MOÏSE 3.

III Séjour en Madian.

Où faut-il chercher cette région de Madian? La question a été
discutée depuis longtemps par les critiques, qui ont abouti à des
conclusions très diverses (voir Madian); disons seulement ici:

que, d'après les textes bibliques, Madian paraît
devoir être cherché dans le voisinage de cette «montagne de Dieu» où
l'on voit Moïse conduire les troupeaux de Jéthro, prêtre de Madian,
et où il a la vision du buisson ardent (Ex 3:2);

qu'il ne peut être question que d'une région
située à une distance relativement restreinte de l'Egypte, d'où Moïse
s'enfuit; 1Ro 11:17 (qui parle d'un personnage nommé Hadad,
lequel, parti d'Édom, gagne l'Egypte en passant par Madian et Pâran)
fait aboutir à la même conclusion.

Madian aurait été situé au Nord ou N.-E, de Pâran, puisque cette
dernière région s'étendait entre Kadès et Pétra capitale des
Edomites. La proximité, supposée par No 24:20 et suivant, de
Moab, d'Amalek et de Madian appuie aussi cette localisation
géographique de Madian dans la région S.-E, de la Palestine. Les
géographes arabes situent Madian à l'Est du golfe d'Akaba, donc à une
très grande distance de l'Egypte, et y placent l'histoire du séjour
de Moïse. Il est fort possible que les Madianites, qui sont
représentés, suivant les textes, comme un peuple de marchands, de
bergers ou de pillards (Ge 37:28,Esa 60:6,Jug 6-8), aient
essaimé dans d'autres régions, à diverses époques, et jusqu'à
l'orient du golfe d'Akaba.

Le chef religieux que nos textes appellent, suivant les
documents, soit Jéthro (J), soit Réuel, ou même Hobab (E) est
mentionné comme Madianite dans Ex 3:1 et comme Kénien dans
Jug 4:11. Ces Kéniens, qui faisaient corps avec Madian, dont ils
auraient constitué un des clans, apparaissent maintes fois en
relation avec Juda; on les voit, à l'époque de la conquête de Canaan,
s'unir aux Judéens (Jug 1:16), et ils semblent, pendant la
période du désert, avoir entretenu avec les clans hébreux des
rapports d'amitié auxquels 1Sa 15:5s fait nettement allusion. De
ces rapprochements entre Kéniens et Madianites on est en droit de
conclure que ces deux peuplades représentaient «un même concept
ethnique, ou, en tout cas, un groupe de tribus de même race et de
même origine» (Léon Cart, Au Sinaï et dans l'Arabie Pétrée, pp.
382-384). Or, Ge 25:1-6 (J) établit entre Madianites et Hébreux
un degré de parenté éloignée, Madian y étant indiqué comme fils
d'Abraham par sa femme Kétura; il est donc permis de croire qu'il
existait, entre ces divers clans ou peuplades, une origine commune,
et que, en se réfugiant chez les Madianites, Moïse se trouvait entrer
en relation avec des hommes de même race que lui.

Il faut maintenant faire un pas de plus et relever le fait que
cette «montagne d'Élohim», auprès de laquelle Moïse fut mis pour la
première fois en contact avec le Dieu des pères et où, plus tard, il
eut les révélations solennelles qui sont concentrées, par nos textes,
autour du nom de Sinaï, était déjà, avant le moment où Moïse y passa
et où les Israélites y séjournèrent près d'une année, une montagne
consacrée à un culte important; voir l'expression de Ex 3:1:
«montagne d'Élohim», qui se retrouve Ex 4:27 24:13,1Ro 19:8; il
y aurait eu là un culte établi depuis une antiquité plus ou moins
reculée et où les tribus nomades recherchaient la présence d'un dieu,
peut-être un sanctuaire commun à plusieurs peuplades sémitiques du
désert; ce sanctuaire est celui vers lequel, d'après E (Ex 3:12)
et sans doute aussi J (Ex 9:3), Moïse devra conduire les
Israélites à leur sortie d'Egypte pour y offrir un sacrifice; le
sanctuaire et la «montagne d'Élohim» étaient donc situés sur la route
entre Madian et l'Egypte, puisque Moïse, à son départ de Madian, y
retrouve son frère Aaron venant à sa rencontre (Ex 4:27). On
verra plus loin les conclusions que la critique a tirées, pour la
religion de Moïse, de ce séjour en Madian.

Le moment historique dans lequel se produisit, à la «montagne
d'Élohim», la manifestation de la divinité est rapporté par le récit
de Ex 3 (E) où Moïse, berger des troupeaux de ce prêtre Jéthro
dont il avait épousé une fille, nous est montré menant paître ces
troupeaux au delà du steppe, dans le voisinage de la montagne sainte.
Il a dû s'écouler un temps assez long entre la fuite en Madian et le
retour en Egypte; d'après Ex 7:7, Moïse a 80 ans quand il se
présente devant le pharaon, et Ac 7:30 attribue une durée de 40
ans au séjour en Madian. Au cours de ces années d'absence, il a pu se
livrer à bien des réflexions, ressentir avec plus de force et
d'amertume la situation douloureuse des clans hébreux en Egypte et
aspirer sans doute avec plus d'énergie que jamais à l'heure où
sonnera pour eux la délivrance. Le patriote présomptueux et violent
qu'il était lorsqu'il tua l'exacteur égyptien, a dû devenir, sous
l'influence calmante des solitudes du désert, l'homme paisible et
défiant de soi que nous le voyons être lorsque Dieu l'appelle à
intervenir pour la libération de ses frères. On l'a dit très
justement: «Toute révélation est psychologiquement préparée. Les
grandes pensées ne peuvent naître que là où le terrain a été préparé
pour elles dans une grande personnalité.» (Rothstein, Unterricht im
A.T.,
I, 49).

Les expériences faites dans le passé, les réflexions faites sur
l'état misérable de son peuple, les aspirations à la liberté
constituent la base psychologique nécessaire, celle qui précède et
prépare chez tous les grands héros religieux l'heure où se produira
la révélation décisive qui leur montrera la tâche à accomplir. Le
récit d' Ex 3 nous met en présence de cette révélation,
rattachée au phénomène du buisson (voir art.) qui brûle sans se
consumer. Le texte qui en a conservé la tradition étant d'une date de
beaucoup postérieure au fait raconté (E), il n'est évidemment pas
possible d'affirmer l'exactitude matérielle de tous les détails.

Diverses hypothèses ont été émises pour essayer d'expliquer ce
récit. Ainsi, par exemple, on peut se représenter que Moïse aurait
été mis en face d'une théophanie, c'est-à-dire d'une manifestation de
la divinité se produisant sous la forme d'un phénomène extérieur,
dont les conditions auraient été empruntées au milieu spécial dans
lequel il se produisit: une région désertique, pauvre en végétation,
et dans laquelle la divinité pouvait même faire intervenir certains
éléments visuels particuliers, tels que le mirage. Les expressions
toutes réalistes de: «n'approche pas d'ici...ôte tes souliers de tes
pieds...», sembleraient appuyer cette manière de voir, ce mode de
révélation employé par Dieu pour inculquer au héros du récit des
vérités de l'ordre spirituel et lui faire entendre l'appel qui devra
déterminer sa carrière. Ou bien, on pourrait voir ici un phénomène
intérieur de vision, analogue à celles qui ont inauguré le ministère
de plusieurs prophètes (Ésaïe, Jérémie, Ézéchiel et d'autres encore),
phénomène qui se serait présenté sous une forme assez nette pour
produire une forte impression sur l'esprit conscient du spectateur,
et pourrait se rattacher à certaines conditions et manifestations
d'ordre extérieur, matériel, qui auraient mis son esprit dans les
dispositions de réceptivité favorables pour percevoir et comprendre
la vision. Tel aurait été le cas pour Moïse.

Mais à quelque explication qu'on se rallie, lorsque Dieu fera
retentir l'appel qu'il lui adresse: aborder le pharaon et obtenir de
lui la libération des clans hébreux, alors Moïse, éprouvant un
intense sentiment de frayeur et celui de toute son incapacité,
cherchera à se soustraire à la mission si grave et si périlleuse que
Yahvé lui confie. Il cédera pourtant; il se montrera dès maintenant
ce qu'il sera toujours au cours de sa carrière: l'homme du devoir et
de l'obéissance implicite à l'ordre divin, qui s'oublie et se
sacrifie volontiers lui-même pour le bien de son peuple et pour
l'honneur de Dieu.

En Egypte, la situation avait changé; le pharaon sous lequel
Moïse avait dû quitter le pays était mort, «longtemps après» dit
Ex 2:23, expression qui paraît faire allusion tout à la fois au
long séjour de Moïse en Madian et au long règne de ce Ramsès II qui
avait occupé le trône pendant 67 ans. Moïse part donc et va au-devant
de ce ministère, qui sera souvent celui de la souffrance et du
renoncement, et au terme duquel il ne pourra saluer que de loin cette
terre de la promesse vers laquelle il aura conduit son peuple pendant
40 ans.