MESSIE

(aram, mechiakh, hébreu mâchiakh, du verbe mâchakh qui
signifiait originairement frotter, poser la main sur quelqu'un ou
quelque chose).

Wellhausen fait observer avec raison que, dans la foi religieuse des
primitifs, le fluide spirituel se transmettait par l'attouchement
corporel. L'huile devint bientôt l'agent de liaison dans ce contact.

La consécration s'opérait par une onction d'huile, qu'il s'agît de
personnes ou d'objets. Et cette onction était censée conférer tout à
la fois la purification et la puissance. Elle était aussi pour l'oint
un moyen de protection.

On a pensé que cette pratique était née sur la terre d'Egypte. Une
tablette de Tell el-Amarna parle d'un roi cananéen sacré par le
pharaon Thoutmès III (XVI° siècle), qui lui a «versé de l'huile sur
la tête». Peut-être, en faisant cela, le pharaon se conformait-il
simplement à un usage syrien.

Le Messie dans l'Ancien Testament .

L'onction était en Israël le rite du sacré
(1Sa 9:16 15:1-17 Ps 18:50 20:7 La 4:20), d'où la formule:
«l'oint de Jéhovah» appliquée au roi (1Sa 24:7).

On l'employa aussi, plus tard, pour introduire dans les fonctions
sacerdotales le prêtre (Ex 28:41) et le grand-prêtre (Le
4:3-16).

L'homme de l'Esprit, le prophète, recevait parfois l'onction
d'huile: «Tu oindras Elisée pour prophète à ta place» (1Ro
19:16, cf. Ps 105:15). Un envoyé providentiel, même quand il
n'était pas israélite, était de ce fait un oint (Cyrus dans Esa
45:1). Il allait de soi que l'envoyé providentiel par excellence,
celui que la prophétie attendait pour venger Israël de toutes ses
humiliations et le consoler de toutes ses infortunes, serait,
au-dessus de tous, l'oint de Jéhovah, son «Messie».

Ésaïe met dans la bouche du Serviteur décrit dans (Esa 53)
(voir l'identité de situation et de programme entre Esa 11:2
42:1-4 61:1) la déclaration: «Jéhovah m'a oint» (Esa 61:1).
Jésus s'est reconnu dans cette prophétie (Lu 4:21), et le N.T.
traduit à son intention «Messie» par l'équivalent grec
«Christ» (Jn 14:2 4:25,Mt 1:16 16:16 26:63,Mr 8:29 14:61,Lu 2:11
9:20,Jn 6:69 10:24 11:27 20:31,Ac 2:36 etc.).

Pierre, dans Ac 4:27, applique à Jésus la parole du
Ps 2: «Pourquoi les princes se liguent-ils contre Jéhovah et contre
son Oint?» et déclare dans Ac 10:38 que «Dieu a oint du
Saint-Esprit et de force Jésus de Nazareth». Ici, il ne s'agit plus
d'un rite extérieur, mais d'une onction spirituelle accordée dans le
sens absolu au Fils rédempteur, et analogue à celle, relative, que
ses rachetés recevront par sa grâce. «Vous avez reçu l'onction de la
part de Celui qui est saint» (1Jn 2:20).

On trouvera dans l'article Prophète (parag. 8 et 9) l'histoire de
l'évolution de l'idée messianique dans la littérature hébraïque et
comment Jésus de Nazareth a accompli les prophéties relatives au
Messie.

Certains critiques ont pensé que l'idée messianique était venue
en Israël d'une eschatologie orientale qui, bien avant le judaïsme et
le mazdéisme, aurait annoncé une palingénésie universelle, une sorte
d'âge d'or consécutif à de terribles catastrophes sociales et
cosmiques. Le peu que nous savons des croyances antiques sur ce point
nous paraît prouver bien plutôt que, pour l'ensemble des peuples, la
croyance ne plaçait l'âge d'or qu'aux origines de l'humanité. Quant
aux prétendus messies orientaux, ou bien ils ne sont pas des êtres
personnels (Inde), ou bien ils sont nés d'un syncrétisme auquel la
révélation hébraïque et même, à l'occasion, chrétienne, a
certainement contribué (Perse).

Enfin, pour ce qui regarde la religion des Mystères (voir ce
mot), où les cultes de l'Orient fusionnent avec l'hellénisme, son
principe rédempteur ne doit pas nous induire à voir en lui une forme
de messianisme; tout orientée vers le mystère de l'immortalité, cette
religion, sous ses diverses formes, a pour but d'enseigner aux
initiés les rites magiques, aux vertus expiatoires, qui permettent à
l'homme de participer à la vie divine, à la renaissance du dieu. M.
Mowinckel est pour nous dans le vrai quand il fait ressortir
l'originalité de la prophétie messianique d'Israël.

En somme, cette espérance, que nous ne trouvons développée dans
aucune autre nation, est fonction de la foi en Jéhovah, de la
certitude qu'avait Israël que Jéhovah est le Dieu unique, vivant et
tout-puissant dans son action, son Dieu, résolu, dans sa pédagogie
divine, à assurer la gloire et le bonheur du peuple élu après l'avoir
éduqué, châtié, épuré, délivré de ses ennemis, sauvé. La venue du
Messie et son triomphe sont l'aboutissement et le couronnement du
grand dessein de rédemption poursuivi par Jéhovah depuis qu'il a, par
la vocation d'Abraham, renoué avec l'humanité déchue.

Bien avant de se personnaliser, l'idée messianique est
représentée dans la littérature hébraïque par l'aspiration vers la
rédemption de l'humanité envisagée comme une action combinée de la
puissance divine et de la force de la race humaine (Ge 3:15). La
grande espérance se confond ensuite avec l'avenir même du peuple
d'Israël, chargé par Jéhovah d'entreprendre le bon combat pour la
délivrance de l'humanité.

Les premiers prophètes voient dans la théocratie jéhoviste
administrée par les envoyés de Dieu puis, occasionnellement, dans la
royauté temporelle de David et de sa descendance, la représentation
visible du gouvernement de Dieu sur la terre (2Sa 7:12,24 Os
3:5). Quand les événements eurent convaincu les hommes de l'Esprit,
à partir du VIII e siècle, qu'aucune royauté humaine n'était assez
fidèle ni assez forte pour accomplir l'oeuvre de relèvement,
l'espérance d'Ésaïe s'attacha à la venue d'un roi divin qui seul
pourrait, au jour de la suprême initiative de Jéhovah, apporter au
monde, par le moyen d'un reste en Israël, l'ère de justice, de paix
et de prospérité universelle (Esa 10:20 11:1,10).

Enfin, les cruelles expériences faites par Jérémie ont amené un
de ses disciples, Ésaïe II, à comprendre que cette royauté
providentielle ne s'accomplira point dans la gloire, mais devra, pour
porter ses fruits de rédemption, commencer par une oeuvre morale et
spirituelle dont le héros incompris, personnage humble et martyr,
souffrira et apportera le salut par sa mort expiatoire (Esa 53).
Et ce sera le serviteur de Jéhovah, le Messie, personnifiant d'une
part la fidélité du reste d'Israël et d'autre part l'obéissance
parfaite à Jéhovah, le Dieu saint, dont la volonté d'amour est de
sauver, non seulement Israël, mais, par Israël, l'humanité tout
entière (Esa 49:6 52:15).

Le Messie dans la littérature apocalyptique.

En dehors de la ligne que nous venons d'indiquer, ligne droite où
s'avère une direction inspirée, une révélation qui débouche dans le
N.T., la notion du Messie a été présentée au sein du judaïsme
(surtout depuis l'apocalypse de Daniel jusqu'au siècle même du
Christ) à travers les littératures apocryphe, apocalyptique et
pseudépigraphique, en des visions où l'on retrouve l'influence des
mythes babyloniens et perses. Ces visions, aux détails souvent
contradictoires, trouvent leur unité dans un nationalisme de plus en
plus farouche et exclusif.

Tandis que les derniers prophètes font entendre leur voix, le
programme deutéronomique, développé dans le sens clérical par les
prêtres qui préparèrent la réforme d'Esdras, perd son spiritualisme
moral et aboutit pour l'ensemble au particularisme juif. Joël déjà le
laisse entrevoir (Joe 3 12,14).

L'auteur des Chroniques porte la théorie du particularisme à sa
perfection; pour lui, rien ne compte ici-bas que Juda, Jérusalem,
David. «Seigneur, c'est pour nous, dira un jour le 4 e Esdras, que tu
as créé le monde. Quant au reste des peuples, ils ne sont rien,...un
crachat»: et salivoe assimilates sunt . (Pseudo-Esdras 4:56) On
conçoit qu'avec une pareille notion, avivée par les souffrances
injustes des Juifs sous Antiochus Épiphane, le messianisme se soit
bien vite concentré dans l'attente d'un vengeur terrible aux nations.

Dès le IV e siècle av. J.-C, le livre de Jonas avait essayé de
réagir; aussi n'est-on pas surpris de voir Jésus y faire allusion,
comme si Jonas, dont la prédication sauva Ninive, l'avait en quelque
sorte préfiguré (Lu 11:30).

Un certain nombre de psaumes conservent dans leurs élans de
repentir et dans leur universalisme la saveur du prophétisme
jéhovique (Ps 9:12 18:50 47:9 49:2 97:6 cf. Ps 2:10 22:28
72:17) aussi les psaumes étaient-ils chers à Jésus qui s'y retrouve
et qui les cite. Mais ailleurs, tout ce qui se publie sur le Messie
est plutôt propre à éloigner les Juifs, tant des prédications
anciennes des prophètes que de l'idéal évangélique auquel Jésus se.
vouera. C'est dans cette floraison de littérature judéo-messianique
qu'il faut chercher la raison pour laquelle Jésus, même chez les plus
zélés Israélites, ne trouvera de son temps qu'incompréhension et
occasions de scandale.

La plupart des livres du messianisme juif ont pour point de
départ l'apocalypse de Daniel et sa vision du Fils de l'Homme (Da
7:13 et suivants); voir Prophète, parag. 8. Après les victoires des
Macchabées, toutes les espérances paraissaient permises au peuple qui
venait de reconquérir son indépendance par ses héros et ses martyrs.
«Les saints du Très-haut recevront la royauté, la posséderont à
jamais» (Da 7:18). Encore «un temps, des temps, et la moitié
d'un temps» (Da 12:7), et les puissances anti-messianiques
seront brisées. Les armées célestes se préparent. Voici l'heure du
Messie...

Le Testament de Juda, postérieur de peu aux jours
hasmonéens, reprend l'idée du Germe (Jer 23:5,Za 6:12) et
déclare que de lui» montera une verge pour les nations» (24:4 et
suivants
).

Plusieurs passages du Testament des 12 Patriarches
unissent dans le Messie futur la charge royale et les fonctions
sacerdotales. (cf. Za 6:13) Il descendra à la fois de Juda et de
Lévi (Siméon 7, Le 2Da 5, Gad 8, Joseph 19).

Les Oracles sibyllins (3e Sibylle, l'araméenne) annoncent
un «roi venu du ciel», qui paraîtra «à la fin» et «dans la plus
grande gloire» pour juger chaque homme dans le sang et à la lueur du
feu (3:286 et suivant). Quand tous les peuples auront ployé sous
la loi de Jéhovah, Jérusalem deviendra par miracle la capitale du
monde pacifié.

Le Siracide, de son côté, fait allusion aux promesses
messianiques, en disant que le Très-haut pardonnera ses fautes à
David. «Il élèvera pour toujours sa puissance, lui assurera une
descendance de rois et le trône de gloire en Israël...Qu'il nous
délivre quand son jour sera venu!» (Sir 47:11 50:24).

Le Livre des Jubilés exalte le jour où les serviteurs du
Seigneur «verront s'exécuter tous leurs jugements et toutes leurs
malédictions sur leurs ennemis» (23:27). Il ne fait qu'indiquer
l'espoir messianique dans une angélologie et une démonologie où l'on
voit que les temps du Messie se préparent sous la forme d'une
victoire universelle remportée par un peuple fidèle à la loi de
Jéhovah.

L'Apocalypse d'Hénoch parle du Messie de paix; il le
représente dans ses Paraboles (ch. 37-71) sous la forme d'un
taureau blanc «imploré à jamais» (90:37). Le Messie est appelé aussi
l'Élu, le Juste. Il a préexisté, il présidera au jugement final.
L'universalisme tempère dans ce livre l'espérance nationale. Le «Fils
de l'Homme assis sur le trône de sa gloire» (Hén. 62:3 et
suivants
, cf. Mt 25:31) «sera la lumière des peuples,
l'espérance de ceux qui souffrent dans leur coeur. Tous ceux qui
habitent la terre se prosterneront et l'adoreront» (Hén. 48:4).

On lit dans les Psaumes de Salomon: «Seigneur,
suscite-leur pour roi un fils de David...Ceins-le de force pour qu'il
écrase le dominateur inique...Leur roi sera le Messie, le Seigneur»
(17:23 et suivants). Il conquerra le monde sans recourir aux
armes, par la seule parole de sa bouche. Jérusalem libérée et vengée
sera alors habitée par les Juifs justes, appelés «fils de Dieu».

Puis vient la littérature pharisienne avec les Apocalypses d'Esdras et de Baruch .

L'Apocalypse d'Esdras, livre enflammé, douloureux, tout
frémissant encore de la destruction de Jérusalem par Titus, renferme
une vision du Messie et de la glorification de Dieu. Il compare le
Messie à un «lion rugissant» (12:31 et suivant); Dieu l'appellera
«mon fils», il arrivera sur les nuées du ciel; il jugera les ennemis
par la Loi et les exterminera «sans lutte ni armes» (13:3,38).

L'Apocalypse de Baruch, postérieure à la dernière et
dépendante d'elle, contient la vision d'un cèdre et d'un cep de vigne
où le Messie est représenté. «Ceux qui dormiront avec l'espérance en
lui, ressusciteront» (30:1). Un ange interviendra comme exécuteur des
vengeances divines (62:10 et suivants). Après avoir tué tous ceux
qui auront fait souffrir le peuple juif, le Messie «s'assiéra en paix
sur son trône pour l'éternité» (73:1).

Notons encore l'Assomption de Moïse, où il est prédit
qu'Israël aura le bonheur de «monter sur le cou et sur les ailes de
l'Aigle» (10:8).

Le Messie dans les évangiles.

(Pour le messianisme de Jean-Baptiste,voir art. à ce nom).

A l'époque de Jésus, les vexations de l'autorité romaine
entretenaient le peuple juif dans une telle fièvre de révolte qu'il
ne voyait plus dans le messianisme que l'élément libérateur. Le
Messie des prophètes hébreux, avec son mordant moral et son objectif
rédempteur, avait disparu de l'horizon. La foi générale, même chez
les meilleurs, pouvait être résumée dans le mot désabusé des
disciples d'Emmaüs: «Nous espérions que ce serait lui qui délivrerait
Israël» (Lu 24:21).

Les disciples de Jésus les plus intimes ne peuvent se défaire de
ce préjugé, de ce mirage. Même après la croix et la résurrection, ils
en sont encore à demander à Jésus, sur le mont des Oliviers, au
moment suprême où il leur promet le Saint-Esprit: «Seigneur, le temps
est-il venu où tu rétabliras le royaume d'Israël?» (Ac 1:6).

On comprend dès lors pourquoi Jésus, qui se savait le Messie, le
Christ (Mt 16:13-17,Lu 19:29-40 etc.), mais qui prêchait dans
un milieu où le mot de Messie n'éveillait que l'idée d'un roi
temporel, dominateur et vengeur, incarnant toutes les rancunes
politiques d'Israël et toutes les puissances exterminatrices de
Jéhovah, évite de se présenter aux foules sous ce nom et préfère
s'appliquer le qualificatif énigmatique de «Fils de l'homme» (voir
Prophète, parag. 8). Par là, sans doute, il tenait les esprits «en
suspens» (Jn 10:24, cf. Mt 16:13), mais surtout, en évitant
de heurter de front une conviction à laquelle ses contemporains
étaient attachés passionnément, il se donnait le temps de jeter la
semence de l'Évangile et de faire apprécier dans sa personne le
caractère spirituel de la messianité. C'est ainsi qu'à la question du
Baptiste: «Es-tu celui qui devait venir?» il répond, non par une
affirmation messianique, mais par des actes qui renvoient à la
prophétie en accréditant l'Évangile (Mt 11:2 et suivants,
cf. Esa 42:7 61:1).

Quand on l'interroge sur sa messianité, quand on réclame de lui
un signe messianique (Mt 16:1 24:3), il répond à ses disciples
par des paroles qui les épargnent (Mt 16:20, cf. Mr 8:29
et suivant), à ses adversaires par des répliques qui les
embarrassent et les réduisent au silence (Mr 8:12,Mt 16:1 22:41
et suivant).

L'effort de tout son ministère a été d'amener ses compatriotes à
reconnaître en lui les véritables traits du Messie et à l'accueillir
comme tel. D'où sa joie le jour des Rameaux...et ses larmes (Lu
19:41 et suivants). Ce n'est que lorsque, spirituellement, sa
tâche sera achevée, et qu'il n'aura plus rien à attendre des hommes,
qu'il dira ouvertement ce qu'il est aux autorités juives décidées à
le perdre. A la question du grand-prêtre: «Es-tu le Messie?» il
répond: «Je le suis» (Mr 14:62). En disant cela, Jésus signait
son arrêt de mort. Comme le montre clairement l'écriteau de la croix,
c'était bien le Messie «roi des Juifs» que Pilate entendait crucifier.

Pour n'avoir pas su donner sa valeur à la méthode pédagogique de
Jésus, certains critiques affirment aujourd'hui qu'il n'est arrivé à
se croire le Messie qu'à la fin de son ministère. Les textes, si on
veut les respecter, leur donnent un démenti. Ils nous apprennent qu'à
l'entrée de son ministère, avant que les débats lui eussent manifesté
combien le préjugé de ses contemporains était grand, il n'a pas
hésité à dévoiler se messianité en Judée, dans l'entretien intime
avec Nicodème (Jn 3:1,21); en Samarie, dans sa conversation avec
une femme au puits de Sychar (Jn 4:26); en Galilée, dans la
synagogue même de la ville où il a été élevé (Lu 4:21). Et l'on
peut penser que si, dans ses tête-à-tête avec Jean-Baptiste au
Jourdain, Jésus ne s'était pas donné pour ce qu'il était, le
précurseur ne l'aurait pas désigné à la foule en disant: «Voici
l'Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde» (Jn 12:9, cf.
Jn 1:20-28 Mat 3:1-17,Esa 53:7).

Le Messie dans la prédication apostolique.

Jésus, après s'être préparé jusqu'à trente ans à son oeuvre
messianique, a été ôte du monde par l'attaque brusquée de ses
ennemis, alors qu'il initiait ses disciples à l'Évangile du Messie.
Il a jeté la semence, comptant sur le sillon pour faire lever le
grain fécondé par l'Esprit. Dans le sillon, deux terrains
s'affrontent: le juif et le grec.

Le juif, tout chargé des substances
apocalyptiques, dispose à l'éclosion d'un messianisme national dont
le héros sera l'Emmanuel de Esa 7 à Esa 9, destiné par «le
zèle de l'Éternel des armées» à étendre le royaume de David et à «le
soutenir par le droit et la justice dès maintenant et à
toujours»: (Esa 9:6) le Messie par et pour Israël.

Le grec, nourri de la mystique des religions à
mystère, développera les éléments du Messie mourant, ressuscitant,
communiant avec son fidèle dans un royaume spirituel aux frontières
universelles, et ce sera le Messie annoncé par Esa 53, le Messie
du royaume dont Jésus a dit dans la parabole des vignerons qu'il sera
ôte aux Juifs et donné à d'autres qui en feront valoir les
fruits. (cf. Mt 21:41) Dès que les témoins de Jésus commencent à
parler, l'angle s'ouvre.

Relisez les discours de Pierre et celui d'Etienne: pour Pierre le
Palestinien, le Messie doit occuper le trône de David, la promesse
messianique est pour les Juifs et pour ceux qui se feront Juifs, à
quelque distance que soit leur séjour (Ac 2:30 et suivants).
Si les Judéens ont crucifié Jésus, c'est «par ignorance» (Ac
3:17). Il eût été dans la logique du peuple de Dieu d'acclamer en
Jésus son Messie. Qu'Israël se repente, qu'il change d'attitude, le
Messie lui sera renvoyé et les meurtriers de Jésus seront rétablis
dans l'alliance par laquelle tous les peuples doivent être
bénis. (cf. Ac 3:17 et suivants)

Pour l'helléniste Etienne, les Juifs, au cours de leur histoire,
n'ont rien compris aux véritables intentions salvatrices de Dieu, ils
se sont toujours opposés à l'oeuvre de l'Esprit, ils ont toujours
persécuté les prophètes (Ac 7:51). Il était donc dans leur
logique de crucifier le Messie, dont ils avaient compris que
l'Évangile appelant au salut tous les hommes supprimerait le Temple
et transformerait les institutions de l'ancienne alliance. (cf. Ac
6:14)

Tandis que le messianisme esquissé par Pierre devait prolonger
ses lignes dans le judéo-christianisme, dont la doctrine était qu'un
païen ne pouvait avoir accès aux dons du Messie qu'en se faisant
d'abord juif et en acceptant la circoncision (Ac 18:1 et
suivants
, Ga 2:1 et suivants, Ro 2:25), le discours
d'Etienne, interrompu tragiquement par la rage de ses contradicteurs,
devait recevoir ses conclusions dans la théologie de Paul qui l'avait
entendu. Les Judéens ont trahi la cause du Messie, ils l'ont renié,
tué, et cela au moment où le monde gréco-romain, frémissant du désir
de vie éternelle, cherchait obscurément dans le syncrétisme des
Mystères orientaux la voie de la rédemption.

Ce contraste dut fortement émouvoir la pensée de l'helléniste
Saul de Tarse, l'aider à orienter sa théologie, à saisir toute la
portée messianique du chap. 53 d'Ésaïe, à libérer le messianisme
évangélique du légalisme juif et des limites d'Israël. Aussi le
voyons-nous employer dans ses démonstrations le langage des Mystères,
appeler le messianisme de Jésus lui-même un mystère (Eph 3:4 5:32
6:19,Col 4:3 etc.). Quand on a compris cela, on ne s'étonne plus
du succès de la mission de Paul sur terre païenne et des persécutions
qu'il endura de la part de ses compatriotes aveuglés.

Ce n'est pas que Paul se fît des illusions sur les Mystères
orientaux qui étaient florissants dans son pays de Cilicie. Il savait
que ces cultes étaient--sauf celui de Mithra--des cultes orgiaques;
il savait aussi que les divinités invoquées par les initiés n'étaient
que des idoles de néant. Mais il discernait dans la mystique des
Mystères l'action des démons; aussi appelle-t-il la coupe des
divinités des Mystères, tout uniment: «la coupe des démons»--car ces
divinités avaient leur table et leur coupe tout aussi bien que le
Messie Jésus (cf. Justin, 1 Apol., 66:4). Seulement le commensal
du Dieu n'est plus le même, suivant qu'il est myste ou chrétien.

Dans la Cène chrétienne, jusqu'ici, le judéo-chrétien a vu un
mémorial, un repas fraternel pris «en simplicité de coeur» (Ac
2:46) et qui unissait les fidèles dans l'attente joyeuse du Messie,
dont on croyait le retour imminent. La Cène du Messie préfigurait le
banquet du royaume de gloire, où l'on serait assis à table avec
Abraham, Isaac et Jacob (Mt 8:11), et plus directement le repas
bienheureux auquel Jésus faisait allusion quand il disait: «Je ne
boirai plus du fruit de la vigne jusqu'au jour où je le boirai
nouveau avec vous dans le royaume de mon Père» (Mt 26:29). Paul
a reconnu dans la cène des Mystères une recherche différente, de
portée mystique, qui répondait comme une obscure prophétie au
sentiment que Jésus avait voulu éveiller dans l'âme des croyants par
la Cène messianique, sentiment qui était resté endormi, si bien que
la Cène elle-même en était compromise, que dis-je, elle commençait
déjà à dégénérer et, en certains lieux, à tourner au scandale (1Co
11:20 et suivants).

Cette recherche du mystère païen, c'était la communion mystique
avec son Dieu, le salut, la renaissance par la manducation de son
Dieu; il se nourrissait de son Dieu pour s'assimiler la vie divine.
Ce que les initiés des Mystères païens cherchaient à tâtons et
s'efforçaient de réaliser sans se douter qu'ils étaient dans leur
égarement charnel le jouet des démons, n'est-ce pas précisément ce
que Jésus, répondant à l'inspiration de l'âme pécheresse, a donné
pleinement, divinement, dans l'institution de la Cène du Messie? son
corps donné pour le salut du monde, son sang répandu pour fonder la
nouvelle alliance? «Prenez, mangez, buvez-en tous...» (Mt 26:26
et suivants).

La Cène du Messie n'est pas seulement un mémorial, une communion
fraternelle, une préfiguration des repas du royaume messianique, elle
représente l'immolation rédemptrice du Messie historique, crucifié
pour le salut. Elle permet l'assimilation spirituelle du
Messie (Jn 6:63). Par elle, le Messie extérieur devient le
Messie intérieur, et le fidèle croyant, une nouvelle créature.
«Christ en nous l'espérance de la gloire» (Col 1:2,2Co
5:17). C'est ici que prend son origine la transformation de la
Cène, repas familial et commémoratif, en Cène sacrement, coordonnée
avec le baptême (Ga 3:27).

Le baptême était aussi un des éléments essentiels des religions à
Mystère. Les deux éléments: Cène mémorial et Cène sacrement, étaient
donc l'institution eucharistique, si hâtive, intervenue à la dernière
heure dans les jours de la Passion du Christ. Les judéo-chrétiens en
avaient retenu le premier, Paul en rétablit le second. Et pour cela,
il ne craint pas de s'avancer sur le terrain des cultes à Mystère.
L'idée que le fidèle s'unit à son Dieu par un repas a-t-elle existé
en Israël à l'occasion des repas qui accompagnaient les
sacrifices? (De 16)

Pas une ligne de l'A.T. ne nous permet de le supposer, non plus
que de croire qu'Israël avait vu, dans Le 17:11, la
préfiguration du salut par le sang d'un Messie. Paul, lui, n'hésite
pas à faire le rapprochement en disant aux Corinthiens: «Voyez
l'Israël selon la chair: ceux qui mangent les victimes n'ont-ils pas
communion avec l'autel [c-à-d, avec le Dieu auquel la victime est
offerte]?» (1Co 10:18). A plus forte raison dans le mystère du
Messie la Cène nous rend-elle participants du Messie; aussi
devons-nous nous garder de la table des Mystères païens, car si les
idoles ne sont rien, les démons sont quelque chose (1Co 8:4
10:19 et suivant, Eph 2:2 6:12). La table des idoles est
celle des démons: «Je ne veux pas que vous ayez communion avec les
démons. Vous ne pouvez boire à la coupe du Seigneur et à la coupe des
démons; vous ne pouvez participer à la table du Seigneur et à la
table des démons. Ou bien, voulons-nous provoquer la jalousie du
Seigneur?» (1Co 10:20 et suivant).

On voit clairement dans ce passage le rapprochement qui s'établit
dans la pensée de Paul entre les Mystères païens et le mystère du
Christ, en même temps que l'opposition qui est imposée à sa
conscience religieuse par sa foi au Seigneur vivant, juste, saint,
rédempteur, unique, Jésus le Messie donné par Dieu pour le salut de
quiconque croit, tant Juif que Grec, (cf. 1Co 8:4-6,Ro 1:16 2:9)
le Messie, «puissance de Dieu et sagesse de Dieu» (1Co 1:24), le
Messie, «livré pour nos péchés, ressuscité pour notre
justification» (Ro 1:25). «Dieu a voulu faire connaître quelles
sont les glorieuses richesses de ce mystère parmi les païens: le
Messie en vous,
l'espérance de la gloire» (Col 1:2), «le
Messie, mystère de Dieu, où sont cachés tous les trésors de la
sagesse et de la science» (Col 2:3).

L'impression causée par la notion messianique de Paul fut immense
et décisive pour l'avenir du christianisme. On retrouve sa théologie
dans la typologie de l'épître aux Hébreux, écrite par un disciple de
Paul. Cette typologie aboutit en effet à une théorie qui fait d'une
mort divine la grande vertu salutaire pour tous les hommes; théorie
bien plus rapprochée de la doctrine fondamentale des Mystères que de
la théologie de l'A.T, dont il semble au premier abord que l'épître
aux Hébreux soit toute occupée.

Pierre, réprimandé par Paul à Antioche (Ga 2:11 et suivant),
subit plus tard son influence (Il suffit de comparer l'épître de
Pierre à son premier discours pour s'en rendre compte), et s'ils
évangélisèrent ensemble à Rome, ce qui paraît probable, ils y
prêchèrent le même Messie.

Enfin, tandis que le messianisme judéo-chrétien s'éteignait peu à
peu dans la dissémination et la persécution, le messianisme de Paul
était repris par Jean, qui d'après la tradition primitive lui avait
succédé dans les Églises d'Asie Mineure. Le génie du Boanerge, au
contact de l'expérience des Mystères qui s'étalaient alors à Éphèse
et ailleurs, acheva de saisir tout ce qui, dans l'enseignement comme
dans les actes de son Maître, répondait aux besoins de l'âme
universelle.

C'est Jean qui nous rapporte les paroles de Jésus sur le pain de
vie, achevant de mettre ainsi en lumière le sens de la Cène dans la
théologie de Paul, et de faire remonter jusqu'au Maître la notion
mystique du sacrement. Le rapprochement étroit établi par le 4 e
évangile entre l'incarnation du Verbe (Jn 11:4), la manducation
de sa chair spirituellement comprise (Jn 6:64) et l'obtention
dès ici-bas de la vie éternelle (Jn 6:40,51,57) constitue le
type par excellence de la religion des Mystères et en même temps
l'épanouissement complet de la révélation chrétienne relative au
Messie. Ainsi avec Jean, du même coup, la théorie des Mystères
rédempteurs et la doctrine de la rédemption par Jésus-Christ
atteignent leur achèvement et parviennent à se rejoindre, grâce à la
sublimation du Mystère et à l'adéquate compréhension de Jésus.

Voilà pourquoi l'évangile de Jean, malgré tout ce que la critique
a fait pour ruiner son autorité, demeure l'évangile le plus lu, le
plus aimé, le mieux compris, le plus radio-actif. Et cela, parce
qu'il présente à l'âme humaine, qui partout le cherche et l'appelle,
le Messie à la fois le plus humain et le plus divin, le Messie que
Jésus a voulu être, c'est-à-dire le Sauveur répondant aux aspirations de
toutes les âmes dans tous les temps, susceptible d'être prêché
partout et de renouveler le monde par la vertu de son Esprit: (Ac
1:8) Jésus, l'universel accomplissement.

Le Messie dans les Targums (voir ce mot).

Après la mort et la résurrection de Jésus, les apôtres, entrés dans
leur mission évangélique, engagent le débat avec les Juifs sur les
prophéties de l'A.T. Apollos nous est présenté «réfutant publiquement
les Juifs avec une grande force, démontrant par les Écritures que
Jésus était le Messie» (Ac 18:28, cf. Ac 2,3,9 et l'épître aux
Hébreux.).

Ces derniers mots doivent retenir l'attention. Ils nous
avertissent que la théologie messianique des Targums (traduction
araméenne de l'A.T, avec paraphrase à l'usage de la synagogue) n'est
pas absolument objective, mais que le souci de la polémique contre
les chrétiens a pu présider au choix des textes comme à leur
interprétation.

Le Targum d'Onkélos sur le Pentateuque, qui date de la fin du
premier siècle ou du début du deuxième, paraphrase les passages
poétiques; il identifie le Messie avec le Scilo (Ge 49:10)
et avec l' «astre qui sort de Jacob» (No 24:17). Le Targum
dit de Jonathan, sur les prophètes, est postérieur à celui
d'Onkélos. Il donne comme messianiques les textes suivants: (1Sa
2:10,2Sa 22:32 23:1 et suivants, 1Ro 5:13,Esa 4:2 9:5 10:27 11:1
14:29 16:1-5 28:5 42:1 43:10 52:13-53:12,Jer 23:5,6 30:9-21 33:13-15
Os 3:5 14:8,Mic 4:4 5:1 et suivant Hab 3:18,Za 3:8 4:7 6:12 10:4
et suivant).

Dans ce Targum, le successeur promis à David (2Sa 23:3) est
bien le Messie; mais ce Messie n'a aucun caractère rédempteur. Le
«germe» de Esa 4:2 est aussi le Messie; de même le «fils donné»
dans Esa 9:5 et suivant Mais il se garde bien d'attribuer un
sens messianique à Esa 7:14. L'illustre docteur juif du Moyen
âge Abrabanel nous expliquera le pourquoi de cette omission quand il
dira: «Les savants Nazaréens (=les chrétiens) appliquent cette
prophétie à l'homme qu'on cloua au bois à Jérusalem vers la fin du
second temple, l'homme qui, d'après eux, fut le fils de Dieu, Dieu
devenu homme dans le sein d'une vierge!»

--Voici ce que deviennent les versets 2 et 7 de Esa 53 dans
le Targ. de Jon.:

Bible (verset 2): «Il a grandi devant Jéhovah comme un rejeton, comme
un faible arbrisseau qui sort d'une terre desséchée. Il n'avait ni
beauté, ni éclat pour attirer nos regards, ni rien dans son aspect
qui pût nous le faire aimer.»

Targum (verset 2): «Les justes grandiront devant Lui; voici, comme
des rejetons qui poussent et comme un arbre qui envoie ses racines
vers les eaux courantes, ainsi se multipliera en Palestine la race
sainte qui avait besoin de Lui. Son aspect n'aura rien de l'aspect
d'un homme ordinaire et la crainte respectueuse qu'il inspirera ne
ressemblera pas à celle qu'inspire le vulgaire; [au contraire] son
apparition sera celle d'un saint, quiconque le verra ne pourra
détacher de lui ses regards...»

Bible (verset 7): «Il est maltraité et il s'humilie: il n'ouvre point
la bouche, comme l'agneau qu'on mène à la boucherie, comme la brebis
muette devant ceux qui la tondent.»

Targum (verset 7): «Sitôt qu'il intercéda il fut exaucé, à peine
ouvrait-il la bouche qu'il lui était fait selon son désir. Il livrera
les plus puissantes nations [comme on livre] un agneau qu'on mène à
la boucherie ou comme une brebis muette devant ceux qui la tondent;
il n'est personne qui, devant lui, [ose] ouvrir la bouche et proférer
une seule parole.»

Par cette transformation du texte, le Targum efface l'humiliation du
Messie et sa souffrance substitutive. Comme le dit fort bien Dalman:
«Tout ce qui est dit dans Esa 52:13-53:12 des souffrances du
serviteur de Yahvé est reporté sur le peuple d'Israël (Esa 52:14
53:3,4,8,10), ou sur les Juifs impies (Esa 53:9), ou encore
sur les nations païennes (Esa 53 3,7), ou enfin sur le
Temple.» (Esa 53:5)

Les éléments cosmologiques, universalistes, la grande aventure
catastrophique dans lesquels l'imagination des auteurs d'apocalypses
exprime son messianisme tout imprégné de clartés transcendentales, ne
se retrouvent pas dans le messianisme des Targums; à ce titre,
celui-ci se rapproche du messianisme de l'A.T.; mais il s'en éloigne
et s'oppose irréductiblement au messianisme chrétien par le soin
qu'il prend à dépouiller le Messie de tout caractère faisant de lui
un martyr de son peuple, une victime expiatoire, un rédempteur
universel. «On comprend dès lors que le Messie du Targum ne soit
guère que l'instrument dont Dieu se sert pour assurer à Jacob un
bonheur terrestre et définitif...c'est un homme, c'est un Juif, c'est
un saint rabbi, c'est le roi puissant du temps de la consolation,
c'est le fils de David promis aux Israélites pieux.» (P. Humbert, Le
Messie dans le Targum des Prophètes, Rev. Laus., 1910-1911).

Çà et là on relève bien dans les paraphrases des targumistes des
allusions au Messie sauveur, au Messie qui assure la vie éternelle,
mais on sent dans ces passages que le messianisme juif s'enrichissait
des lumières de l'Évangile et de la controverse contre les chrétiens.
Livrées à leurs seules ressources, la littérature des Targums et la
littérature pharisienne sont si éloignées dans leur ensemble de
l'idée du péché et de la rédemption par un médiateur, qu'elles
s'inspirent plus volontiers du fait que Moïse n'a pas individualisé
clairement le Messie. Leur profession de foi messianique peut se
réduire à ces mots: injustes souffrances des Juifs, victoire de Dieu
sur les païens, châtiment de tous les ennemis dans la vallée de
Ben-Hinnom et récompense glorieuse pour le peuple élu. En dépit des
quelques traits touchants qu'elles renferment, on peut dire qu'elles
ne furent, à l'occasion, mystiques que de langage--ainsi dans la
notion du Messie caché (Targ. Jon. à propos de Mic 4:4 et
suivants
) - et que leur espérance fut constamment centrée dans le
cadre de la vie terrestre et nationale. Profondément rationaliste et
de morale orgueilleuse, leur messianisme ne pouvait aboutir en
politique qu'à la déception, en religion qu'à un légalisme satisfait
et à la cristallisation talmudique.

Le Messie dans la littérature talmudique.

Il n'y a pas grand'chose à dire de la Mischna talmudique et des
Midrachs qui développèrent leurs commentaires après la fondation
du christianisme jusqu'au XIII e siècle. Les allusions au Messie y
sont fréquentes, mais on n'y retrouve plus rien du souffle
prophétique.

Les rabbins ne comprennent pas le messianisme de l'Ancien
Testament et luttent contre celui du Nouveau. Double cause
d'égarement.

Le succès foudroyant de la mission chrétienne mettait la pensée
juive en désarroi. Les chrétiens avaient «trouvé le Messie» (Jn
14:1) Israël attendait toujours. Il avait vu siècle après siècle
toutes ses prévisions déjouées. Ses rabbins se décident à rejeter sur
le peuple lui-même la faute de ce retard: «Si Israël se repentait un
seul jour, le Fils de David arriverait immédiatement; si Israël
observait convenablement un seul sabbat, le Fils de David arriverait
immédiatement» (Aboda Zara, 9 a) . Si Israël observait deux
sabbats conformément à la Loi, il serait racheté sur-le-champ (Chah., 11 8 b) .

Dans leur dépit, les docteurs du Talmud s'emportent contre ceux
qui s'occupent de la venue du Messie: «Maudits soient ceux qui
calculent «la fin», car ils affirment que, puisque «la fin» est
arrivée et que le Messie n'a pas paru, il ne viendra jamais» (Sanh.
9 7 b)
. Un rabbin du IV° siècle, appelé Hillel, avait été jusqu'à
dire: «Israël n'a pas de Messie [qui doit venir encore], car le
Messie lui a déjà été donné aux jours d'Ézéchias (Sanh., 98 b)

Au XV° siècle, Maïmonide, le Thomas d'Aquin des Juifs, déclare
que bien des prophéties messianiques en reviennent à des paraboles ou
à des énigmes.

On comprend ces lassitudes quand on se rend compte de quoi
Talmuds et Midrachs avaient nourri le monde juif en fait de théologie
messianique. La chaleur de l'imagination dans les apocalypses
rachetait bien des fautes, et le Messie national des Targums ne
manquait pas d'une certaine grandeur. Ici, point d'originalité, point
de cohérence; tout un fatras d'explications subtiles tirées de textes
détournés de leur signification historique. Tant il est vrai que là
où le sens des réalités spirituelles a disparu, l'érudition ne suffit
pas pour retenir le théologien dans!a vérité de l'histoire biblique.

Tel rabbin veut que le roi Messie s'appelle: David; tel
autre: Tsemakh (germe); un autre encore: Menakhem
(consolation); ici il s'appelle Ézéchias, ailleurs on le nomme
Bar-Naphlé (fils de ce qui est tombé =la tente de David),
ou Schilo , (d'après Ge 49:10) ou Khanina (celui qui
graciera, allusion à Jer 16:13), ou encore le membre
lépreux,
d'après une interprétation de Esa 53 qui exclut toute
souffrance expiatoire et rédemptrice.

D'après la Gémara de Babylone, trois choses apparaissent
soudainement: le Messie, un objet trouvé et le scorpion. On lit dans
le traité Sanhédrin que si les Juifs méritent le Messie il
viendra sur les nuées du ciel; (d'après Da 7) s'ils ne le
méritent pas, il viendra sur un âne. (d'après Za 9)

Le rabbi Alexandre tire de Esa 11:2 que «l'Éternel chargera
le Messie de commandements et de douleurs dont le poids sera égal à
des pierres de meules, etc.» Un texte (Sanh.,98 a) s'en référant
à Ps 45:7 montre le Messie «assis aux portes de Rome, entouré de
malades dont il bande les blessures en attendant le jour où le retour
d'Israël permettra son arrivée, etc.» (cf. Wabnitz, art. Oint dans Encycl. )

L'époque de la venue du Messie coïncidera avec un temps de
guerres catastrophiques qui sont présentées sous les noms de Gog et
Magog. (d'après Eze 38)

L'oeuvre du Messie sera toute de victoires temporelles et
nationales; elle sera la vengeance d'Israël, l'exaltation de
Jérusalem (Esa 54:11), le relèvement du Temple où demeurera la
«Chekhinah» du «Saint-Unique» (Dieu), et inaugurera à la gloire des
Juifs une transformation de toutes choses. (d'après Os 2:18,Esa
11:7 60:3 65:19) Transformation de quel ordre? Voici comment elle
se présente pour le Talmud: Il n'en est pas du monde à venir, «l'ère
messianique», comme du monde présent.

En ce monde il faut prendre de la peine pour vendanger les
raisins et pour les presser. Dans le monde à venir, chacun rentrera
un seul grain dans une voiture ou dans un bateau, le déposera dans un
coin de sa maison et en tirera ainsi du vin pour remplir un grand
flacon...Il n'y aura pas un seul grain qui ne donne 30 mesures de vin
(Keth., III b) . «Dans l'au-delà, déclare le rabbi José, le grain
sera produit en quinze jours et les fruits des arbres en un mois»
(Taan, 64:11) . «Dans l'au-delà, le pays d'Israël produira des
pains de la plus pure farine, des vêtements de la laine la plus pure;
du sol pousseront des épis de froment atteignant la dimension des
reins d'un puissant boeuf» (Keth., III b) . «Dans l'au-delà, les
femmes enfanteront quotidiennement» (Chah. 30 b) . Et toutes ces
merveilles auront pour but d'élever Israël au sommet de toutes les
nations. «Tu avais emporté d'Egypte une vigne» (Ps 80:9); de
même que la vigne est l'arbre qui s'élève le moins et cependant
prévaut sur tous les autres, de même Israël a été fait pour
apparaître humble et faible en ce monde, mais dans l'au-delà il
héritera de l'univers entier.

Comme le fruit de la vigne est d'abord foulé aux pieds mais
figure ensuite sur la table des rois, ainsi...dans l'au-delà,
l'Éternel placera Israël au sommet, comme il est dit: «les rois
seront tes nourriciers» (r. A. Cohen). Le privilège des Juifs sera
tel que, par intérêt, la foule des étrangers voudra entrer dans leur
communauté; mais les peuples païens en seront exclus. Comme le dit un
dicton rabbinique: «Aux jours du Messie aucun prosélyte ne sera
admissible.»

Combien de temps dureront les jours du Messie? Le r. Akiba dit:
40 ans, le r. Éliézer: 100 ans, le r. Berekhya: 600 ans, le r.
Éliézer (B. Hyrcanus): 1.000 ans, le r. Abbahou: 7.000 ans; dans
l'école d'Élie on disait: «le monde durera 6.000 ans, dont 2.000 dans
le chaos, 2.000 avec la thora et 2.000 qui seront les jours du
Messie» (cf. A. Cohen, Everyman's Talmud, 1933, pp. 114-124).

D'autre part, le Talmud est amené par son opposition au
christianisme à accentuer encore, si possible, l'origine purement
humaine du Messie.

-On peut trouver dans les Midrachs quelques paroles profondes,
ainsi ce mot du r. Simon ben Lévi: «l'Esprit du roi Messie planait
sur les eaux lors de la création»; (d'après Esa 11:1) mais
généralement ce sont des élucubrations dans le genre de celle-ci: «le
Messie sera assis à la droite de Dieu et Abraham à sa gauche dans le
monde à venir» (Bereschith rabba, I, 1, d'après Ge 38:1), ou
encore: le Messie agira comme Moïse «en faisant tomber la manne du
ciel» (Koheleth, I, 9, d'après Ex 16:4).

On le voit, avec le judaïsme talmudique le messianisme sombre
dans la fantaisie; le Messie devenu étranger au dynamisme vital, vidé
de tout ce qui attachait à lui l'aspiration humaine, de tout ce qui
permettait à l'âme pécheresse le transfert sur une personnalité
rédemptrice, a trahi les promesses bibliques. Devant cette fin
misérable d'une inspiration qui fit l'originalité et la grandeur
d'Israël, le mot adressé par Jésus à Jérusalem prend toute sa valeur
tragique: «Tu n'as pas reconnu le temps où tu as été visitée» (Lu
19:44). Alex. W.