LUC (évangile de) 5.
V Valeur historique et religieuse.
1.
LES FAITS.
Son programme et ses principes d'historien nous sont apparus dans son
prologue: (Lu 1:1-4) il a eu des devanciers, comme eux il veut
rapporter par écrit les faits remontant aux témoignages primitifs,
dans ce dessein il a réuni des informations qu'il a soigneusement
vérifiées, pour composer un récit aussi complet, ordonné que
possible, et démonstratif pour la foi de ses lecteurs. Cette dernière
intention, ad demonstrandum, ne doit pas être prise pour une
tendance apologétique de nature à rendre suspecte son exactitude ad
narrandum ; bien au contraire, il est l'auteur biblique qui se
montre le plus soucieux de ne retenir que les faits rigoureusement
contrôlés.
Son but n'est pas non plus de composer des mémoires détachés; il
a le souci de la chronologie générale. Comme on l'a vu, il semble
qu'il situe les épisodes chaque fois qu'il le peut. C'est lui seul
qui rattache son sujet à la grande histoire (Lu 2:1 3:1 et
suivant); ce dernier point de repère est très remarquable par les 6 ou
7 noms propres des autorités politiques et religieuses du temps, en
contraste avec le solitaire du désert à qui Dieu parle et qui va
parler en son nom. Dans ce point de vue chronologique, il se trouve
employer les mots année et mois 26 et 10 fois, contre 23 et 8
dans le reste du N.T. Il nous fait suivre, par des termes adéquats,
les stades de l'évolution physique et morale de l'enfant Jésus, puis
de l'homme fait et du Rédempteur (Lu 2 40,42,51 3:33 4:13 9:51
22:28-33 etc.).
Son propos de disposer ses matériaux «dans leur ordre» était
celui de toute rédaction suivie, sans impliquer une stricte
chronologie. La chronologie n'est pas son fort, et il est moins
rigoureux que les historiens proprement dits: d'abord parce qu'il ne
pouvait recourir à des pièces officielles, importantes pour
l'histoire générale mais inexistantes pour le sujet qu'il avait à
traiter, et surtout parce que cette histoire pure n'était pas son
intérêt principal, la valeur de l'oeuvre de Jésus en étant
indépendante. En lui l'artiste préserve le chercheur d'archives des
minuties secondaires; et son parti pris d'exacte vérité le laisse
pourtant indifférent à de menues précisions, comme on l'a montré plus
haut (III, 2, 2°) dans nombre de suppressions de détails--lieux,
moments ou personnes--qui devaient lui paraître trop anecdotiques. Sa
documentation personnelle en épisodes et paraboles, obtenue de
provenances diverses, manquait de données suffisantes pour les
localiser dans l'espace ou dans le temps. Voilà pourquoi les
renseignements historiques de second ordre seront le plus souvent à
demander à Marc (complété par Jean).
Même pour les informations de grande histoire, l'exactitude de Lu
a parfois été contestée, à propos du recensement de Quirinius (Lu
2:1 et suivants), dont on ne connaît aucune confirmation profane.
Mais ce silence ne prouve jusqu'ici que notre ignorance et la
complexité du problème; non seulement la possibilité du recensement
n'est contredite par aucun document contemporain, mais on sait au
contraire que Quirinius en fit faire un quelques années plus tard, et
les papyrus témoignent de la coutume plus ou moins périodique de tels
dénombrements officiels. Si les savants n'ont pas encore clairement
élucidé toutes les difficultés du problème, la réalité du recensement
lui-même apparaît de plus en plus comme extrêmement vraisemblable, et
beaucoup de critiques la tiennent pour certaine (voir Chronol. du
N.T., t. I, p. 196).
D'ailleurs, le second volume de Luc, qui renferme tant de points
de contact avec une histoire générale riche en documents, n'est pas
pris en défaut à l'épreuve des vérifications. Il emploie sans erreur
les noms officiels des provinces, les titres techniques de l'époque,
qui pourtant variaient beaucoup d'un endroit à un autre (premiers,
proconsuls, politarques, etc.), il connaît à fond les conditions de
la navigation méditerranéenne (mer, climat, saisons, ports, etc.). La
justification sur toute la ligne des renseignements de l'auteur des
Actes (sauf dans le passage sur Theudas [v. ce mot], aujourd'hui
expliqué), son exacte géographie historique, politique et maritime,
reportent une autorité correspondante à son évangile. «La crédibilité
de l'histoire écrite par Luc ne saurait être surpassée», écrivait en
1915 le savant archéologue W. Ramsay.
2.
LES IDEES.
La probité qu'il faut donc lui reconnaître quant à son récit des
faits s'applique également à sa présentation des idées. Luc n'a point
écrit en polémiste, pour glorifier ou pour rabaisser certains hommes
ou certains partis. Inspiré de paulinisme,
Il n'en est pas moins favorable aux Douze. Il ne représente pas
une théologie personnelle: en suivant ses sources, il se fait l'écho
des opinions régnantes dans les milieux chrétiens dont il les tient;
si son écho revêt parfois un timbre particulier, où percent tels
traits de sa sensibilité propre, la voix de l'Évangile n'en est pas
altérée: elle est tout au plus personnalisée.
En ce qui concerne Dieu, qui pour tous les croyants est
tout-puissant et bon (Lu 18:27-18 et suivant), un encouragement de
Jésus, spécial à Luc (Lu 12:32), affirme sa prévenance
providentielle: «Ne crains point, petit troupeau; car il a plu à
votre Père de vous donner le royaume.»
Différant en ceci de Matthieu, Luc ne présente pas Dieu comme
Roi, et sa parabole du festin, tableau de la grâce divine, élimine
cette image qui se trouve, avec de dures applications, dans la
parabole des noces de Matthieu (Lu 14 16 parallèle Mt
22:2-7-11-13).
Luc ne désigne pas souvent Dieu comme Père (Lu 11:2), mais
la parabole de l'enfant prodigue le décrit magnifiquement comme
tel (Lu 15).
--En ce qui concerne Jésus, qui chez les trois synoptiques est «Fils de l'homme»,
-dans sa solidarité avec l'humanité (Lu 7:34 9:58),
-dans son autorité spirituelle (Lu 5:24),
-dans sa destinée de souffrances prochaines et de gloire finale (Lu 9:22,44 21:27 22:69 etc.),
-les deux mentions de ce titre propres à Luc s'appliquent
-à sa rédemption des perdus (Lu 19:10)
-et à l'incroyable scandale de la trahison de Judas (Lu 22:22,48).
Dans les deux cas où le titre de Fils de Dieu est attribué à
Jésus chez Luc, il doit avoir la simple valeur d'une désignation
messianique (Lu 4:41 22:70); mais cette filialité divine
s'affirme implicitement chaque fois que Jésus exprime son accord
absolu avec son Père (Lu 2:49 10:22 22:29 24:48 etc.).
Luc n'a pas gardé l'appel éperdu: «Mon Dieu, pourquoi m'as-tu
abandonné?» (Mr 15:34 parallèle Mt 27:48), peut-être
pour épargner la majesté du Seigneur, ou parce que des païens n'y
auraient pas reconnu la citation du début d'un psaume (Ps 22:2)
qui se termine dans la gloire; mais en revanche nous lui devons de
connaître la sérénité des deux requêtes au «Père»: en faveur des
bourreaux, et à l'instant suprême (Lu 23:34,46).
C'est chez Luc (Lu 5:17 7:13 10:1-39,41 etc.) qu'apparaît
dans les évangiles, et couramment, l'appellation de Seigneur (voir ce
mot): nouveau point de contact avec Jean. Lui seul rapporte l'ascension
et la promesse de l'Esprit (Lu 24:49,51), car Mr 16:19 fait
partie d'un appendice probablement rédigé d'après les autres
évangiles et les Actes.
--Luc conserve, malgré sa provenance israélite, et à cause de son
importance primordiale, la notion du Royaume de Dieu (voir art.);
mais tout son évangile en respire la pure spiritualité, hors des
considérations politiques: seul il raconte le dialogue à ce sujet
entre Jésus et les pharisiens (Lu 17:20 et suivants) et
souligne la lenteur des disciples à le comprendre (Lu 24:21,Ac
1:6). Sa version des béatitudes et des malédictions, prise au sens
littéral, semble méconnaître les conditions spirituelles des sujets
du Royaume (cf. Lu 6:20,26 parallèle Mt 5:3,10); mais
contre cette interprétation matérielle s'inscriraient en faux toutes
les paraboles de la grâce et du pardon, et le fait qu'il n'a pas
reproduit celles qui comparaient le Royaume à une valeur
marchande (Mt 13:44,46).
Il accentue aussi, à propos du salut, la mise en garde du Maître
déjà donnée par Matthieu contre toute conception terrestre de trésor
(Lu 12:33 et suivant et tout le chap, jusque-là, cf. Mt
6:25,34). Le salut dépend d'ailleurs des relations personnelles
avec Jésus (Lu 10:16), dans la repentance (Lu 5:32 24:47)
et la foi (Lu 7:9,50 17:19 18:8) Que Luc n'ait pas conservé la
fondamentale déclaration rédemptrice de Mr 10:45 parallèle
Mt 20:28, c'est sans doute parce qu'il a transporté la
situation, fort condensée (Lu 22:34 et suivant), juste après
l'institution de la Cène, où Jésus vient de prononcer l'autre grande
déclaration rédemptrice: «la nouvelle alliance en mon sang, qui est
répandu pour vous». (Lu 22:20)
--En ce qui concerne les derniers temps, la forme de
l'apocalypse dans Luc (Lu 21:20,27) rapproche et même confond la
destruction de Jérusalem et l'avènement du Seigneur; mais dans deux
développements analogues (Lu 12:35,48 17:20-18:8), le caractère
spirituel de ces perspectives est plus accentué que dans Marc et
Matthieu.