JONAS

Le livre de Jonas occupe la cinquième place (la sixième chez les LXX)
dans le recueil des douze «petits prophètes». Dès l'abord il se
distingue des autres livres prophétiques par le fait qu'il ne
contient pas des discours mais une histoire.

Le héros de cette histoire est un certain Jonas, fils d'Amittaï,
qu'il faut évidemment rapprocher du prophète du même nom mentionné
dans 2Ro 14:25, et originaire de Gath-Hépher (fig. 132). Au
sujet de ce prophète on ne sait qu'une chose, c'est qu'il avait
prédit la considérable extension du royaume de Jéroboam II (VIII°
siècle av. J.-C).

Dans le livre qui porte son nom, il nous est montré traversant
toute une série d'aventures. L'Éternel lui ayant donné l'ordre
d'aller porter sa parole à Ninive «la grande ville», Jonas s'y refuse
pour un motif qui n'apparaîtra que plus tard et, afin de fuir la face
de l'Éternel (Jon 1:3), il s'embarque pour Tarsis (voir ce
mot),probablement la Tartessos des Grecs, au Sud-O, de l'Espagne.
Une tempête survient et, le sort ayant désigné Jonas comme celui dont
la présence est responsable de la catastrophe menaçante, les matelots
jettent par-dessus bord le passager indésirable (Jon 1:4,16). Un
énorme poisson survient alors, qui engloutit Jonas et, au bout de
trois jours, le rejette vivant sur le rivage (Jon 2:1,10). A un
second appel qui lui est adressé par l'Éternel, Jonas, cette fois,
n'ose plus résister. Il se rend donc à Ninive pour y faire entendre
son message de destruction (Jon 3:1,4). Mais les Ninivites et
leur roi se repentent, si bien que l'Éternel renonce à les
punir (Jon 3:5,10). Sur quoi Jonas se montre furieux, ne pouvant
prendre son parti de cette miséricorde de l'Éternel à l'égard des
païens (Jon 4:1-4). Mais Dieu lui fait comprendre son erreur par
le moyen d'un arbuste, peut-être un ricin (voir ce mot), qui, après
une poussée magnifique, se dessèche et meurt (Jon 4:6,8). Jonas,
qui se délectait de l'ombre de l'arbuste, s'apitoie sur cette mort
prématurée. Ne peut-il pas dès lors comprendre la grande pitié de
l'Éternel pour Ninive, la ville immense, en proie à la mort du
paganisme? (Jon 4:9-11)

Autour de cette histoire, où le merveilleux le plus ingénu se
rencontre à chaque pas (le poisson, la croissance vertigineuse du
ricin, la conversion immédiate des Ninivites), d'innombrables
discussions se sont produites.

«La baleine de Jonas» est devenue un des arguments classiques de
la libre-pensée, le passage d'un corps d'homme à travers le gosier
très étroit de ce cétacé apparaissant, plus encore que le séjour d'un
être vivant dans ses flancs, comme le comble de l'invraisemblance.
Pour combattre cette impression, les partisans de l'historicité
intégrale ont allégué qu'il ne s'agissait pas d'une baleine mais d'un
«gros poisson», et ils ont invoqué l'histoire d'un marin du Pacifique
qui aurait connu une aventure analogue.

--La discussion semble être entrée dans une phase nouvelle et
décisive depuis qu'on s'est avisé de constater que d'autres peuples
connaissaient des histoires étrangement semblables à l'histoire
israélite ici racontée. Dans la mythologie grecque, Héraclès,
combattant pour sauver Hésione, saute dans la gueule du monstre marin
et combat dans son ventre pendant trois jours, au bout desquels
il ressort sain et sauf. Une autre aventure du même genre se passe
précisément à Joppé, le port où s'embarque Jonas (Jon 1:3).

D'autres analogies, et en particulier l'importance attachée aux
trois jours, se trouvent dans les récits mythologiques babyloniens.
Aux Indes, à côté de maintes histoires où le poisson joue exactement
le même rôle que dans le récit biblique, une vieille légende
bouddhiste offre, trait pour trait, le pendant de la scène où Jonas,
désigné par le sort comme le porte-malheur du bateau, est jeté à la
mer par les matelots. Enfin en Egypte, une histoire datant du
troisième millénaire av. J.-C, parle d'un naufragé qui, après avoir
vogué trois jours accroché à une planche, fut définitivement
sauvé par un grand serpent qui l'avait pris dans sa gueule. C'est
sans doute à des récits de ce genre, probablement très nombreux dans
les différents peuples de l'antiquité, que fait allusion la satire de
Lucien de Samosate (II° siècle ap. J.-C), dans laquelle c'est un
navire avec son gréement et son équipage qui entre dans la gueule du
monstre marin et en sort ensuite sans dommage (cf. Hans Schmidt,
Jona, 1907). Si nous prenons garde encore au fait que, dans les
inscriptions antiques, l'idéogramme de Ninive est précisément un
poisson, nous nous trouverons en possession d'un grand nombre de
raisons très fortes pour penser que nous avons affaire, dans
l'histoire de Jonas, à un ou plusieurs récits appartenant aux peuples
anciens. Luther prononce ce mot: «Si le livre de Jonas n'était pas
dans la Bible, tout le monde y verrait un conte de fées».

Mais pourquoi ce récit, et quelle en est la vraie valeur? La
réponse à ces questions apparaît avec évidence à quiconque,
débarrassé de la hantise du gros poisson, regarde avec la liberté
d'esprit nécessaire ce que le livre de Jonas dit des païens

Dès le chap. 1, les matelots, qui ne sont pas des Juifs, sont
décrits comme des croyants exemplaires, adressant à l'Éternel la plus
touchante des prières. Au ch. 3, les Ninivites, leurs chefs et leur
roi, se repentent tous devant l'Éternel. Enfin le ch. 4 affirme
solennellement la compassion de l'Éternel pour la grande ville
païenne, où il y a tant d'enfants en bas âge. Le fait que le livre se
termine sur cette affirmation indique bien qu'elle est la conclusion
à laquelle l'auteur veut nous conduire. Nous avons donc affaire ici,
sans démenti possible, à une protestation expresse contre l'hostilité
témoignée par beaucoup d'Israélites vis-à-vis des païens, à une
manifestation courageuse contre le particularisme juif. Après
l'exil, les multiples souffrances endurées, la nécessité de résister
aux influences extérieures pour maintenir un patrimoine constamment
menacé, la conscience de posséder un trésor spirituel unique,
l'exaltation des espérances messianiques, l'orgueil national enfin,
avaient développé chez les Israélites des sentiments intenses
d'orgueil, de haine et de méfiance vis-à-vis des peuples étrangers.

La simple lecture du livre d'Esther suffit à montrer à quelle
distance les hommes de cette époque s'étaient éloignés de
l'universalisme des grands prophètes. Et les nombreuses malédictions
dont est parsemé le livre des Psaumes témoignent que, même dans les
cercles pieux, cette étroitesse nationaliste avait beaucoup
d'adeptes. Si compréhensible à certains égards que fût une telle
attitude chez un peuple opprimé, menacé, et pour lequel ce
raidissement nationaliste était en quelque sorte une réaction de
défense vitale, il ne se pouvait pas que les âmes nourries de la
piété prophétique en prissent leur parti.

Déjà dans Esa 19 se trouve un fragment, généralement
considéré comme post-exilique, qui non seulement annonce la
conversion des Égyptiens à l'Éternel, mais encore déclare qu'Israël
«sera uni» à l'Egypte et à l'Assyrie. «Bénis soient l'Egypte, mon
peuple, et l'Assyrie, ouvrage de mes mains, et Israël mon
héritage!» (Esa 19:18,25). Pour que de telles affirmations aient
été accueillies dans le livre officiel de la piété juive, il faut
qu'à côté du particularisme ait existé une tendance contraire, fidèle
à la plus haute tradition d'Israël.

C'est cette tendance que l'auteur du livre de Jonas, de toutes
ses forces, a cherché à intensifier. Il n'a pas choisi pour y
parvenir la méthode classique des prophètes, la prédication. Il a
préféré le procédé, si conforme aux goûts de ses compatriotes, et qui
tient une si grande place dans l'A.T., de la parabole. Il a
emprunté à la tradition le nom du prophète Jonas et, peut-être, le
souvenir d'un voyage de ce prophète à Ninive. Il a utilisé les
données du folklore au sujet du «gros poisson» et peut-être du
«ricin». Et de tout cela, il a habillé la grande pensée qui le
hantait, la pensée de l'égalité des païens et des Juifs devant Dieu,
la pensée de l'amour divin qui s'adresse à toutes les créatures
humaines et qui «ne veut pas la mort du pécheur, mais sa conversion
et sa vie».

C'est ainsi qu'est né ce petit livre, l'un des joyaux les plus
purs de l'A.T., l'une des manifestations les plus saisissantes de ce
courant divin, de ce courant évangélique avant l'Évangile qui, d'un
bout à l'autre de l'histoire d'Israël, est en lutte avec le courant
païen.

«Ce livre est une des plus profondes et des plus grandes choses
qui aient jamais été écrites», a dit CH. Cornill, et il ajoute qu'à
quiconque en approche, il voudrait crier: «Ote tes souliers de tes
pieds, car tu es sur une terre sainte!» Introduit dans le recueil des
Douze probablement parce qu'il a pour héros un prophète, le livre
de Jonas mérite d'y garder sa place parce que l' esprit qui
l'anime est vraiment celui des prophètes.

Cet enseignement parabolique sur l'amour de Dieu envers les païens
est l'essentiel du livre. Et toute explication qui le ferait passer
au second plan serait viciée dans son principe. Mais, dans un ouvrage
de ce genre surtout, où sont utilisés des éléments de diverses
provenances et d'âges différents, la présence d'idées et d'intentions
secondaires n'est pas exclue. Il est possible, par exemple, que les
chap. 1-2 avec leur histoire de naufrage et de sauvetage soient, dans
une certaine mesure, destinés à montrer que, lorsque Dieu veut mener
quelqu'un quelque part, il l'y fait arriver à travers la tempête même
et par les chemins les plus étranges. Il est possible également que
le récit de la conversion des Ninivites contienne l'arrière-pensée de
prouver que la destinée humaine change quand l'attitude à l'égard de
Dieu se modifie. Il est possible enfin qu'il y ait quelque chose à
retenir de la conjecture de Cheyne, reprise par Lucien Gautier, et
d'après laquelle Jonas représenterait le peuple d'Israël, qui a été
enseveli vivant dans l'exil, qui en est sorti par la grâce de Dieu,
et qui a maintenant--qu'il le veuille ou non--une mission à remplir
auprès des païens.

Au point de vue de la composition littéraire, le livre de Jonas
présente, dans l'ensemble, une remarquable unité, et les efforts
accomplis par certains critiques pour y distinguer plusieurs
documents ont échoué. Il y a de bonnes raisons toutefois pour
supposer que Jon 4:5 a été déplacé et devrait se trouver plutôt
après Jon 3:4. Et, en tout cas, le cantique-prière de Jonas dans
le ventre du poisson (Jon 2) doit être considéré comme une
interpolation. D'une part, en effet, il ne s'accorde pas avec le
contexte dans lequel il se trouve placé: la seule allusion faite à la
mer (Jon 2:6) se concevant plutôt dans les paroles d'un naufragé
après son retour sur la terre ferme. Et d'autre part ce cantique est
si plein de réminiscences des Psaumes, et ses divers versets sont si
peu liés entre eux, qu'on ne peut guère douter de son caractère
composite et secondaire. (cf. Ps 18:7 42:8 31:23 18:5 69:2 142:4
143:4 5:8 31:7 42:5 50:14-23 116:18 etc.) Il faut enfin
signaler, sans en pouvoir donner d'explication suffisante, une
étrange alternance des noms de Dieu Yahvé et Élohim; une fois
seulement (Jon 4:6), les deux vocables sont employés ensemble.

La date de la composition du livre de Jonas est relativement facile
à déterminer. Le fait qu'il est parlé de Ninive au passé, et que
l'auteur ne connaît cette grande ville qu'à travers les brumes de la
légende (Jon 3:3) témoigne à lui seul en faveur d'une époque
récente. Dans le même sens parlent les tournures tardives et les
araméismes que le texte contient. D'autre part la mention dans le
Siracide, au début du II° siècle av. J.-C, du recueil des
douze prophètes, atteste qu'à cette époque le livre de Jonas occupait sa
place dans le canon biblique. Compte tenu du temps qu'a pu mettre un
tel ouvrage pour pénétrer dans le recueil sacré, c'est à la fin du IV
e ou dans la première moitié du III e siècle que son apparition
première semble pouvoir être placée. Le psaume du ch. 2 paraît être
postérieur. Et la possibilité ne doit pas être exclue, tant était
souple à cette époque la notion d'Écriture sainte, que ce cantique
ait été introduit dans le texte alors que Jonas faisait déjà partie
du recueil canonique.

Jésus, dans Lu 11:29-32 (cf. Mt 12:41; dans Mt 12:40
nous trouvons l'écho d'un contresens de la tradition), a cité le
livre de Jonas, faisant honte à ses auditeurs d'avoir moins de foi
que les Ninivites. Cette porte, sur l'inspiration de l'admirable
petit livre, ce que la psychologie contemporaine appelle un jugement de valeur

A. JE.

Révision Yves Petrakian 2005