MÉDIATION, MÉDIATEUR
1.
Le terme grec mésitès, dérivé de mésos (=milieu), et le
terme latin mediator (d'où le franc, médiateur), dérivé
de médius (=milieu), expriment nettement ce qu'est l'action du
médiateur. La médiation est une entremise, une intervention pour
produire un rapprochement, une pacification, un accord entre deux ou
plusieurs parties. Elle est le fait de quelqu'un qui se place «au
milieu» de ces parties, qui agit sur elles pour modifier leur
situation première et faire succéder l'union à leur opposition.
La notion de médiation, de médiateur, n'est pas exclusivement
religieuse. La pensée païenne en offre dans la philosophie de Platon
un remarquable exemple. Le platonisme ne distingue pas seulement mais
pose comme contraires les idées et les phénomènes, l'être qui existe
pour soi et par soi et les êtres qui deviennent; il faudra, par
conséquent, si les deux mondes séparés doivent communiquer, jeter un
pont entre eux, entre l'intelligible et le sensible, entre l'immuable
et le changeant. Ce sera le Logos, principe divin et âme du monde,
qui reliera ce qui est et demeure identique à ce qui devient et
évolue.
Par l'intermédiaire de Philon, le représentant éminent de la
philosophie judéo-alexandrine, laquelle combine la philosophie
platonicienne et la théologie juive, la représentation du Logos,
médiateur entre le Dieu inaccessible et le monde matériel, vint en
contact avec le christianisme primitif. Celui-ci employa la forme,
mais fit subir à l'idée une transformation radicale lorsque le
quatrième évangile appela du nom de Logos le Christ préexistant. Chez
Philon, le Logos est surtout un principe; chez Jean, le Logos est
devenu homme. On ne saurait dire que dans le système panthéiste et
allégorique de Philon le Logos soit quelqu'un, il est seulement
quelque chose. Dans l'évangile de Jean, le Logos est une personne
réelle, concrète, vivante, la personne par excellence et qui donnera
aux autres personnes humaines la possibilité de devenir enfants de
Dieu.
Cet usage d'un titre platonicien et philonien pour désigner le
Christ médiateur, loin de constituer une énigme comme l'ont dit
quelques exégètes et quelques dogmaticiens, est aisé à comprendre.
Comme Paul se sert, par instants, de la dialectique des écoles
rabbiniques pour montrer que la Loi, la Thora sacrée, se trouve
accomplie en Christ, si bien et si pleinement accomplie que son rôle
de pédagogue est désormais achevé (Ga 3:24) puisqu'elle a
conduit au Maître définitif, de même Jean, rassemblant les
aspirations, les désirs épars, les croyances mystiques de son époque,
les montre réalisées, incarnées, surpassées dans la personne du Fils
unique venu de la part du Père, dans la personne du véritable Logos
du Dieu véritable. Il indique non seulement aux chrétiens mais aux
chercheurs indécis que les hypothèses de la raison la plus
spiritualiste et la plus morale de l'antiquité sont remplacées par la
lumière et la certitude révélées en Jésus-Christ, que les rêves et
les besoins de la pensée humaine sont satisfaits par l'Évangile. En
outre, l'emprunt d'un nom pour qualifier le Médiateur suprême n'est
point du tout l'emprunt de la notion de médiation. Celle-ci est l'une
des grandes idées bibliques; elle est au centre de l'A.T, dans
l'histoire de la préparation du salut, et elle domine le N.T. où
l'histoire de l'accomplissement du salut repose sur elle.
2.
Le vocable technique «médiation» ou «médiateur» est cependant rare
dans les écrits sacrés. L'A.T, l'ignore et le N.T. l'emploie
seulement six fois, dans deux textes de l'épître aux Galates, un texte
de la première ép. à Timothée, trois textes de l'épître aux Hébreux.
Mais cette chose qu'est la médiation et cet intermédiaire qu'est le
médiateur sont partout.
Au lendemain de la chute, pour rappeler à ses créatures leur
destinée première, pour leur ouvrir le chemin du retour à
l'obéissance, à la paix, à la vie, Dieu n'agit sur elles que par
personnes interposées. Est-ce pour que la liberté de l'homme ne soit
pas contrainte par une manifestation directe de Dieu? Est-ce pour que
le péché de l'homme soit connu par l'homme comme l'infranchissable
obstacle le séparant du Dieu saint si ce péché subsiste? Est-ce pour
une autre raison? Peu importe; le fait est permanent et universel:
Dieu a toujours suscité des médiateurs entre Lui qui voulait attirer
les hommes et les hommes qui s'étaient détournés de Lui.
Par Noé, Dieu préserve une partie des êtres vivants quand le
déluge «punit la méchanceté des créatures» (Ge 6: et suivants);
par Abraham, Dieu fonde une nation qui, entre toutes les nations de
la terre, constituera son peuple (Ge 12:1 et suivants); par
Isaac (Ge 16:2 et suivants) et par Jacob (Ge 18:10 et
suivants), Dieu précise son dessein et circonscrit, parmi la
descendance d'Abraham, les familles de son choix; par Moïse il
délivre Israël de la captivité d'Egypte (Ex 3:7 et suivant), il
lui donne des lois religieuses, morales, civiles qui scellent son
alliance, qui façonnent une race dont l'originalité persiste au cours
des événements et des siècles (Ex 10:19 et suivants); par les
juges, il avertit les infidèles et les ramène sur la voie de leurs
pères (Jug 2:18,22); par les rois, il atteste sa miséricorde
vis-à-vis de la fidélité (1Ro 3:10 et suivant), sa justice
vis-à-vis de la rébellion (1Ro 16:1 et suivant); par les
prophètes, il met en garde les descendants des patriarches contre le
danger des transgressions (Esa 59:1 et suivant, Jer 11:6 et
suivants 16:10 et suivants), des superstitions (Jer 7:29 19:3
et suivant), du formalisme (Esa 1:10); il annonce
qu'après l'alliance légale viendra l'alliance
spirituelle (Esa 55:6 57:14-19), il prépare les coeurs à
recevoir, après les révélations partielles et le salut limité, la
révélation définitive et le salut universel (Esa 9:1 11:1 42:1
55:1,Jer 31:31 et suivants).
3.
Le Christ apporte cette révélation et ce salut. Comme on peut dire
que toute l'action de Dieu dans l'humanité se réalise par une
médiation, on peut dire pareillement que toute l'oeuvre du Christ
dans l'histoire est une médiation. Jésus est le Médiateur parfait, si
bien qu'au sens absolu ce titre lui appartient en propre. «Il y a,
déclare 1Ti 2:5, un seul Dieu et un seul médiateur entre Dieu et
les hommes, Jésus-Christ homme.» La qualité du Christ comme médiateur
unique est soulignée de manière absolue par sa comparaison avec la
qualité de Dieu comme seul Dieu. Et la médiation du Christ est située
dans le plan moral et religieux avec une indiscutable netteté.
Jésus-Christ est médiateur entre ces deux parties: Dieu d'un côté,
d'un autre côté les hommes.
Ceci ne diminue pas le rôle joué dans l'A.T, par les
intermédiaires nommés et par les autres dont les noms auraient pu
être ajoutés. Paul lui-même, dans Ga 3:19, parlant de l'utilité
de la Loi, rappelle qu'elle fut promulguée par le moyen d'un
médiateur; il attribue à Moïse le même titre qu'à Jésus-Christ.
Quelques exégètes ont allégué que Moïse était le représentant du
peuple d'Israël devant Dieu, bien plus que le représentant de Dieu
devant le peuple. L'erreur est manifeste; l'apôtre l'a par avance
réfutée en ajoutant, v. 20: «un médiateur ne l'est pas d'un seul»,
c'est-à-dire un médiateur suppose toujours deux parties. La fin de ce
verset a donné lieu à des centaines d'explications, explications
ingénieuses mais compliquées; le contexte permet, semble-t-il, de
l'entendre simplement: «Dieu est un», rappelle l'apôtre,
c'est-à-dire: Dieu est une partie. Paul entend établir, par la
mention expresse de Dieu comme l'une des parties entre lesquelles
s'opère la médiation, que Moïse était bien l'envoyé de Jéhovah et son
mandataire; l'autre partie, Israël, était connue de tous et Moïse
était son chef indiscuté.
L'épître aux Hébreux admet, elle aussi, la réalité de l'action
médiatrice des témoins de Dieu dans l'ancienne alliance; c'est en le
comparant à eux qu'elle démontre la préexcellence du Christ comme
médiateur d'une meilleure alliance (Heb 8:6), d'une alliance
nouvelle (Heb 9:15 12:24). Cette comparaison, ou plutôt cette
opposition des deux alliances, thème fondamental de l'auteur, est la
comparaison, l'opposition de la Loi et de l'Évangile. L'alliance
ancienne est abolie, la loi mosaïque est dépassée; elles n'étaient
que pour un temps; la nouvelle alliance est définitive, l'Évangile
est éternel, et l'oeuvre de Jésus-Christ, fondant la nouvelle
alliance et proclamant l'Évangile, corrobore le caractère surnaturel
de sa personne de Fils unique. Toutefois, l'ancienne alliance et la
loi mosaïque, malgré leur rôle temporaire, leur insuffisante valeur,
sont d'origine divine; leur mission a été providentielle;
l'opposition n'est pas une antinomie, car si le parfait n'a plus
besoin de l'imparfait, l'imparfait a préparé le parfait.
Et désormais il n'y a plus qu'un seul médiateur, Jésus-Christ,
parce que Jésus-Christ seul tient d'assez près à Dieu pour être son
représentant parmi les hommes et tient d'assez près aux hommes pour
être leur représentant devant Dieu. Si bien que, quand Jésus-Christ
vient vers les hommes c'est Dieu lui-même qui vient vers eux, et que,
quand les hommes vont à Jésus-Christ c'est à Dieu lui-même qu'ils
vont. Et si Dieu, «chez lequel il n'y a nul changement ni l'ombre
d'une variation» (Jas 1:17), continue, pour étendre son Royaume, à
orienter les hommes par l'action de certains hommes, ceux-ci seront,
en même temps, les intermédiaires du «Père des lumières» et du Fils
qui est «la lumière du monde». C'est au nom du seul médiateur comme
au nom du seul Dieu que les hommes se convertiront, se sanctifieront,
travailleront pour le salut de leurs frères; ils seront ouvriers avec
Dieu parce qu'ils seront, et dans la mesure où ils seront, les
témoins de Jésus-Christ.
4.
C'est de la médiation définitive et du médiateur parfait qu'il
convient de préciser le caractère.
Il n'y aurait pas de médiation normale, autorisée, si le
médiateur n'était accrédité par ses relations simultanées avec l'une
et l'autre parties. La perfection du médiateur implique la perfection
de ce double rapport.
En ce qui concerne Dieu, Jésus s'attribue une si entière
connaissance qu'elle atteint la connaissance divine elle-même et que
lui seul possède. «Nul ne connaît ce qu'est le Fils si ce n'est le
Père, et nul ne connaît ce qu'est le Père si ce n'est le
Fils» (Mt 11:27,Lu 10:22). Surhumaine parole et parole
historique dont un critique aussi indépendant que W. Heitmüller dit
qu'elle «appartient à la source des Logia», à la plus ancienne
source, et qu'elle possède «une authenticité substantielle» (Die
Religion in Geschichte und Gegenwart, t. 3, col. 374), dont un
critique aussi perspicace que W. Sanday dit que «celui qui la pénètre
a trouvé sa voie pour aller jusqu'au coeur du christianisme»
(HDB, vol. 2, p. 629). De même que Dieu discerne non seulement la
vie du Fils que les hommes peuvent aussi percevoir, mais l'être
profond, ce qui constitue l'être propre, le moi réel du Fils, ainsi
le Christ saisit non seulement l'action de Dieu manifestée par ses
interventions dans le monde, la personne de Dieu révélée dans les
desseins miséricordieux constituant l'histoire de l'A.T., mais, par
delà ces fragments de vérité accessibles aux hommes, il découvre la
pensée inconnue, le sentiment insaisissable, la volonté impénétrable
aux regards des créatures et qui forment l'être même de Dieu. Entre
Dieu et le Christ il y a une communion réciproque et complète, qui
n'est admissible et qui n'est compréhensible que parce que le premier
est le Père et que le second est le Fils.
Si Jésus ne s'est pas désigné comme «le Fils de Dieu», il a
accepté d'être ainsi appelé (Mt 4:3,6 8:29 14:33 16:16 26:63
27:40, etc., et parallèle), et les textes sont en grand nombre où il
se donne comme «le Fils»; non un fils quelconque, ou supérieur en
quelque manière aux autres fils, mais le Fils en un sens absolu. Il y
a parité entre ces deux titres. Les notions de prophète, de témoin de
Dieu, d'homme-type, de révélateur, de fondateur du Royaume de Dieu,
de Sauveur, n'épuisent pas la plénitude de l'expression «le Fils» ou
le «Fils de Dieu». L'union personnelle ainsi marquée est le fondement
de la conscience de Jésus. Ce n'est pas sa mission de révélateur, de
rédempteur qui lui donne la conviction qu'il est le Fils de Dieu;
c'est parce qu'il est le Fils de Dieu qu'il entreprend sa mission de
révélateur et de rédempteur; le sentiment de sa filialité divine est
en Jésus la cause, non la conséquence de son oeuvre.
Le 4° évang, appuie fortement les déclarations des synoptiques.
Aux pharisiens contestant la portée du témoignage qu'il se rend à
lui-même, Jésus répond: «S'il m'arrive de juger, mon jugement est
vrai car je ne suis pas seul mais le Père est avec moi» (Jn
8:18). Le médiateur ne parle pas de son propre chef; représentant de
Dieu, il sait assurément quel est le plan général, l'éternel dessein
de Dieu, mais en outre il suit à toute heure la volonté de Dieu, il
distingue en toute occasion la pensée de Dieu, et sa parole
correspond d'autant mieux à la réalité vraie que, sur la réalité en
question, il traduit ce que Dieu lui inspire. Jésus n'est pas une
personnalité même exceptionnelle déléguée par un Dieu lointain; à
côté de lui se tient le Père qui l'a envoyé, et c'est le Juge
souverain qui prononce avec Jésus l'arrêt que Jésus prononce. En
vertu de cette assistance directe, de ce lien permanent, le Fils
possède une pleine intuition de Dieu. Et ce savoir ne lui vient pas
d'une sagesse lentement acquise, d'une réflexion longuement mûrie, il
lui est donné parce qu'il est le Fils, le Fils que Dieu ne laisse
jamais seul.
C'est pourquoi, et par inévitable conséquence, même quand les
Juifs appellent Dieu: leur Dieu, cependant ils l'ignorent encore.
Vis-à-vis de leur science traditionnelle si limitée, si rudimentaire
qu'elle ne discerne pas dans le Christ celui par qui Dieu veut se
révéler, et que sur le point culminant de l'action de Dieu leur
science est aveugle, Jésus place son savoir personnel, un savoir qui,
dans sa compréhension sans ombres, forme avec tout autre savoir
humain un ineffaçable contraste: «Vous n'avez point connu Dieu, mais
moi je le connais» (Jn 8:55). La particule adversative du texte
original oppose les interlocuteurs, comme les verbes employés
opposent les connaissances: l'une directe, immédiate, l'autre
transmise, acquise. Le Dieu méconnu par les Juifs est pour Jésus son
Père; cette situation spéciale de Jésus explique sa pénétration
spéciale et que Jésus seul sache véritablement ce qu'est Dieu et ce
que Dieu veut.
Plus loin (Jn 10:15), Jésus mettra sur le même plan la
connaissance que Dieu a de lui et la connaissance que lui a de Dieu.
Comme la connaissance de Jésus par Dieu est une connaissance
intégrale, pareillement est intégrale la connaissance de Dieu par
Jésus.
De là vient son assertion, scandale pour les Juifs et paradoxe
pour les Gentils, que l'entendre c'est entendre Dieu, que le voir
c'est voir Dieu. Dieu en lui, c'est le tréfonds de sa conscience
individuelle; Dieu qui est Sainteté et Amour vit si intimement et
entièrement en lui que Jésus rend Dieu humainement perceptible:
«Celui qui m'a vu a vu le Père» (Jn 14:9). Il insiste sur le
fait capital que ce n'est pas lui seulement qui est dans le Père mais
que le Père est en lui (Jn 14:10). Il y a réciprocité vivante et
vitale de rapports entre le Père et le Fils, et qui n'est concevable
que si les désignations de Père et de Fils ne se limitent pas à une
pure comparaison morale mais s'étendent à une similitude de pensée,
de sentiment, de volonté, faisant de Jésus plus qu'un prophète, même
supérieur à tous les prophètes, plus qu'un témoin, même supérieur à
tous les témoins, le Fils véritable du Dieu qu'il appelle son Père.
C'est en ceci que consiste essentiellement la caractéristique de
la personne de Jésus, «sa gloire» dit le Prologue (Jn 1:14). Les
pages suivantes reprennent sous des formes à peine variées la même
pensée comme un leitmotiv: «nous avons contemplé sa gloire, une
gloire semblable à celle d'un Fils unique venu d'auprès du Père».
Certes pour le 4 e évangile Jésus est un homme; il peint son humanité
par des traits plus expressifs encore que ne le font les synoptiques;
à le lire sans à priori il est certain que, pour l'auteur,
réellement, matériellement, «le Logos est devenu chair». Ce sont les
croyants qui verront par la foi la gloire du Préexistant et du
Ressuscité; les textes qui l'évoquent ne concernent pas le Christ de
l'histoire. Celui-ci ne possède pas la gloire divine; il le prouve
lui-même en priant: «maintenant, glorifie-moi, toi, ô Père, de la
gloire que j'avais auprès de toi avant que le monde fût» (Jn
17:5). On ne demande que ce que l'on n'a pas. Jésus n'a pas la
splendeur surnaturelle qui appartient aux êtres vivant auprès de
Dieu. Mais son union avec Dieu subsiste au travers des abaissements
et des renoncements, parce que, «sous la forme de serviteur»
succédant à «la forme de Dieu», il a voulu et il a su, en dépit des
difficultés, des douleurs et des tentations, par son obéissance et sa
fidélité, continuer à être le Fils. Homme, menant la vie des hommes,
agissant dans les conditions où agissent les hommes, il est lié à
Dieu par la conscience claire de la présence en lui de son Père; il
reçoit de Dieu inspiration et force; dans ses paroles de sagesse,
dans ses actes de puissance, dans son amour sans tache, dans sa
pureté sans ombre, il porte en lui du divin dans son humanité
authentique, et un rayonnement émane de sa personne terrestre, autre
métaphysiquement, mais moralement demeurée la personne du Fils.
5.
C'est pourquoi l'éternel modèle de l'homme sera désormais Jésus de
Nazareth. Le Fils unique est le prototype des autres fils; il fait
voir au monde, de la part de Dieu, ce que doivent être les enfants de
Dieu.
Paul atteste que la miséricorde de Dieu sait faire tout concourir
au bien de ceux qui l'aiment, «parce que, explique Calvin, par un
moyen merveilleux il convertit à leur salut les choses qui sembloyent
estre contraires»; dans cette miséricorde infinie et toute-puissante,
Dieu les a «prédestinés à être pareils à l'image de son Fils afin que
celui-ci fût le premier-né entre plusieurs frères» (Ro 8:29). Le
dessein éternel de Dieu aboutit à Jésus-Christ comme aboutit à
Jésus-Christ la vocation éternelle de l'homme. Tel est Celui que Dieu
a envoyé, tels doivent être ceux vers lesquels le Christ est allé;
tel est le Maître, tels doivent être les disciples; tout le plan de
Dieu au sujet de l'homme est exposé et réalisé en Jésus homme. Le
Christ garde évidemment sa primauté: il est le premier-né, le Fils
unique. Toutefois les hommes sont appelés à être ce qu'il est: fils
adoptifs mais fils, frères inférieurs mais frères. Or la grandeur de
ce destin n'est pas montée au coeur de l'homme comme une ambition
démesurée; elle est proposée à l'homme par l'amour sans limites de
Dieu. Selon la volonté de Dieu, le Christ est donc, en même temps, le
but qu'il faut atteindre et le moyen d'y parvenir.
La vocation humaine formulée par le Dieu de la rédemption est la
même que fixait le Dieu de la création. L'homme, au premier jour de
sa vie naturelle, était appelé à devenir semblable à Dieu; au premier
jour de sa vie régénérée l'homme est appelé à devenir semblable au
Christ, lequel, comme l'indique l'apôtre, «est lui-même l'image de
Dieu» (2Co 4:4). Le verset 6 prolonge le parallélisme de l'acte
créateur et de l'acte rédempteur en comparant l'apparition de la
lumière dans les ténèbres du chaos et l'apparition de la lumière dans
le coeur du croyant. En Christ, son image, Dieu se révèle aux hommes;
non un Dieu voilé qui se dérobe en même temps qu'il se laisse
entrevoir, mais un Dieu qui s'affirme dans sa vérité, dans son amour
qui donne le Christ au monde, dans sa gloire dont le reflet
transfigure le Christ.
Eph 4:12 et suivant définissant l'Église par l'impressive
image: «le corps du Christ» indique l'idéal vers lequel doivent
tendre ses membres. L'apôtre met en relief deux éléments constitutifs
de la vie religieuse, éléments inséparables et cependant distincts:
la foi et la connaissance du Fils de Dieu, Quand ils seront «tous
parvenus à l'unité de cette foi et de cette connaissance», les
croyants seront «des hommes faits», des êtres majeurs, en possession
d'eux-mêmes, de leur force, de leur raison, de leurs privilèges.
C'est là un progrès qu'il faut nécessairement réaliser pour toucher
au progrès suprême: «parvenir à la hauteur de la perfection du
Christ». Telle est la merveilleuse destinée du croyant; la question
n'est pas de savoir si elle est ou si elle n'est pas réalisable dans
le monde présent; le lieu et le moment de la réalisation sont des
détails accessoires; le principe, l'ordre, la loi est que «la hauteur
de la perfection de Christ» marque la vocation proposée aux hommes
par Dieu.
Dès lors, et sans prolonger davantage sur ce point l'analyse des
textes, il apparaît évident que, d'une part, du côté de Dieu, par la
relation unique qui l'unit personnellement à Dieu et par le rôle
unique dans le monde que Dieu lui a départi, le Christ est bien le
médiateur parfait. D'autre part, du côté de l'homme, le Christ est-il
accrédité de la même manière?
6.
Les constatations relatives à l'humanité de Jésus permettent de
répondre par l'affirmative. Si sa position de Fils le met en rapport
intime avec Dieu, sa position d'homme le met en rapport intime avec
les hommes. Les évangiles et les épîtres qui ont relevé le caractère
spécial de l'homme Jésus, ne laissent pas douter que Jésus ait été
vraiment homme. Sans raconter une histoire complète de sa vie, les
récits de Matthieu, de Marc, de Luc, de Jean rapportent des fragments
suffisants d'histoire pour que nous reconnaissions en Jésus notre
semblable, notre frère dans les multiples détails, sans importance
pour les témoins, sans portée apologétique pour le narrateur,
authentiques traits de la réalité et transmis seulement parce qu'ils
ont été.
Luc, dans l'unique scène, brièvement esquissée, où Jésus apparaît
dans ses jeunes années, note le triple développement de l'enfant en
sagesse, en stature et en grâce (Lu 2:41 et suivants). Un
théologien très conservateur, Gess, a fait la remarque intéressante
que Jésus à douze ans raisonne comme «un jeune» en se croyant plus
près de Dieu dans le temple de Jérusalem que sur les collines de
Nazareth. Plus tard, en effet, il dira que les affaires de son Père
n'ont pas à Jérusalem leur siège ou leurs représentants car ce n'est
pas dans un temple unique ou sur une montagne consacrée que le Père
est adoré (Jn 4:21 et suivants). Le Maître a faim dans la
solitude du désert (Mt 4:3); sur la route qui conduit de Judée
en Galilée, lassé de sa longue marche, il se repose près du puits de
Sichar (Jn 4:6 et suivant); après plusieurs journées d'entretien
avec la foule, il traverse le lac de Génézareth et s'endort à la
poupe de la barque (Mr 4:38). Son coeur a ses tristesses comme
son âme a ses fatigues: «mon âme est troublée», dit-il a ses
disciples en parlant de sa mort prochaine (Jn 12:27), et la même
anxiété mystérieuse le fait tressaillir pendant la dernière
Pâque (Jn 13:21). Devant la souffrance d'un infirme ou d'un
malade, il est plein de pitié (Mt 20:34,Mr 1:41); devant la
misère de la foule, il est ému de compassion (Mt 9:36); devant
la mort de son ami, il frissonne et il pleure (Jn 11:33-35);
devant l'endurcissement de Jérusalem, il se plaint de l'obstination
de la ville rebelle, il la plaint du sort qui l'atteindra (Lu
10:41 et suivant). L'hypocrisie orgueilleuse le révolte d'une sainte
indignation (Mt 23:13 et suivant). C'est à la logique qu'il fait
appel en discutant avec les scribes et les pharisiens, et la clarté
de son argumentation confond ses contradicteurs et convainc la foule
(Mt 22:41,Mr 12:13 et suivants, Lu 20:27 et suivants).
Sa prévoyance seconde son courage, sa hardiesse est soutenue par son
discernement. Si les pièges de ses adversaires menacent son oeuvre,
il les évite avec une remarquable prudence; il se dérobe à la horde
soulevée des pharisiens (Jn 8:59); il échappe à ceux qui
projettent de se saisir de lui (Mt 12:15,Jn 10:39). Pour laisser
s'apaiser les colères déchaînées, il suspend son activité, cesse de
se montrer ouvertement parmi les Juifs, il va «dans une contrée
voisine du désert» (Jn 11:54). Pour se soustraire à la
dangereuse curiosité d'Hérode, il se retire «à l'écart» (Lu
9:10), comme il regagne l'asile de la montagne pour laisser
s'apaiser l'enthousiasme irréfléchi de ceux qui veulent le faire
roi (Jn 6:14 et suivant).
Cette sagesse faite de possession de soi, de circonspection, de
clairvoyance, cette sagesse sans erreur de Jésus trouve son
inspiration là où trouve la sienne la faillible sagesse de l'homme:
dans la prière. Dans la vingtaine de textes où les évangiles
mentionnent que Jésus priait, on trouve toutes les circonstances et
tous les modes de la prière; leur étude ne concerne pas assez
directement notre sujet; il suffit de les résumer en observant que
plus et mieux que dans une exhortation, Jésus, par sa vie, montrait à
ses disciples qu'il faut «prier toujours».
Mais il faut ajouter que dans ces retraites de Jésus loin du
monde, dans ces entretiens avec Dieu, il y a autre chose qu'un
exemple donné, qu'un enseignement par la pratique. Jésus n'a formulé
qu'un modèle de prière (Mt 6:9,13); rarement il prie en public
(Lu 10:21 et suivant, Jn 17); et chaque jour, au milieu de
sa marche qu'il arrête, de ses instructions qu'il interrompt, seul
avec le Père, dans le silence, il prie. L'impression profonde qui se
dégage des évangiles est que Jésus, véritablement homme, sent le
besoin, la nécessité de la présence et de l'action de Dieu en lui, et
les demande à son Père. (Voir Prière.)
D'ailleurs il est des cas où la requête de Jésus nous a été
rapportée, et où Jésus se tourne vers Dieu pour être lui-même exaucé
comme au bord du tombeau de Lazare (Jn 11:41 et suivant), pour
être lui-même secouru comme dans le jardin de Gethsémané (Mt
26:39,42,44). Et il est des faits qui prouvent bien que Jésus lui
aussi devait recourir à l'intervention de Dieu. Les synoptiques
placent au début de son ministère public le solennel débat de la
tentation (Mt 4:1,11,Mr 11:3,Lu 4:1,13). Le Messie, vers lequel
se tournent les espoirs du peuple prédestiné, peut user de ses
privilèges pour sa propre satisfaction ou les consacrer à la gloire
du Père; pour atteindre le succès, il peut accepter le concours des
hommes, les suggestions de Satan, ou ne compter que sur la fidélité
de Dieu. Trois fois Jésus repousse les offres du tentateur; il
regarde à Celui qui l'envoie et s'en remet à Lui pour les nécessités
de la vie matérielle, pour le triomphe de son oeuvre rédemptrice,
pour l'emploi des dons qui lui ont été conférés; il sort de l'épreuve
par la victoire.
L'épître aux Hébreux (Heb 2:17) estime nécessaire que, pour
être le Sauveur, «Jésus devait être rendu semblable en toutes choses
à ses frères», et précise (Heb 4:15) qu' «il a été tenté comme
nous en toutes choses sans pécher». Ainsi Jésus sait, par expérience
et non par omniscience, l'étendue et la profondeur de l'humaine
misère, et au sein de cette misère qu'il traverse sa sainteté demeure
intacte.
Et voici le paradoxe moral de l'humanité de Jésus: dans la
similitude complète il y a une complète dissemblance, Jésus est homme
mais il est un homme sans péché.
Le médiateur unit dans sa personne et dans sa vie ces deux
qualités, partout ailleurs exclusives l'une de l'autre: une humanité
intégrale et une intégrale sainteté. Or la deuxième qualité, la
sainteté, rend seule possible sa médiation entre Dieu et les hommes.
Les auteurs du N.T. ne permettent pas de craindre qu'elle ne soit
point un fait. Les adversaires de Jésus ont tout critiqué en lui,
d'après les quelque cinquante textes qui ont enregistré leurs
attaques sur sa prédication, son rôle, ses actions, sa puissance, son
rapport avec Dieu; dans ces accusations, incessamment reprises,
aucune ne porte sur la pureté visible de sa vie. Les disciples de
Jésus ont été lents à croire sur presque tous les points de son
enseignement, d'après les quelque trente textes qui relatent leur
incompréhension touchant ses promesses, la nature de son Royaume, le
salut qu'il offre, la voie où il s'avance, l'attitude qu'il prend;
dans ces ignorances persistantes, il est une clarté vive: ils
perçoivent l'irrésistible ascendant de sa nature morale, la communion
ininterrompue de pensée et de volonté qui le rend un avec le Dieu
Très-Haut, si bien qu'il leur paraît d'une autre race que leur race,
d'un autre monde que la terre. Et Jésus lui-même, Jésus surtout, dans
lequel les historiens restés hors de la foi ont salué «le grand
sincère», l'être qui a possédé au plus haut degré la science du bien,
la vue du devoir, l'intuition des desseins providentiels, Jésus dans
ses affirmations sur sa personne dépasse constamment ce que ses
disciples découvraient en lui. Quand il invite les hommes à la vie
éternelle, il les invite à vivre comme il vit; il a montré le péché
résidant au plus profond de l'âme humaine, présent dans les pensées
encore obscures et les sentiments encore imprécis, et les évangiles,
qui ont recueilli ses plaintes, ses tristesses, ses larmes, ne
laissent pas entrevoir le plus léger remords effleurant jamais sa
conscience, ou le désir d'être meilleur qu'il n'était, ou
l'expérience que vouloir et pouvoir sont choses différentes; il
atteste et il prouve que le mal n'a aucune prise sur lui; il est la
lumière et quiconque le suit ne marche pas dans les ténèbres. La
sainteté de Jésus est l'insoluble énigme de sa vie historique si elle
n'en est pas la grande explication.
S'il sait ce que l'homme devrait être, puisqu'il lui suffit de
savoir ce qu'il est lui-même, il connaît l'homme tel qu'il est. Il le
discerne, il le pénètre, il le sonde tout entier. Silencieux, les
scribes et les pharisiens observent Jésus pour voir s'il guérissait
au cours du sabbat (Lu 6:7). Jésus n'a pas besoin d'entendre
leurs paroles pour mesurer leur hostilité, car «il percevait leurs
pensées»; il lit dans le coeur de l'être ce que l'être croit
dissimuler. Ici, assurément, l'expérience aurait pu inspirer le
jugement de Jésus, car ses adversaires s'étaient avérés tels. Mais
devant ceux qui proclament «croire en son nom pour avoir vu ses
miracles» (Jn 2:23), il garde une réserve empreinte de
désapprobation; «il ne se fiait pas à eux parce qu'il les connaissait
tous»; l'enthousiasme ne l'illusionne pas plus que le scepticisme ne
le décourage; il saisit avec une immédiate certitude l'insuffisance
de la foi qui repose sur les fragiles impressions d'étonnement,
d'admiration, et qui, lors même qu'elle se réclame de «son nom»,
n'est pas la vraie foi réfléchie, volontaire, en sa personne, en son
action. Le verset 25 généralise enfin comme un principe la remarque
tirée d'un fait particulier: «Il n'avait pas besoin qu'on témoignât
au sujet d'un homme; par lui-même il savait ce qui était dans
l'homme.»
Il va de soi que cette intuition sans pareille de Jésus devant
ceux qui ne veulent pas ou ne savent pas le suivre, se retrouve dans
ses relations avec ceux qui l'aiment. «Je connais mes brebis»,
déclare-t-il (Jn 10:14); cela ne signifie pas qu'il les
distingue de leurs contemporains n'appartenant pas au troupeau, ce
qui serait une simple banalité, mais qu'il discerne leurs pensées,
leurs sentiments, les aspects et les tendances de leur âme.
Réciproquement, les brebis connaissent le berger qui s'est pleinement
révélé à elles. Et cette connaissance est telle qu'elle peut se
comparer à celle que le Père a du Fils, que le Fils a du Père, donc
que cette connaissance humaine a quelque chose de la connaissance
divine.
Aussi ce savoir de Jésus se manifeste-t-il en certaines occasions
de manière à surprendre ceux qui entendent son jugement. A l'annonce
que l'un des Douze était un traître, les disciples stupéfaits
interrogent sans comprendre quel est, parmi eux, celui qui
trahit (Mt 26:17-29,Mr 14:12-25,Lu 22:7,23,Jn 13:21,30). Ils
n'ont pas perçu tel mouvement d'impatience, tel mot de scepticisme,
telle attitude chagrine, sûrs indices mettant à nu pour l'infaillible
vigilance du Maître l'état d'âme de Judas. Ni conseils, ni exemples,
ni prières n'ont abattu l'ambition et l'orgueil de celui qui, venu
sans amour vrai, retenu par l'espoir obstiné que le Roi de gloire se
manifesterait peut-être, est passé à l'ennemi quand il s'est rendu
compte que le triomphateur souhaité allait devenir le vaincu. Dès le
commencement de ses rapports avec Judas, Jésus a su ce qu'était
Judas. Pourtant le repousser n'était-ce pas définitivement le perdre?
L'attirer, l'entourer, l'aimer ne serait-ce pas le gagner? Et Jésus a
donné une place d'honneur à Judas. Mais Judas est de ceux qui «ne
veulent pas venir à Jésus pour avoir la vie». La prévision de Jésus
va être le fait de l'histoire; Jésus avertit ses fidèles pour que le
scandale ne les trouble pas. (Voir Judas.)
En saisissant contraste avec Judas, Pierre affirme à Jésus, dans
son amour sincère et dans sa présomption: «Si tu étais pour tous une
occasion de chute, pour moi tu ne le seras jamais» (Mt 26:33).
Jésus ne félicite pas son disciple; il a remarqué son enthousiasme
impulsif et son inconstance; il l'a vu passer de la foi inspiratrice
à l'inintelligence (Mt 16:15,17,23 et parallèle). Aussi
répète-t-il à Pierre individuellement l'avertissement donné à tous:
le plus fidèle ne l'est jamais entièrement, le plus fort souvent peut
défaillir, «en vérité, je te dis que toi, Pierre, maintenant si
téméraire, aujourd'hui, et avant même la fin de cette journée, cette
nuit, et avant même la fin de cette nuit, dans quelques heures, avant
le second chant du coq, tu m'auras renié plusieurs fois». Les
chiffres trois et sept du texte paraphrasé (Mr 14:30) sont les
nombres types; ils expriment en bien des cas l'idée d'une
multiplicité indéterminée; c'est dans ce sens que, généralement, les
évangélistes les emploient (cf. Mt 12:45 et parallèle, Mr
16:9 et parallèle, Lu 17:4). A propos de ce dernier texte
exhortant à pardonner sept fois, Calvin explique: «Le Seigneur n'a
pas voulu prescrire un certain nombre mais plutôt nous commander que
jamais nous ne nous lassions.» Dans la prédiction du triple reniement
le chiffre est l'image des chutes successives de l'apôtre plutôt que
leur total mathématique; Jésus diagnostique avec sûreté dans la
conduite de Pierre ce que celui-ci se refusait si fort à concevoir.
De même Jésus découvre à première vue le caractère de Nathanaël.
«Voici, annonce-t-il, un Israélite dans lequel il n'y a point de
fraude» (Jn 1:47 et suivants). Surpris, Nathanaël interroge:
«D'où me connais-tu?» La question de Nathanaël n'indique pas
nécessairement que Jésus ne l'avait jamais rencontré, surtout si on
identifie Nathanaël, comme il est normal de le faire, avec le
disciple que Matthieu, Marc et Luc nomment Barthélémy; Nathanaël ne comprend
pas que Jésus puisse juger ainsi, immédiatement, de ce que nul ne
sait sinon Nathanaël lui-même. Jésus continue: «Avant que Philippe
t'appelât, quand tu étais sous le figuier, je t'ai vu.» On ne saurait
préciser à quel moment, à quel endroit, à quelle circonstance
extérieure Jésus fait allusion. Peut-être Nathanaël, frappé par la
prédication initiale de Jésus, se sent-il tour à tour entraîné et
retenu; sous le figuier où Jésus le voit, il hésite, il médite; il ne
veut pas se rendre sans raison, son coeur «sans fraude» entend se
donner en toute loyauté. Jésus a lu dans ce coeur; il rend témoignage
à Nathanaël lorsque celui-ci, indécis encore, s'approche guidé par
Philippe. La parole de Jésus le surprend, l'explication de Jésus le
convainc. Un regard humain ordinaire n'aurait pu le sonder jusqu'au
fond de lui-même quand il était sous ce figuier; Philippe a dit vrai,
le doute n'est plus possible: «Maître, tu es le Fils de Dieu.»
C'est ainsi qu'apparaît dans sa réalité vivante le Christ de
l'histoire: possédant l'entière connaissance de Dieu et la
connaissance entière de l'homme, véritable Fils de Dieu et véritable
Fils de l'homme, un avec Dieu et un avec les hommes, ainsi apparaît
celui qui seul pouvait être le parfait Médiateur.
7.
La mission du Médiateur, la médiation du Christ porte sur deux points
essentiels:
1° apprendre aux hommes ce qu'est et ce que veut
Dieu;
2° rendre possible aux hommes le retour à Dieu,
l'union avec Dieu. Sans le Médiateur la connaissance réelle de Dieu
n'est jamais atteinte, le retour à Dieu n'est jamais accompli.
La remarque s'impose immédiatement que, s'il y a bien deux
parties, la médiation s'effectue principalement en faveur d'une
partie, en faveur de l'homme. C'est à l'homme que s'adresse
l'enseignement du Médiateur qui est une révélation, c'est pour
l'homme qu'est poursuivie l'oeuvre du Médiateur qui est une
rédemption.
Il n'en saurait être autrement quant à la connaissance d'abord;
la toute-science de Dieu ne serait pas la toute-science si elle avait
besoin d'être informée en ce qui concerne l'homme. Quant à la
rédemption ensuite, l'amour de Dieu, qui en est le principe, demeure
immuable pour le pécheur s'il demeure immuable contre le péché; dans
l'envoi du Médiateur comme dans l'oeuvre de médiation Dieu a
l'initiative: c'est Dieu qui donne le Fils au monde, c'est Dieu qui
veut par le Fils sauver le monde.
Mais la médiation était bien véritablement nécessaire puisqu'il y
avait irréductible séparation. Double séparation de l'esprit et du
coeur ayant une cause unique: le péché. Le péché avait obscurci
l'esprit de l'homme de telle sorte que chez les peuples païens les
idoles recevaient le culte dû à Dieu (Ro 1:22 et suivant) et que
chez le peuple élu le légalisme avait succédé au mosaïsme dont la loi
devait être un guide, et au prophétisme dont les reproches et les
promesses devaient restaurer la réalité spirituelle délaissée.
Le péché avait corrompu le coeur de l'homme qui ne
désirait plus ni connaître ni faire la volonté de Dieu, quelques
offrandes apportant aux Gentils et quelques observances rituelles
apportant aux Juifs toute satisfaction dans le compte de «doit et
avoir» ouvert devant l'au-delà.
Pour la première partie de son oeuvre, pour la révélation de
Dieu, le Médiateur dépasse infiniment la révélation naturelle que le
spectacle des cieux et de la terre (Ps 19:2), l'harmonie des
lois de l'univers (Jer 33:25), la conscience morale (Ro
2:15) offraient à l'homme; elle dépasse de même la révélation
préparatoire de l'ancienne alliance (Ga 3:24). L'épître aux Hébreux
tout entière est le développement de la thèse liminaire: «après avoir
parlé autrefois par les prophètes Dieu nous a parlé par le Fils», et
la démonstration que cette dernière révélation l'emporte de toutes
manières sur la révélation première.
Le Médiateur apprend à l'homme non seulement ce qu'il ignorait
mais ce qu'il n'aurait jamais découvert par lui-même, «des choses que
son oeil n'avait point vues, que son oreille n'avait point entendues,
qui ne seraient point montées en son coeur» (1Co 2»);
Si le Médiateur instruit une seule partie, l'homme, c'est au nom
de l'autre partie, Dieu, qu'il parle. Et l'observation précédente sur
la toute-science divine n'empêche pas qu'en un sens, même du côté de
Dieu, la médiation du Révélateur est aussi une nécessité. Dieu ayant
résolu de sauver l'homme développera le plan qu'il a arrêté; l'A.T,
indique le mode de ce développement à son origine en montrant que le
plan divin se propose à l'acceptation de l'homme: «choisis la vie,
afin que tu vives» (De 30:19); le N.T. signale le même mode au
point le plus élevé de ce développement en répétant une même
invitation à la participation humaine: «Cherchez premièrement le
Royaume et la justice de Dieu, toutes les autres choses vous seront
données par surcroît» (Mt 6:33).
Comment, en effet, se réaliserait le dessein de la miséricorde de
Dieu? Serait-ce par un acte absolu de toute-puissance? La Bible ne
cite pas une seule intervention divine au sein de l'humanité qui soit
équivalente à un coup d'autorité qui s'impose, qui contraint la
créature, ou, ce qui revient au même, qui dispose d'elle sans elle.
Les agents de la révélation préparatoire sont des hommes que Dieu a
choisis et formés pour leur mission auprès du peuple d'Israël; pour
la révélation suprême, le Christ-homme est venu au nom de Dieu. La
révélation surnaturelle et définitive restait sur le plan moral de la
révélation naturelle et préparatoire; il y avait entre celle-ci et
celle-là différence de cause comme entre le naturel et le surnaturel,
différence de valeur comme entre le transitoire et le définitif,
différence de degré comme entre l'imparfait et le parfait, mais il y
avait cette ressemblance que celle-là et celle-ci ne comportent ni
déterminisme, ni magie.
La première partie de la médiation, la révélation, n'a pas sa fin
en elle-même. La connaissance pour la connaissance est un
intellectualisme dont la Bible ne renferme nulle trace. Si la
connaissance restait à l'état de connaissance dans l'esprit de
l'homme, elle serait inutile puisqu'elle ne modifierait pas les
rapports de l'homme avec Dieu; la révélation est un appel à la vie.
L'enseignement de Jésus conduit l'homme en présence du vrai Dieu pour
que l'homme prenne position, se prononce sous sa responsabilité
personnelle, décide volontairement de sa destinée. Les idées, les
notions, les vérités contenues dans le message du Médiateur sont un
moyen nécessaire, le seul moyen moral, mais un simple moyen, pour
amener l'homme à accepter la volonté de Dieu, à accepter de faire
cette volonté, à entrer dans l'alliance nouvelle, un moyen pour ce
but: le salut. Idées, notions et vérités éclairent l'esprit pour
toucher le coeur, attestent à l'homme que Dieu l'aime et que parce
qu'il l'aime il veut le sauver, pour que l'homme à son tour aime Dieu
et se laisse sauver; leur raison est de créer ou de restaurer chez
l'homme la vie avec Dieu. La rédemption, deuxième partie de la
médiation du Christ, est l'oeuvre dominante et en un sens l'oeuvre
unique puisque tout est conçu pour elle et que sans elle tout serait
vain.
Cependant l'une est inséparable de l'autre, objectivement, dans
la médiation, tout comme, subjectivement, les deux fonctions de
révélateur et de rédempteur sont inséparables chez le Médiateur. Et
par la qualité et par la portée de son oeuvre, il convient de le
répéter, Jésus demeure bien le Médiateur unique. Il y a eu des
révélateurs avant lui; quelques-uns ont été évoqués. Il y a eu des
révélateurs après lui qui tenaient de l'inspiration de l'Esprit
divin, selon la promesse de Jésus (Jn 16:13), la lumière
nécessaire pour telle action particulière en tel moment déterminé.
Mais avant le Christ les témoins de Dieu orientent vers lui; après le
Christ ils ramènent à lui. La révélation du Christ médiateur est la
norme non seulement des révélations naturelles mais encore des
révélations surnaturelles. Ce n'est ni par Moïse ni par les prophètes
que s'interprète la pensée de Jésus, c'est par la pensée de Jésus que
se comprennent véritablement la loi et les prophètes de l'ancienne
alliance. Et les révélations postérieures, rares d'ailleurs, qui ont
marqué ici et là l'histoire de l'Église, demeurent subordonnées à la
révélation du Médiateur, fondent leur vérité sur leur accord avec
elle. Ces révélations occasionnelles n'ajoutent rien, du reste, à
l'enseignement de Jésus; elles aident à une plus lucide intelligence,
à une plus profonde compréhension de cet enseignement; elles
l'adaptent à des milieux et à des faits nouveaux, et par là
développent la foi dans les âmes et dans le monde. Ici encore c'est
la parole de Jésus, autorité normative, qui permet de juger des
paroles des témoins prononcées au cours des siècles et qui leur
confère leur autorité, c'est par la Révélation que se justifient les
révélations. En définitive, à donner aux termes leur sens précis, ce
n'est pas de révélations postérieures au N.T. qu'il conviendrait de
parler, quoique le langage religieux use volontiers de ce mot, c'est
d'inspiration.
Pour l'oeuvre rédemptrice du Médiateur, voir Expiation.
8.
La médiation du Christ, unique par sa perfection, l'est encore par sa
pérennité. Le rôle d'un médiateur prend fin quand, ayant mis les deux
parties en présence, il a établi ou rétabli entre elles l'entente,
l'harmonie. Au contraire, le rôle du Christ médiateur se continue
sans que son terme soit prévisible. A une heure donnée et en un lieu
donné, Jésus a fait entendre au monde la révélation de Dieu et a
obtenu pour le monde la réconciliation avec Dieu; cette oeuvre
historique n'épuise pas l'action du Christ en faveur des hommes. La
résurrection ayant affranchi le médiateur des limitations de l'espace
et de la matière, a rendu omniprésente l'entremise auparavant bornée
à un seul peuple, universel le magistère auparavant exercé sur un
seul groupe de disciples. Les évangiles et les épîtres soulignent
également la glorification du Christ souverainement élevé (Php
2:9), la toute-puissance qui lui appartient (Mt 28:18). Dans
cet état nouveau le Christ demeure l'intermédiaire entre Dieu et les
hommes, et le caractère unique de sa médiation est ainsi porté à
l'absolu.
Quand Jésus entretenait ses disciples de son départ, leur faisant
la promesse au premier abord paradoxale: «il est bon pour vous que je
m'en aille» (Jn 16:7), il légitimait sa déclaration en les
assurant qu'un secours, une assistance, un soutien leur seraient
accordés, plus grands, plus efficaces que ceux dont ils avaient eu le
bienfait pendant qu'il était avec eux. Or c'est lui-même qui
disposera pour eux de ces dons supérieurs lorsqu'il sera passé de la
vie auprès des disciples à la vie auprès du Père. Dans cette vie il
priera pour eux (Jn 14:16), et Dieu, en réponse,
enverra aux croyants le «Paraclet». La Vulg, a
accrédité l'interprétation, inexacte parce que trop étroite, donnée
de ce mot par quelques Pères grecs: le «Consolateur». Le sens passif
du terme original est exactement, littéralement rendu par la
périphrase: «Celui qui est invoqué, celui qui est appelé». C'est
«l'Esprit de Vérité» qui, invoqué, appelé à l'aide dans toutes les
heures obscures, dans toutes les circonstances difficiles, à la
différence du Maître historique, restera avec les disciples
éternellement. Et ce n'est pas sur la seule prière du Christ que Dieu
mettra son Esprit dans l'âme des disciples; c'est aussi par
l'intervention du Christ que l'Esprit divin viendra en l'homme;
ailleurs c'est le Christ en personne qui le dispense: «Je vous
enverrai le Paraclet de la part du Père» (Jn 15:26). Ce qu'il
demande à Dieu, le Christ le demande au nom des hommes; ce qu'il
accorde aux hommes, le Christ l'accorde au nom de Dieu.
D'après le contexte, qui concerne l'activité future du Christ
glorifié, «l'Esprit de Vérité», «le Paraclet» semble être identifié
avec l'Esprit de Dieu ou l'Esprit du Christ, ou plutôt avec l'un et
l'autre en même temps inséparables dans leur action. Jésus représente
explicitement l'influence du Père et la sienne propre comme
simultanées: «si quelqu'un m'aime, mon Père l'aimera, et nous
viendrons en lui et nous habiterons en lui» (Jn 14:23), et la
1re ép. de Jean (1Jn 2:1) non moins explicitement voit dans le
«Paraclet», dans celui «qui nous assiste auprès du Père»,
Jésus-Christ le Juste. De quelque manière que l'on détermine le
vocable, ce qui importe c'est de noter que la médiation du Christ
demeure dans l'au-delà. (Voir Paraclet.)
Dans la conclusion du chap. 8 de l'épître aux Romains, Paul fonde la
certitude du salut sur le double fait que Dieu justifie et que
Jésus-Christ est le répondant de cette justification. En effet,
«Jésus-Christ est mort, bien plus il est ressuscité, il est à la
droite de Dieu et il intercède pour nous» (Ro 8:34). Si la
mort de Jésus pour nous est le degré suprême de la substitution du
Saint au pécheur et vaut au pécheur qui s'unit à ce Saint le pardon
de Dieu, la résurrection est le degré initial d'un ministère céleste
continuant et développant pour le croyant le ministère terrestre.
Après son retour dans la vie de gloire, le Médiateur, avec le même
amour et avec une autorité accrue, présente à Dieu la cause des
hommes, communique aux hommes l'Esprit saint, l'Esprit même de Dieu.
La médiation du Christ glorifié, pour être d'un ordre supérieur à la
médiation du Christ historique, n'en demeure pas moins dans la même
ligne et ne vise pas moins le même but: le salut du monde.
«Le Christ, confirme l'épître aux Hébreux
(Heb 7:24 et suivant), parce qu'il subsiste éternellement
possède un sacerdoce intransmissible; voilà pourquoi il peut sauver
parfaitement ceux qui par lui s'approchent de Dieu, puisqu'il vit
toujours pour intercéder en leur faveur.» Le plus grand argument
prouvant la supériorité de la nouvelle alliance sur l'ancienne
alliance est, selon l'auteur de la lettre, la supériorité du
Médiateur de cette alliance sur tous les autres médiateurs. Mais
quelle que soit la prééminence du Médiateur historique sur ses
prédécesseurs, ce qui constitue désormais son caractère incomparable
c'est que, non seulement différent des intermédiaires humains mais
opposé à eux par son éternité, sa médiation n'a point de fin; elle se
perpétue, supérieure en valeur et en puissance, dans l'au-delà, après
s'être manifestée, parfaite déjà cependant, ici-bas. La volonté du
Christ dans sa vie glorieuse est la même que dans sa vie terrestre:
sauver ceux qui par lui s'approchent de Dieu.
Ainsi, sous les formes différentes d'expression, la réalité
affirmée reste identique: le Christ, qui est dans l'histoire le
médiateur nécessaire entre Dieu et les hommes en qualité de
révélateur et de rédempteur, conserve ce «sacerdoce», selon le terme
de l'épître aux Hébreux, quand il a quitté le temporaire pour entrer
dans l'éternel.
Une réserve a été formulée devant cette conception: si l'oeuvre
médiatrice de Jésus est vraiment parfaite, elle doit être aussi
définitive, le parfait étant achevé en soi. D'où vient donc qu'elle
soit, par ailleurs, représentée comme continuée, amplifiée, ce qui
revient à dire: sans cesse recommencée? Le rôle attribué au Christ
glorifié diminue, et diminue d'autant plus qu'on le donne comme plus
élevé, le rôle du Christ historique.
La difficulté, s'il y a difficulté, est toute superficielle. La
médiation du Christ historique est un fait objectif qui peut nous
laisser indifférents, et qui, en réalité, laisse indifférents une
multitude d'hommes. Pour que ce fait soit reconnu et accepté comme la
révélation de la vérité et l'accomplissement du salut, il faut que
l'homme, que chaque homme le reconnaisse comme tel, l'accepte comme
tel personnellement. Le salut est d'ordre éminemment moral, il exige
une participation de l'homme; Dieu ne pardonne pas, ne sanctifie pas
indépendamment de celui qui reçoit le pardon et marche vers la
sanctification. Par la médiation du Christ glorifié succédant à la
médiation du Christ historique, par la médiation du Christ
omniprésent comme Dieu continuant la médiation du Christ homme,
limité comme nous, le croyant s'approprie subjectivement l'oeuvre
objective du salut, et le Sauveur qui a vécu il y a vingt siècles en
Judée devient le Sauveur immanent, le Sauveur vivant avec lui, en
lui. Le Médiateur qui a réalisé à la place des hommes la sainteté
humaine au milieu de ses disciples et de ses contradicteurs, aide
maintenant les hommes à la réaliser en intervenant dans leur vie, en
éclairant leur esprit, en purifiant leur âme; il les conduit dans la
vérité et vers la sainteté.
Et devant Dieu il reste leur garant. Dieu pardonne aux croyants
parce que le Christ saint est en eux, Dieu les accueille comme ses
fils parce qu'ils sont en communion avec le Fils unique, Dieu accepte
la médiation du Christ glorifié parce qu'il a voulu lui-même son
action, bien plus: parce que cette action se confond avec la sienne
propre. Quiconque accepte le Christ comme médiateur est réconcilié
avec Dieu; c'est Dieu qui a suscité le Christ comme médiateur pour
que soit opérée la réconciliation entre Lui et le monde.
Nécessaire aux croyants pour assurer leur victoire de plus en
plus complète sur le péché, la médiation du Christ glorifié est
nécessaire aux non-croyants pour qu'ils prennent conscience de leurs
erreurs, éprouvent devant leurs péchés le besoin d'un Sauveur. Dieu a
donné son Fils non à quelques élus mais au monde; et aussi longtemps
que le monde, ignorant ce don divin, n'en aura pas été instruit pour
prendre librement position devant la vie ou la mort, la médiation du
Christ glorifié demeure indispensable pour étendre à tous les hommes
la possibilité de salut résultant de la médiation du Christ
historique. C'est pourquoi l'épître aux Hébreux a bien défini la
médiation du Christ entré dans la gloire, en la nommant «un sacerdoce
éternel». And. A.