MATTHIEU (évangile de) 6.
VI Origine.
Il est donc surabondamment démontré que l' auteur du Matthieu actuel
est un Juif d'origine, mais non pas l'apôtre Matthieu, dont l'oeuvre
avait été le recueil des Discours du Seigneur (voir plus haut, parag.
I, 2): le rédacteur final de notre évangile canonique est pour nous
anonyme. Son judéo-christianisme remarquablement large pourrait le
faire supposer indépendant des milieux plus particularistes de
Palestine; en ce cas il les aurait quittés, car sa grande
connaissance de l'A.T, hébreu semble bien établir sa première
éducation palestinienne. Les nombreuses et copieuses citations qu'il
en fait, et tant d'autres caractères de son ouvragée relevés
ci-dessus, prouvent jusqu'à l'évidence qu'il l'a composé pour des
milieux s'intéressant à la fois aux Écritures de l'ancienne alliance
et à la révélation de Jésus-Christ: par conséquent--puisqu'il ne
s'adresse pas à une communauté particulière--pour les Églises
judéo-chrétiennes dans leur ensemble, celles de Palestine et de
Syrie. Aucune donnée ne permet de pousser plus loin les précisions
soit sur sa personne, soit sur ses destinataires ou sur le lieu de la rédaction.
Pour l'époque de cette rédaction, la date la plus ancienne
qu'on puisse admettre dépend de celle de Marc. Si celui-ci se place
vers 64-66--comme on le croit possible dans Marc (évangile de), parag.
VI--, on pourrait admettre à la rigueur que Matthieu fût antérieur à la
ruine de Jérusalem en 70. En effet, il est encore permis, malgré
beaucoup d'opinions contraires, de considérer l'apocalypse de Mt
24 comme rédigée en termes trop généraux (ainsi que ceux de Mc)
pour renfermer des allusions postérieures à l'événement. Mais les
arguments de ce genre, pour ou contre une rédaction post eventum,
reposent forcément sur des appréciations subjectives. Il n'est pas
sûr que Mt 22 7 fasse une allusion rétrospective à la
destruction de Jérusalem; c'est un détail descriptif de parabole qui
peut avoir été inspiré par n'importe quelle répression sanglante, et
l'histoire ancienne n'en manquait pas, ni non plus l'histoire
contemporaine du siècle de J.-C.: l'A.T, lui-même, avec la prise de
Jérusalem par les armées de Nébucadnetsar, en fournissait un exemple
mémorable (2Ro 25:9 et suivants).
L'emploi isolé dans les évangiles du terme «Église»
(Mt 16:18 18:17) ne trahit pas nécessairement un long
développement de la vie ecclésiastique: le mot grec ekklêsia
correspondait alors aux termes sémitiques signifiant: assemblée, et
la vie publique le connaissait fort bien et l'employait couramment
dans l'empire pour désigner toutes sortes de corporations
municipales, politiques, professionnelles ou religieuses; déjà en 51,
saint Paul montre que les chrétiens l'avaient complètement adopté
pour leurs propres communautés, «assemblées en Dieu le Père et en
Jésus-Christ notre Seigneur» (1Th 1:1 etc.), tandis que le
terme de synagogue (d'un autre mot grec signifiant aussi: assemblée)
restait réservé aux Juifs (voir Église); la traduction de Matthieu:
ekklêsia, pour rendre le terme employé par Jésus, serait donc
parfaitement vraisemblable et même toute naturelle vers 70, quand
toutes les épîtres pauliniennes, qui font une si grande place à
«l'Église» (notamment celle aux Éphésiens), étaient écrites depuis
plusieurs années. On pourrait observer encore, dans le même sens, que
le rédacteur du discours apocalyptique paraît attendre le retour du
Seigneur immédiatement après les malheurs du pays: «aussitôt» (ajouté
dans Mt 24:29 à Mr 13:29); la confusion qu'il laisse voir
entre la ruine politique et l'avènement du Christ n'aurait pu se
maintenir bien longtemps après!a ruine elle-même, non suivie de cet
avènement. Pour ces diverses raisons, un certain nombre de critiques
assignent à Matthieu une date antérieure à 70, soit 68-70.
D'autres font valoir, par contre, en faveur d'une date moins
reculée: les nombreuses allusions aux persécutions (Mt 5:11 10:18
25:36-39 etc.), un certain éloignement du narrateur à l'égard des
faits (Mt 27:8 28:15), peut-être l'indication discrète que le
retour du Seigneur attendu tarde à se produire (Mt 24:48 25:5),
etc. On peut estimer que les divers textes opposés entre les deux
opinions se contrebalancent à peu près.
Mais un autre ordre de considérations doit intervenir ici: c'est
le déplacement de perspective qu'au cours de cet article nous avons
constaté entre la génération de Marc et celle de Matthieu; si rapide et si
variable qu'ait pu être l'évolution des esprits à cette époque, le
tableau primesautier de Marc n'aurait guère pu être transposé, dès les
4 à 6 années qui auraient suivi son apparition, dans le système à
tendances liturgiques et hiératiques de Matthieu; il serait vraiment
paradoxal qu'en passant en si peu de temps de l'évangile écrit à Rome
à l'évangile palestinien, la tradition écrite se fût éloignée de la
fraîcheur des faits alors qu'au contraire elle se rapprochait du
théâtre de ces faits. Pour rendre compte de l'écart de leurs points
de vue, qui représentent des générations différentes, il n'est point
nécessaire de les séparer par trente années, intervalle moyen entre
deux générations filles l'une de l'autre (car les générations
successives, continuellement imbriquées, sont en réalité plus
rapprochées), mais il y faut bien sans doute le tiers ou la moitié de
ce laps de temps. D'autre part, Luc et Matthieu s'étant mutuellement ignorés
ont dû paraître vers la même époque en des régions différentes; or
l'évangile de Luc premier volume dont le second est le livre des Actes,
est situé par un grand nombre d'auteurs entre 70 et 80, plus près
de 80. C'est aussi la date approximative qu'on est amené à supposer
pour Matthieu: entre 74 et 80, soit au moins 10 à 15 ans après Marc.