par
son travail.
On a cru voir là une fissure par où l'idée de mérite, l'idée du
surérogatoire, allait reprendre sa place dans la pensée de Paul:
évangéliser c'est l'obligation, le faire gratuitement c'est le
surérogatoire. Il suffit pour se convaincre du contraire de voir
comment Paul explique et légitime son initiative: c'est afin de
gagner le plus de frères possible qu'il s'est fait esclave de tous
alors qu'il était libre, de toute dépendance (1Co 9:19). C'est
un ascétisme certes qu'il accepte, ascétisme pédagogique toutefois et
non méritoire (1Co 9:19,23). «Tout est permis mais tout n'édifie
pas»; il se fait à lui-même l'application de ce principe essentiel de
la discipline spirituelle, et c'est d'ailleurs pour légitimer ce
principe même qu'il cite son propre exemple. Nombre de prescriptions,
qui ne sont nullement obligatoires par elles-mêmes, doivent être
acceptées pour ne pas scandaliser les frères; c'est dans cet esprit
que lui-même a renoncé à ses droits apostoliques: Tout cela, je le
fais pour l'Evangile (1Co 9:23). (La fin du verset: afin de
participer à celui-ci, est obscure; il semble qu'il faille la
traduire par analogie avec le verset 27: «de peur qu'après avoir
prêché aux autres, je ne sois moi-même éliminé»; elle signifierait
alors que l'apôtre ne peut se soustraire aux règles qu'il formule
pour les autres et doit en prendre sa part.) On retrouve ici le même
critère pratique dont nous avons déjà signalé l'importance.
4.
L'UNITE DE L'EGLISE s'édifiera de même sur l'Esprit; il ne peut y
avoir qu'une Église, parce qu'il n'y a qu'un seul Esprit: «Il y a un
seul corps et un seul Esprit, de même que vous avez été appelés, par
la vocation que vous avez reçue, à une seule espérance. Il y a un
seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême. Il y a un seul Dieu,
Père de tous, qui est au-dessus de tous, qui agit et demeure en
tous» (Eph 4:4-6). Ce texte célèbre établit nettement que pour
Paul l'unité de l'Eglise, ainsi que l'unité de la foi et de
l'espérance, est posée comme une réalité et non proposée comme un
devoir. Il y a une seule Eglise, une seule foi, comme il y a un seul
Dieu et un seul Esprit. Il ne s'agit donc pas pour l'Eglise de
conserver ou de retrouver son unité; elle est nécessairement une, car
il n'y a Eglise que là où il y a Esprit, et celui-ci est
nécessairement un. Sans doute l'apôtre invite les fidèles à
«conserver l'unité de l'Esprit par le lien de la paix»; mais il ne
semble pas que ceci doive être interprété comme une invitation à ne
pas mettre en péril par des sentiments peu fraternels l'unité de
l'Église, c'est plutôt une invitation à ne pas se mettre en dehors de
l'unité de l'Esprit, et par conséquent en dehors de l'Église, en
détruisant les liens de la foi et de l'amour.
A la lumière de cette conception, nos idées modernes soit sur
l'unité dogmatique soit sur l'unité visible de l'Eglise apparaissent
nettement étrangères à la pensée de Paul. On aurait tort de voir un
parti pris de littéralisme dans les recommandations sur la fidélité
avec laquelle doivent être retenus et transmis ses enseignements. Les
deux textes où elles se trouvent énoncées (1Co 11:12 15:3)
concernent non des enseignements personnels de l'apôtre, mais les
catéchèses relatives aux paradoseïs dont nous avons parlé plus
haut, et qui étaient les seuls véhicules de la tradition évangélique.
Si l'on songe d'autre part aux déformations que subissait
l'enseignement de l'apôtre (à Salonique sur le travail, par exemple),
on ne jugera pas la précaution superflue.
On ne doit pas voir non plus une préoccupation d'uniformité
dogmatique dans les mots (1Co 1:10) hina to auto légèté
pantes ; il paraît clair qu'écrivant à des hommes qui disent, les
uns: je suis de Paul, les autres: je suis d'Apollos, l'expression
«que vous disiez tous la même chose» doit être traduite «que vous
vous réclamiez tous du même nom». L'apôtre indique d'ailleurs
quelques lignes plus loin que la seule exigence absolue est de «poser
tous le même fondement, Jésus-Christ», mais qu'ensuite chacun peut
bâtir sur ce fondement avec ce qu'il a, avec de l'or, de l'argent,
des pierres de taille, du bois, du chaume. Toutes ces constructions
ne se valent pas, et le jour du jugement mettra en lumière la valeur
de chacune; on verra ce qui tient et ce qui s'écroule. L'architecte
mal inspiré ou mal approvisionné ne sera cependant pas condamné: il
perdra son salaire, mais lui-même sera sauvé...à grand'peine!
Attendez donc le jugement de Dieu et ne prononcez pas sur les
conceptions ou les méthodes de chacun (1Co 3:10-15 4:5).
Cependant cette attitude de prudence dans les jugements
n'est-elle pas contredite par les ana-thèmes dont l'apôtre
accable (Ga 1:8 et suivant) ceux qui «prêchent un autre
Evangile» que le sien? N'y a-t-il pas là, sous la forme la plus
catégorique, un de ces jugements qu'il semblait s'interdire?--Il faut
remarquer que cet Évangile dont il dit fort justement: «il n'y en a
pas d'autre», n'est pas un corps de doctrine; c'est l'Evangile de la
liberté chrétienne, de l'indépendance à l'égard des observances
juives, c'est l'attitude spirituelle qu'exprime le principe du salut
par la foi, c'est l'Évangile de la grâce et de l'Esprit.
Il faut s'interdire sévèrement de chercher dans les conceptions
de l'apôtre une préfiguration, et bien moins encore une légitimation
de nos attitudes modernes dans le sens du dogmatisme ou de
l'anti-dogmatisme. Car il n'aurait jamais admis que l'on assimilât à
l'Évangile--ou à «son Évangile»--un ensemble doctrinal quelconque, et
que les mêmes anathèmes fussent portés contre ceux qui abandonnent
l'Évangile de la grâce et de l'Esprit, et contre ceux dont le
séparaient des divergences intellectuelles. Mais il n'aurait pas
admis davantage que l'ensemble des conceptions morales et religieuses
édifiées par lui sous la pression des expériences que lui impose
l'Esprit fût considéré comme résultant d'un exercice de la raison
profane sur les données de la psychologie religieuse. Ce n'est pas
une «sagesse» humaine, c'est la sagesse de Dieu, que personne ne
possède si ce n'est Dieu lui-même et dont on ne peut juger que par
l'Esprit. La parole évangélique est la parole même de Dieu: «Pour
nous, nous possédons la pensée du Christ» (1Co 2:16).
Par là, Paul est bien le père des orthodoxies, c'est-à-dire des
systèmes qui établissent une solidarité radicale entre l'Évangile de
Jésus-Christ et les constructions idéologiques par lesquelles les
croyants s'efforcent de le légitimer devant la pensée, d'en établir
les fondements devant la psychologie et devant l'histoire, et de
reconstituer le plan divin auquel se rattachent notre libération et
notre salut. Mais il faut ajouter qu'il y a un abîme entre ce que
l'apôtre nous livre de la sagesse de Dieu, sous la pression de
l'Esprit, en pensées toujours frémissantes de vie, proches encore de
l'expérience qui les détermine, et les systèmes postérieurs qui ne
possèdent avec le sien que des analogies extérieures, toutes
schématiques et souvent verbales, et dont les parentés avec les
sagesses humaines ne sont que trop facilement discernables.
Il serait également décevant de vouloir faire de Paul un
théologien conservateur ou un penseur moderne; il se faut garder de
pareils anachronismes.
Quelles que puissent être les analogies extérieures du paulinisme
avec tel ou tel système, une chose est certaine, c'est qu'il ne s'est
jamais orienté dans le sens d'un conformisme, que celui-ci doive être
de l'ordre cultuel, sacramentaire ou doctrinal. L'unité de l'Église
dans tous ces domaines est impliquée dans l'unité de l'Esprit et ne
peut être mise en défaut que par trahison vis-à-vis de l'Esprit.
Ainsi les divisions de Corinthe sont la preuve du caractère charnel
des membres de l'Église (1Co 3:3 et suivant), tandis que
l'unanimité est une promesse de victoire, non pour les raisons
opportunistes que nous supposerions aujourd'hui, mais parce qu'elle
est révélatrice de la présence souveraine de l'Esprit (Php
1:28). Mais par contre, tout conformisme établi par des moyens
humains, en dehors de l'action de l'Esprit, serait en lui-même
inutile et dépourvu de signification; il serait contraire à la nature
de l'Église, étant une forme de l'inertie.
Car l'Église n'est pas une chose, une institution, pas même une
institution divine; elle est un organisme, le Corps du Christ, et
chacun des croyants est un de ses membres. Ces mots doivent être
entendus dans la plénitude de leur réalisme. Le rôle des croyants, et
d'abord de ceux que l'Esprit a investis des divers ministères, est de
construire le Corps du Christ, jusqu'à ce que l'ensemble de l'Église
constitue un organisme humain complet, dont Christ est la tête, et
qui réalise dans sa stature la plénitude du Christ (Eph 4:11,16).
(On peut traduire aussi ce passage comme si c'était chacun des
chrétiens qui devait arriver à la stature de la plénitude du Christ,
mais le verset 16 milite en faveur de l'interprétation que nous en
donnons ici: l'Église est un corps qui se constitue et grandit par le
ministère des croyants; ceux-ci en représentent les éléments [les
membres], tandis que Christ en est la tête. Des images dont la
cohésion est imparfaite, comme celle d'un corps de Christ dont Christ
est la tête, sont fréquentes chez saint Paul.)
Aussi la diversité est-elle, dans l'Église, la loi même de sa
nature; son unité n'est pas dans l'uniformité de ses parties, mais
dans l'identité de leur orientation, et toute l'action de Paul tendra
non à créer des conformismes, mais à manifester un esprit, l'Esprit.
En vérité on ne peut qu'être saisi d'admiration quand on voit
avec quelle décision et quelle fermeté l'apôtre a conformé son action
pratique à ce but souverain. Créer un conformisme rituel,
ecclésiastique ou doctrinal, est chose relativement facile, et dans
tous les cas susceptible d'entraîner l'adhésion des esprits les plus
frustes; mais créer une Église qui se définisse par son esprit et non
par ses formes ou ses doctrines, est une entreprise singulièrement
hardie et dont on comprend qu'elle ait imposé à l'apôtre un labeur
surhumain. Cependant il n'a pas cru que ce labeur pût être économisé.
L'Église qu'il tend à édifier pour son Maître doit être l'Église de
la liberté spirituelle, du sacerdoce universel, du salut par la foi.
Elle aura sa doctrine, qui n'est pas humaine, et ses traditions, qui
lui viennent du Christ lui-même, et ses cadres, que nul ne saurait
briser sans risquer de travailler contre le Christ en travaillant
contre l'amour; mais tout cela ne sera qu'instruments à la
disposition de l'Esprit, seule réalité souveraine. Quiconque se
fierait à son conformisme rendrait vaine la mort du Christ; il
relèverait une religion de la loi, de la lettre; il serait déchu de
la grâce, s'il attendait son salut d'autre chose que de la vocation
venue de Dieu et saisie par la foi. Chercher un moyen de salut autre
que la foi en Jésus-Christ, ce serait manquer de foi en Lui, comme en
la grâce de Dieu dont il est le porteur, et, si l'on ose dire, ce
serait manquer de foi en la foi.
Tout ce qui est de la chair et du monde passe; seul l'Esprit
demeure. Abstinences, jeûnes, sabbats, tout cela n'est que l'ombre de
ce qui devait venir; la réalité est en Christ, le Seigneur qui est
l'Esprit. C'est sur Lui seul que peut être fondée l'Église en qui
s'incarne une alliance nouvelle qui n'est plus selon la lettre, mais
selon l'Esprit.
Il n'y a peut-être pas, à travers toute l'histoire de l'humanité,
de plus bel acte de foi dans la puissance de Dieu et dans les
possibilités de l'âme humaine, que cette tentative--dont l'Évangile
du Christ a rendu le succès possible--, pour introduire des hommes à
peine arrachés de la veille aux pires servitudes de la matière, dans
la société de l'Esprit.
5.
LES RITES ont cependant leur place dans cette Église de l'Esprit qui
ne veut pas être une Église sans corps. Paul lui-même réclame une
place à part, dans les manifestations collectives de la vie
chrétienne, pour deux actes du culte qui ne sont pas l'expression
spontanée des sentiments éveillés par l'Esprit dans le coeur des
fidèles, mais des formes traditionnelles dans lesquelles s'expriment
les réalités fondamentales de la mystique chrétienne: le baptême et
la Cène (voir ces mots).
L'un et l'autre remontent au Seigneur lui-même; mais le lien avec
l'histoire évangélique est plus lâche pour le baptême. Nulle part il
n'est fait allusion, au cours des épîtres, à son origine ni au fait
que le Seigneur l'aurait pratiqué ou l'aurait reçu lui-même. Les
Actes (Ac 19:17) distinguent entre le baptême de Jean,
administré sans doute au nom de Dieu, et le baptême de l'Esprit,
administré au nom de Jésus; mais des références de ce genre ne se
trouvent nulle part sous la plume de Paul. Le baptême n'est plus pour
lui un signe de repentance; il est la participation du fidèle à la
mort et à la résurrection du Sauveur; le chrétien meurt à lui-même et
ressuscite avec Christ à une vie nouvelle.
On a voulu voir là une infiltration de l'idée d'initiation qui
est au fond des mystères antiques, et il n'est pas niable que dans la
mesure où les philosophies de mystères sont à base de mysticisme, la
conception paulinienne s'en rapproche, dans toute la mesure où elle
est elle-même mystique et réaliste.
Faut-il aller plus loin? Faut-il dire, comme le veut Loisy, que
le christianisme de Paul n'est qu'une forme particulièrement heureuse
des religions de mystères? Dans ce cas, le baptême n'est plus, en
effet, qu'un rite d'initiation. L'acte baptismal, institué jadis pour
d'autres fins, est maintenant interprété à travers le «mythe» du
Sauveur mort et ressuscité, et la figuration rituelle de cette mort
et de cette résurrection assure aux initiés une immortalité
bienheureuse.
Nous verrons plus loin (cf. VII, 2) dans quelle mesure il est
légitime d'assimiler la rédemption aux mythes explicatifs des
mystères; mais en tout état de cause, les conclusions que l'on tire
de ce rapprochement en ce qui concerne le baptême paraissent fort
exagérées.
Il ne faut pas méconnaître, dans la notion paulinienne du
baptême--et à un moindre degré de la sainte Cène--l'existence d'un
réalisme radical. Le baptisé «meurt et ressuscite» avec son Sauveur.
Le baptême--que Paul trouve naturel d'administrer à des vivants à
l'intention des morts--n'est pas un signe, un symbole consciemment
imaginé par l'Église pour figurer une transformation intérieure; il
porte en lui-même sa réalité; le recevoir, ce n'est pas déclarer que
l'on veut mourir à l'humanité naturelle et renaître à l'humanité de
l'Esprit, c'est mourir et ressusciter avec Christ.
Mais ce réalisme est plus mystique encore que rituel, plus moral
même que sacramentaire. S'il y a dans le baptême une réalité que la
foi ne crée pas, il n'est rien cependant sans la foi, en sorte que
toute action magique du rite est exclue. On ne saurait, sans abus de
langage, parler d'un rite d'initiation expliqué par un mythe étranger
à ses origines; car si le sens du rite a évolué, il n'y a pas
transfert du plan moral au plan rituel, de l'évangélisme aux
mystères; il y a approfondissement, enrichissement de l'idée de
repentance jusqu'à la notion de mort à soi-même et de nouvelle
naissance. La mort du vieil homme, la naissance de l'homme nouveau
sont des réalités essentiellement spirituelles, qui ne sauraient être
confondues avec l'immortalité bienheureuse que procurent les
initiations aux mystères.
De même en est-il pour la Cène, que l'on a voulu mettre en
parallèle avec le repas rituel des mystes mangeant leur dieu sous les
espèces de l'animal sacrifié. Il y a là un abus évident que
n'autorisent même pas des paroles comme Jn 6:31,59, et moins
encore les paroles infiniment plus sobres de 1Co 11:18-34 ou
1Co 10:16-21 La Cène se rattache à des souvenirs incontestés, et
la paradosis de 1Co 11:23-26 est celle de toute l'Église
primitive. Le «repas du Seigneur» n'a pas cessé d'être le lien de la
famille chrétienne, et toute sa valeur est compromise du fait que
l'on y participe sans amour. Paul assimile la communion du chrétien
avec son Sauveur à la communion des païens avec les démons; mais il
l'assimile également à la communion du prêtre lévitique avec l'autel,
en sorte que l'on ne voit pas pourquoi on voudrait intégrer de force
sa pensée à la tradition des mystères plutôt qu'à celle d'Israël d'où
elle dérive si nettement.
Le réalisme qui se révèle ici est d'ailleurs assez clairement
inhérent à la pensée de l'apôtre pour que l'on n'ait pas à lui
chercher ailleurs une source occasionnelle, et les éléments
spirituels y restent toujours prédominants. Si la Cène nous permet de
«communier au corps du Christ», elle reste par là le ciment de
l'Église qui est, elle aussi, «corps du Christ». Ainsi l'apôtre
demeure fidèle à sa doctrine fondamentale, qui fonde sur la
participation à l'Esprit du Seigneur l'unité de l'Église et la
solidarité des saints.
Attribuer au magisme ou aux religions de mystères tout ce qui est
chez lui réaliste ou sacramentaire, c'est dépouiller sa pensée non
seulement de sa valeur morale et de sa sève religieuse, mais aussi de
sa cohérente unité et de son originalité profonde.