MOÏSE 2.

II Epoque, origine, naissance et nom de Moïse.

Quels sont maintenant les éléments fournis par les textes bibliques
qui racontent la vie de Moïse, et comment les apprécier au point de
vue historique? Il n'est point indifférent de constater que les
circonstances de ses débuts sont présentées en corrélation étroite,
d'une part avec le milieu ethnique auquel il appartenait par les
liens du sang et dans lequel il devait vivre et agir et, d'autre
part, avec le milieu égyptien d'où il devait tirer les éléments de sa
culture première qui rendirent possible et facilitèrent l'action
qu'il fut appelé à exercer au profit de sa race. Les circonstances de
sa naissance, de son exposition sur les rives du Nil, de son
sauvetage par une princesse royale, de son éducation reçue à la cour
du pharaon de l'époque, tout cela est trop connu pour qu'on s'y
arrête ici. Où ont pu se produire cette exposition et ce sauvetage?
Pour fixer ce point, il faudrait savoir dans quelle ville, située sur
les bords du Nil ou d'un de ses canaux, résidait alors la princesse
en question. Ce ne pouvait pas être Memphis, car le fleuve est trop
large et trop rapide pour que le fait raconté Ex 2 ait pu s'y
placer. Ebers (Durch, Gosen zum Sinaï, p. 78) pensait à Tanis,
ville de la Basse-Egypte, importante sous le Moyen Empire et la
domination des usurpateurs hyksos, et qui le redevint sous Séti I er
et son fils Ramsès II Le texte Ps 78:12,43, citant deux fois les
«campagnes de Tsoan» (=Tanis) comme le théâtre des prodiges qui
accompagnèrent la sortie d'Egypte, serait en faveur de cette
identification. Cette opinion, longtemps abandonnée, a été reprise
par le prof. Montet, de l'Université de Strasbourg, qui a entrepris
d'importantes fouilles dans les ruines de cette région. La branche du
Nil qui passe à Tanis y a un cours lent, que pouvait facilement
surveiller la soeur de l'enfant exposé sur les eaux et qui ne
menaçait pas d'emporter la petite nacelle. La tradition juive
(Flavius Josèphe) donne à la princesse qui adopta Moïse le nom de
Termuthis, ou de Bithia (d'après les rabbins, à rapprocher de
1Ch 4:18 d'où a été tiré ce second nom), et Eusèbe l'appelle Merris ;
il est frappant de comparer ces deux derniers noms avec
ceux de la fille favorite de Ramsès II, Bint-Antha, et d'une
autre fille plus jeune, Merri

Quant au nom même de Moïse, il est, lui aussi, d'origine
nettement égyptienne, et a jadis été expliqué étymologiquement de
diverses manières. L'explication la plus acceptable et le plus
généralement admise est celle de Lepsius, qui voit ici le nom commun
mes ou messu, fils, que l'on retrouve dans les noms propres
Ahmès (fils de Ah), Thoutmès (fils de Thout), Ramsès
(fils de Râ); on pourrait donc, soit prendre Môchèh comme
constituant en lui-même un nom propre, soit y voir la forme abrégée
d'un nom théophore, c'est-à-dire composé d'un nom commun (mes =
fils) et d'un nom divin qui aurait disparu; cette dernière
supposition paraît la plus plausible.

--Les circonstances extérieures qui accompagnèrent la naissance
de Moïse rappellent celles de la naissance de divers autres
personnages légendaires ou historiques tels que: Romulus et Rémus à
l'origine de Rome, ou Persée, ou Cyrus, et surtout Sargon I er roi
d'Agadé, le premier roi sémitique de la Babylonie (vers 2650 av.
J.-C), dont la statue portait ces mots: «Shargina, le roi puissant,
le roi d'Agadé, c'est moi. Ma mère était pauvre, je ne connaissais
pas mon père...ma mère me conçut, elle m'enfanta en secret et me mit
dans une arche de jonc, et en ferma la porte avec du bitume; elle me
lança sur le fleuve...qui m'emporta vers Akki le porteur d'eau. Akki
me tira avec un crochet; Akki m'éleva comme son propre fils; il
m'établit comme jardinier; dans ma profession de jardinier, Istar me
prit en affection et me fit prospérer, et au bout de...années, je
m'emparai du pouvoir royal.» On pourrait établir un rapprochement
entre les trois traditions, la romaine, l'akkadienne et l'hébraïque;
et l'on remarquera que si, dans les deux premières, le merveilleux
joue un rôle (en vue de montrer que les deux dynasties royales
avaient eu une origine divine), il n'en est pas ainsi dans la
troisième, où les événements racontés n'ont rien d'invraisemblable et
mettent en jeu des circonstances que l'on peut qualifier de
providentielles, puisqu'elles eurent pour résultat de placer les
première années de Moïse dans un milieu où il put se préparer
utilement à la tâche à laquelle il allait consacrer sa vie (Westphal,
Jéhovah, 4 e éd., p. 174). On remarquera en outre que le récit
babylonien ne transmet les noms ni du père ni de la mère de l'enfant,
ce qui fait ressortir l'extraction infime de Sargon I er. Dans le
récit de E (Ex 2:18), les noms des parents de Moïse ne
paraissent pas non plus, soit que l'auteur de E ne les connût pas,
soit qu'ils eussent été mentionnés auparavant, dans un fragment de E
non utilisé par le rédacteur; et ils ne sont donnés que par P, le
document le plus récent (Ex 6:20).

Ceci nous amène à examiner la question des origines familiales de
Moïse. D'après Ex 6:20 (P) Moïse a pour père Amram, petit-fils
de Lévi, et pour mère Jokébed, tante d'Amram et «fille de Lévi»
(expression que, d'après les LXX, il faut sans doute corriger en
«d'entre les filles de Lévi», c-à-d. «appartenant à la tribu de
Lévi»). Le texte No 26:59 donne à l'expression le sens littéral
de «propre fille de Lévi», ce qui (de même que pour Amram qui,
d'après Ex 6:18,No 3:19 26:58, serait un petit-fils de Lévi) ne
s'accorderait absolument pas avec la donnée de Ex 12:40,
attribuant au séjour en Egypte une durée de 430 ans. En outre, il
serait difficile de supposer, d'après No 3:27, qu'Amram eût été
le propre père de Moïse, puisque ce texte parle de la famille des
Amramites,
descendants de Lévi par Kéhath. Il faut donc supposer
qu'il existait dans Ex 6:20 une liste généalogique, plus
complète à l'origine et qu'on a abrégée. La forme du texte, dans
Ex 2:1, laisse entendre que Moïse aurait été le premier enfant
né de cette union; pourtant, dans la suite du récit (verset 4,7), il
est parlé d'une soeur plus âgée que lui, surveillant à distance
l'enfant exposé sur le Nil. D'autre part, dans Ex 7:7, Aaron est
donné comme de trois ans plus âgé que Moïse; enfin No 12:1 et
suivant
montre Aaron et Miriam ligués contre celui-ci. Ces divers
indices ont amené quelques critiques à la conclusion qu'Aaron et
Miriam auraient été les enfants d'un premier mariage d'Amram (Ex
15:20, qui parle de «Miriam soeur d'Aaron », viendrait appuyer
cette supposition), et que Moïse serait alors issu d'un second mariage
de ce dernier. Bon nombre de critiques, en présence des difficultés
diverses soulevées par cette question, ont même mis- en doute que
Moïse eût été ressortissant de la tribu de Lévi.

Il n'a certainement pas été indifférent à l'oeuvre que Moïse aura
plus tard à accomplir au sein de son peuple, que cet enfant hébreu
eût été appelé à vivre ses premières années à la cour du pharaon et à
y être mis en contact avec la civilisation la plus haute de l'époque;
qu'il eût eu l'occasion d'y faire connaissance avec les idées
essentielles de la religion égyptienne et que, selon l'expression du
diacre Etienne dans Ac 7:21, il eût été «instruit dans toute la
sagesse des Egyptiens»; cette affirmation peut fort bien répondre à
une réalité historique, et il paraît probable que, pendant son séjour
dans les sphères cultivées et dirigeantes de l'Egypte, il ait acquis
bien des connaissances et une préparation qui furent profitables à
son oeuvre ultérieure. Mais Philon commet certainement une erreur
lorsqu'il prétend que Moïse y fut mis au courant de toute la sagesse
hellénique et orientale, et l'historien égyptien Manéthon (III e
siècle av. J.-C.) en commet une non moins manifeste en affirmant que
Moïse aurait été d'abord un prêtre d'Osiris à Héliopolis (l'ancienne
On) et qu'il aurait porté le nom d'Osarsiph, échangé plus tard contre
celui de Moïse; il commet ici une confusion, car Osarsiph (Osar =
Osiris) n'est que l'équivalent égyptien de l'hébreu Joseph (Jo =
abréviation de Yahvé); si Manéthon rapporte ici une tradition
ancienne, on constatera que cette tradition confondait simplement le
personnage de Joseph avec celui de Moïse.

Quelle qu'ait pu être la position occupée par Moïse dans le
palais, comme fils adoptif d'une princesse royale, cette position
n'eut pas pour effet de lui faire renier ses origines et oublier son
peuple: Ex 2:11 et suivant contient un récit qui présente un
Moïse plein d'une véhémente indignation, à la vue d'un de ses
compatriotes maltraité par un chef de corvée égyptien, et tuant ce
dernier, après s'être assuré que ce meurtre n'avait aucun témoin: cet
acte de violence «pouvait annoncer le futur libérateur du peuple,
mais assurément pas encore le prophète appelé de Dieu» (von Orelli,
art. Moïse, dans RE, XIII, 488). Moïse s'y révèle comme une
nature ardente, impulsive, épousant avec une fougue irréfléchie la
cause de son peuple dont, malgré la situation privilégiée qu'il avait
occupée jusqu'alors, il était resté un membre fidèle et capable pour
le défendre d'aller jusqu'au crime. On sait quelles furent, pour
Moïse, les conséquences de cet acte, qui, à son insu, avait eu des
témoins. Sachant que le roi le recherchait pour le punir et que,
d'autre part, il était l'objet de la défiance des Hébreux (Ex
2:14), Moïse s'enfuit et alla chercher un asile en Madian. Ce séjour
ayant eu une importance capitale et une portée décisive pour toute la
carrière de Moïse, il convient d'examiner ici de près les questions
qu'il soulève.