MARC (évangile de) 3.

III Caractères.

1.

LA LANGUE.

Dans une large mesure, les caractères de forme de notre écrit sont
tels que la tradition pouvait nous les faire présumer. Le style de Marc
est le plus souvent un style parlé. Son vocabulaire possède fort peu
de termes qui lui soient propres, et ce sont principalement des mots
composés avec préposition, des diminutifs dérivés, c'est-à-dire des
termes familiers de création populaire. Sa langue est ordinairement
dépourvue de toute recherche, et d'une syntaxe simpliste: les
propositions se succèdent, à peine reliées entre elles (lorsqu'elles
le sont) par la conjonction kaï (--et), très fréquente, tandis
que les autres évang, ont généralement la particule dé, dont
l'usage est beaucoup plus nuancé; certains adverbes de mouvement
souvent répétés, comme dans l'animation d'un récit oral: aussitôt,
encore, beaucoup,
ou le: voici! au début de certaines phrases,
alors que d'autres commencent par la formule: et il arriva que,
ou par un participe descriptif: venant, voyant, etc.; diverses
formes de pléonasmes, par doublement de négations ou d'expressions
synonymes (Mr 1:32 etc.), par reprise de la racine d'un verbe
dans son complément, etc.; constructions familières, voire gauches et
rudes, irrégulières même en stricte grammaire, mais qui dans une
conversation passent inaperçues lorsqu'elles correspondent à
l'imprévu de la vie; emploi très varié des temps de verbes, le
présent historique particulièrement fréquent (ex.: un lépreux
vient à lui, Mr 1:40), et la conjugaison par périphrase,
souvent avec participe (ex.: ils étaient montant..., et il
était précédant..., Mr 10:32),--autant de traces du style
anecdotique, reconnaissable même à travers la traduction quoique la
plupart des remarques de ce paragraphe portent obligatoirement sur
l'original grec (c'est pourquoi nous n'avons pas cru nécessaire de
les illustrer par des exemples). Quelques-unes de ces particularités
de forme peuvent s'expliquer dans une certaine mesure par l'influence
de l'hébreu et de l'araméen chez un prédicateur et chez son
interprète, juifs l'un et l'autre; mais les analogies des papyrus
(voir ce mot) montrent que Marc est surtout écrit dans la manière
ordinaire des auteurs non littéraires de son temps.

2.

LE TEMOIN OCULAIRE.

Bien qu'il soit le plus court des synoptiques, parce qu'il contient
beaucoup moins de péricopes que les deux autres (environ 100 contre
160), Marc est généralement plus long qu'eux dans les péricopes
narratives (ex.: Mr 5:1,20 parallèle Mt 8:28,34,Lu
8:26,39), parce qu'il y conserve beaucoup plus d'éléments concrets
des scènes et de leur cadre, d'ailleurs avec une sobriété remarquable
et sans amplifications oratoires: ce sont les souvenirs réels,
objectifs, réalistes, dus à quelqu'un qui raconte dans la langue de
tout le monde ce qu'il a vu et entendu. En effet, beaucoup plus que
Matthieu et Luc et à peu près comme Jean, Marc manifeste à l'égard d'un grand
nombre de faits une connaissance de première main. Même en français
la chose est sensible, bien que plus d'un détail disparaisse dans nos
versions. Les commentaires incohérents de la foule surexcitée devant
les premiers miracles (Mr 1:27), le toit défoncé (Mr 2:4), le coussin de
la barque (Mr 4:38), la multitude répartie en rangées
(litt., parterres par parterres [de fleurs]) sur l'herbe verte
(Mr 6:39 et suivant), le geste de Jésus, en deux occasions, prenant dans ses bras de petits enfants
(Mr 9:36 10:16), son regard affectueux au jeune riche (Mr 10:21), la
chute du manteau de l'aveugle (Mr 10:50), le tableau détaillé de
l'ânon attaché (Mr 11:4), l'interdiction des transports à
travers la cour du temple (Mr 11:16), l'ordre d'apporter un
denier (Mr 12:15); puis les descriptions hautement dramatiques
du démoniaque (Mr 5:1,20), du martyre de Jean-Baptiste (Mr
6:14,29), de l'enfant épileptique (Mr 9:14,29), etc.,--autant
de situations picturales, pittoresques, restées gravées dans la
mémoire visuelle du témoin oculaire primitif.

Celui-ci se révèle encore par une connaissance personnelle de
certaines précisions: Marc seul nous donne les noms du père de Lévi,
Alphée (Mr 2:14), de Bartimée et de son père Timée (Mr
10:46), des fils de Simon de Cyrène, Alexandre et Rufus (Mr
15:21). Marc seul a l'épisode du jeune homme qui s'enfuit nu lors de
l'arrestation: (Mr 14:51 et suivant) on s'est demandé si ce
n'était pas l'évangéliste lui-même; la même hypothèse a été faite à
propos du porteur d'eau de Mr 14 13 (pourtant, d'après Papias,
Marc n'aurait pas connu Jésus). Marc est souvent le seul à interpréter
des attitudes par les idées, sensations ou sentiments qui les
inspirent: la compassion de Jésus puis sa voix sévère (Mr 1
41,43), sa conscience d'une puissance sortie de lui (Mr 5:30),
quelquefois son indignation (Mr 3:5 10:14), son
étonnement (Mr 6:6), des empêchements à sa volonté
(Mr 1:45 6:5 7:24,36 3:20 6:31), l'effroi des femmes au tombeau
vide (Mr 16:8), etc.

3.

L'APOTRE PIERRE.

Parmi les tableaux les plus saisissants de Marc plusieurs qui n'ont
pas encore été relevés vont maintenant nous mettre sur la voie du
témoin oculaire qui renseigna l'évangéliste. Trois grandes scènes: la
résurrection de la fille de Jaïrus (Mr 5:37,43), la
transfiguration (Mr 9:2-13), l'agonie de Gethsémané (Mr
14:33-42), n'eurent chacune pour témoins, autour du Seigneur, que
trois disciples: Jacques, qui très tôt devait être martyr (Ac
12:2), Jean, de qui dépend par ailleurs la tradition johannique, et
enfin Pierre lui-même. Matthieu et Luc rédigés avec l'évangile de Marc ont
gardé l'essentiel de ces tableaux, mais en laissant tomber quelques
détails qui avaient frappé l'attention du témoin oculaire informateur
de Mc; par exemple:

les étapes qui amènent Jésus à la fillette (Mr
5:37,38,39,40) sa parole en araméen (Mr 5:41);

l'éblouissement de la vision (Mr 9:3),
l'appel de Pierre en araméen: rabbi! (Mr 9:5), la brusque
rentrée dans la nuit (9:8), les doutes des trois apôtres sur la
résurrection (verset 10), la foule exaltée qu' «ils virent» ensuite
(verset 14);

le cri en araméen de Jésus: Abba (Mr
14:36), son mot direct à Pierre: Simon! (Mr 14:37), la
remarque: «ils ne savaient que lui répondre» (verset 40, cf. Mr
9:6). Si nous ajoutons à ces trois vivantes scènes le récit du
reniement de Pierre lui-même, où le dialogue est plus vif et
vraisemblable dans Marc qui est seul à montrer aussi: Pierre se
chauffant (Mr 14:54), la servante le voyant en train de se
chauffer (verset 67), sa sortie dans le vestibule (verset 68), etc.,
nous avons là quatre narrations particulièrement bien vues et
rendues, trahissant une sorte de coup d'oeil photographique et une
résonance intime où nous devons évidemment reconnaître le vibrant
porte-parole des Douze.

Il n'est pas moins significatif qu'en dehors des nombreuses
informations sur cet apôtre qui sont communes aux trois synoptiques,
plusieurs n'ont été gardées que par Marc en des circonstances que Matthieu
Lu auront sans doute estimées secondaires: dans la maison de Simon à
Capernaüm demeure aussi son frère André (Mr 1:29); ceux qui
cherchent Jésus aux environs dès l'aube sont avec Simon (Mr
1:36); remarquer ce premier nom de Simon, conservé par Marc jusqu'à la
mention du changement que Jésus devait en faire (Mr 3:16); c'est
Pierre qui «se souvient» et fait remarquer au Seigneur le figuier
desséché (Mr 11:21); il a son frère André avec lui ainsi que
Jacques et Jean quand ils le questionnent sur l'avenir (Mr 13:3
et suivant); il est cité nommément par le Ressuscité annonçant qu'on
le verra en Galilée (Mr 16:7). D'autre part, on ne peut pas dire
que la personne de Pierre soit particulièrement mise en relief chez
Marc; ce n'est pas Marc mais Luc (Lu 5:4,11) qui le montre parlant au
nom des disciples lors de la première pêche miraculeuse; c'est Matthieu qui
le montre essayant de marcher sur l'eau (Mt 14:28 et suivants),
chargé de payer l'impôt du culte (Mt 17:26 et suivant), et
surtout recevant un bel éloge de Jésus pour la déclaration de sa
messianité (Mt 16:17 et suivants). En cette dernière situation,
Marc qui n'a gardé que la simple réponse, réduite au minimum: «Tu es
le Christ» (Mr 8:29), et qui tait l'éloge de Jésus, a gardé les
remontrances de l'apôtre à son Maître et la foudroyante
réplique (Mr 8:32 et suivant). Cela ne suggérerait-il pas une
explication? C'était déjà celle d'Eusèbe (Démonstr. évangile,
3:3): Pierre, en prêchant, évitait d'insister sur les faits propres à
le faire valoir lui-même; «ces faits-là, Pierre a jugé bon de les
passer sous silence, et c'est pourquoi Marc les a laissés de côté; mais
quant aux faits de son reniement, Pierre les a proclamés à tous les
hommes, et c'est pourquoi Marc les a écrits.» Émouvante humilité de
l'ancien présomptueux, qui à l'école du Seigneur a bien changé! Cette
discrétion, qui rappelle celle de l'apôtre Jean dans le 4 e évangile
(voir art.), contraste fortement avec l'ostentation de tant de
déclarations des écrits pseudonymes des siècles suivants; ex., dans
l'évangile de Pierre (II° siècle): «Moi Simon Pierre et André mon
frère, etc.»

4.

LE PLUS ANCIEN EVANGILE.

Nous avons exposé précédemment (voir Évang, syn., t. I, parag. IV, 1,
1°, A) les considérations qui décidément établissent la «priorité» de
l'évangile de Marc c'est-à-dire son antériorité par rapport aux deux
autres synoptiques; on trouvera dans cet exposé l'accumulation des
présomptions et des preuves fournies par:

sa rédaction, fréquemment améliorée chez Matthieu et
Luc

ses traits épisodiques, généralement abrégés
par eux,

le choix de ses récits, ceux que Marc possède en
propre étant des moins importants que les deux autres évangélistes
n'auront pas jugé nécessaire de reproduire,

la suite de ses récits, qui constitue la
«synopse», la ligne générale commune aux trois synoptiques. On
trouvera d'autre part dans notre art. sur l'évangile de Matthieu (IV, 4, 5)
une preuve complémentaire, et la plus décisive, de la priorité de Marc:
la suppression par Matthieu (et souvent par Luc) de la plupart des traits
d'humanité du Christ et de nombreux traits défavorables à ses
disciples, ce qui marque la tendance d'une époque plus tardive à
élever, dans l'adoration de sa piété, le Seigneur et les apôtres
au-dessus des conditions terrestres.

L'étude des principaux caractères de forme et de fond de l'évangile
de Marc pris en lui-même ou comparé à Matthieu et Luc nous dicte donc des
conclusions conformes dans l'ensemble aux données de la tradition. Il
faut maintenant serrer de plus près le problème, et chercher dans
quelle mesure on peut reconnaître ou soupçonner derrière sa
composition une documentation provenant de l'apôtre Pierre.