JÉSUS-CHRIST (7)

VI Christologie.

1.

LA CHRISTOLOGIE PRIMITIVE.

D'après les discours renfermés dans la première partie du livre des
Actes, qui sont généralement considérés comme renfermant des
conceptions très anciennes, la messianité de Jésus n'a été effective
qu'à dater de la résurrection.

Nulle part, l'humanité de Jésus n'est aussi fortement accentuée
que dans ces discours. Jésus y est désigné simplement comme le
serviteur de Dieu. Dans leurs prières, les disciples disent:
«Étends ta main, pour qu'il y ait des guérisons, des signes et des
miracles par le nom de ton saint serviteur Jésus» (Ac 4:30). La
pensée des Actes se trouve complétée, il est vrai, par l'allusion à
la messianité de Jésus (Ac 4:27). Il n'en est pas moins certain
que, selon les Actes, Jésus est un homme que Dieu a oint de son
Esprit (Ac 10:38). Sa royauté date de sa résurrection,
prélude de son exaltation dans la gloire (Ac 3:13). Auparavant,
il était accrédité par Dieu au moyen d'actes de puissance (Ac
2:22), mais ce qui le caractérisait essentiellement c'était la
sainteté. Messie, il l'était déjà en vertu de l'onction de l'Esprit,
mais sa messianité était toute virtuelle. Voir le discours de Paul à
Antioche de Pisidie: «La promesse qui avait été faite à nos pères,
Dieu l'a accomplie pour nous, leurs enfants, en ressuscitant Jésus,
comme il est écrit au Ps 2: Tu es mon Fils, je t'ai engendré
aujourd'hui» (Ac 13:33 et suivant). La parole du Psaume, que
certains manuscrits placent dans le récit du baptême, est donc
appliquée ici à la résurrection.

La résurrection elle-même, d'ailleurs, passe au second plan,
l'accent étant mis sur la glorification de Jésus (Ac 2:33
2:36). La royauté de Jésus doit se réaliser sur la terre. Il y
reviendra dans la gloire. Le rôle de ses disciples est de préparer sa
venue en prêchant la repentance (Ac 2:38 3:19 et suivant), et en
exhortant leurs contemporains à invoquer le nom de Jésus de Nazareth,
afin de subsister dans les catastrophes qui précéderont la venue du
Messie (Ac 2:21 4:12 10:43).

Jésus est donc le Messie glorieux de l'avenir, le Fils de l'Homme
(Ac 7:55 et suivant, cf. Ac 17:31). Il est aussi le
Seigneur, et cette appellation de Dieu dans l'ancienne alliance,
le désigne généralement dans le livre des Actes. Son nom a une
puissance merveilleuse (Ac 3:6 16:18 19:13-17). Il est l'objet
de la foi. L'attitude de ses disciples est celle de
l'adoration (Ac 7:59 et suivant). Ce terme: ton saint
serviteur Jésus
(Ac 4:27-30) pourrait nous étonner davantage,
s'il n'évoquait pour nous le Serviteur de l'Éternel dont il est
question dans la seconde partie du livre d'Ésaïe. Le type humble et
souffrant du Serviteur se combine, dans les Ac comme dans les
évangile, avec le type glorieux du Fils de l'Homme: c'est dire
l'importance de la souffrance du Christ pour l'auteur d' Ac (voir en
partie. Ac 8:32 et suivants). L'oeuvre de Jésus culmine dans son
sacrifice: c'est la conviction de la génération apostolique tout
entière. Les apôtres sont surtout des témoins de la
résurrection (Ac 1:22). Le fait qui domine tout à leurs yeux,
c'est que Jésus est désormais à la droite de Dieu. Mais dès lors, sa
mort perd son caractère infamant. Elle concourt au dessein de Dieu.
Elle est un élément du plan divin. Jésus est mort pour nos péchés, et
cela, selon les Écritures. Tel est, suivant l'apôtre Paul,
l'enseignement commun de l'Église primitive (1Co 15:11).

2.

L'APOTRE PAUL.

Dans le langage de l'apôtre Paul, Jésus est le Seigneur. Que
signifie ce terme? C'était le titre que les LXX donnaient au Dieu de
l'A.T. Il a été aussi donné aux dieux du paganisme, partout où s'est
manifestée l'influence de l'Orient. Quand un homme pieux de ce temps
se choisit un dieu pour patron, il l'intitule son seigneur et se
proclame lui-même son esclave. C'est ce qu'on retrouve chez l'apôtre
Paul (Ro 1:1). Le terme de Seigneur comporte donc la
consécration sans réserve, l'obéissance absolue. Depuis quand, et en
vertu de quoi le Christ a-t-il été élevé à cette dignité? L'apôtre le
dit au début de Romains et dans Php 2: c'est en vertu de sa
résurrection que le Christ a été établi Fils de Dieu avec
puissance,
c'est-à-dire Seigneur. Désormais, il est Kyrios. Et
ce terme n'est pas l'équivalent du terme de politesse orientale dont
les Juifs se saluaient volontiers. Comme Seigneur, Jésus est associé
à Dieu. Au commencement de ses lettres, Paul souhaite à ses lecteurs
«grâce et paix de la part de Dieu le Père et du Seigneur
Jésus-Christ».

Cependant, Paul laisse subsister un intervalle entre le Christ et
Dieu. Ceci est très nettement indiqué dans 1Co 3:21-23: «Tout
est à vous, vous êtes à Christ, et Christ est à Dieu.» Plus explicite
encore est le fameux passage, 1Co 15:20-28, où l'apôtre esquisse
l'avenir du monde et où, après avoir annoncé le triomphe du Christ,
il déclare qu'à la fin des temps, celui-ci remettra la royauté à son
Père, en sorte que «Dieu sera tout en tous» (1Co 15:28). On
s'est demandé s'il n'y aurait pas des textes où tout intervalle entre
le Christ et Dieu serait supprimé. Ceci ne paraît pas probable. La
doxologie de Ro 9:5 dit-elle: «Que le Christ selon la chair, qui
est Dieu au-dessus de toutes choses, soit béni éternellement», ou:
«Que le Dieu qui est au-dessus de toutes choses soit béni
éternellement»? Il semble difficile que l'apôtre ait désigné le
Christ comme le Dieu qui est au-dessus de tout. Ce serait en
vérité une grave atteinte au monothéisme, et Php 2 ne nous y
autorise pas.

Mais pratiquement, et jusqu'à la fin de l'ère actuelle, le Christ
représente Dieu vis-à-vis de l'humanité. S'agit-il d'une divinité
purement acquise? Ce n'est guère croyable à première vue. Paul ne
songe pas à l'apothéose d'un juste. Le Christ est d'emblée un Être
divin. Ensuite, «Dieu l'a souverainement élevé, et lui a donné le nom
qui est au-dessus de tout nom» (Php 2:9). Ce nom, c'est celui
qui désigne le dominateur de l'univers, le Roi. Jésus est le
Seigneur. Il s'agit d'une souveraineté divine, ou quasi divine. Les
Juifs, dans leur crainte de profaner le nom de Dieu, disaient: Adonaï
(le Seigneur). Partout où les LXX trouvent Adonaï, ils disent Kyrios
(le Seigneur), qui devient une manière de nom propre. Ce nom, Dieu
l'a donné au Christ. Et par là (étant donnée la vertu mystérieuse du
nom), il lui a assigné une part de souveraineté dans le monde. C'est
ce que corrobore un texte curieux de 1Co (8:5 et suivant): «S'il y a
en quelque façon, au ciel et sur la terre, des êtres qu'on appelle
dieux (comme, aussi bien, il existe en fait plusieurs dieux et
plusieurs seigneurs), pour nous il n'y a qu'un seul Dieu, le Père,
par qui sont toutes choses, et pour qui nous sommes nous-mêmes, et
qu'un seul Seigneur, Jésus-Christ, à qui l'univers doit son existence
et à qui nous devons aussi la nôtre.»

L'apôtre va jusqu'à appliquer au Christ des textes de l'A.T, qui
se rapportent en réalité à Dieu (voir p. ex. 1Co 1:31). Il
considère que l'existence terrestre de Jésus n'a été qu'un régime de
transition. Le Christ n'a fait que passer sur la terre, où il avait,
revêtant la forme d'un esclave, éteint la splendeur de l'Esprit divin
sous le vêtement transitoire de la chair humaine (Php
2:5,8). Lorsqu'il veut définir le Christ par rapport à l'humanité,
Paul l'appelle le second Adam (1Co 15:45). A la fin des
temps, selon lui, le second Adam est venu s'insérer dans la trame de
l'histoire. Ceci fait songer à cette notion apocalyptique suivant
laquelle ce qui avait existé à l'origine devait reparaître à la fin
des temps. Il devait y avoir un nouveau déluge, un nouveau ciel, une
nouvelle terre. En tant que prototype de la véritable humanité, le
Christ représente l'image divine. Il est Esprit: l'homme est chair.
«Le Seigneur est l'Esprit» (2Co 3:17). Il a un corps spirituel,
enveloppe adéquate de l'Esprit et que caractérisent, par opposition
au corps de l'homme, la gloire, l'immortalité, la puissance.
Ce corps est formé de cette substance lumineuse, sorte d'éther, qui
constitue le nimbe ou le nuage resplendissant qui sert de
manifestation visible à Dieu, et qu'on nomme la gloire (2Co
3:18). Étant l'image de Dieu, et le premier-né de toute la
création
(Col 1:15), le Christ occupe dans l'univers une
situation unique. Il a repoussé la tentation, qui s'offrait à lui
comme au premier homme, d'usurper la royauté divine. Étant au-dessus
de tous les êtres, il aurait pu être pris de vertige, et étendre la
main vers le sceptre de Dieu. Au contraire, par obéissance et par
amour, il s'est dépouillé de ses prérogatives: il s'est abaissé
jusqu'à la mort ignominieuse de la Croix. C'est pourquoi il est le
Seigneur.

Si nous examinons de plus près cette existence antérieure à la
vie terrestre, nous voyons--et c'est ce qu'il y a pour nous de plus
mystérieux dans cette gnose--que le Christ a un rôle cosmique. Ce
n'est pas dans les ép. aux Col et aux Éph., qui contiennent les
développements tardifs de la métaphysique de l'apôtre, c'est dans 1Co
que Paul écrit: «Par lui est l'univers, et nous sommes par
lui» (1Co 8:6). Ailleurs, il est vrai (Ro 11:36), Paul dira
à propos de Dieu ce qu'il a dit à propos du Christ, parce
qu'aussi-bien, l'initiative première appartient à Dieu. De même, le
but suprême de l'univers, c'est Dieu. Mais le Christ est l'organe de
la création: Paul développera cette considération dans l'épître aux
Colossiens. Là, il a affaire à des populations dont l'âme curieuse et
exaltée a soif de métaphysique. Il leur donne librement ces
spéculations, sur lesquelles il n'insistait pas vis-à-vis des
Corinthiens, parce que ceux-ci, nouveau-nés à la foi chrétienne, ne
pouvaient encore supporter que le lait des instructions pratiques, et
non la gnose, cette viande des forts. Dans cette lettre se trouve
donc l'exposé de la théosophie paulinienne, que l'apôtre oppose à ces
premiers essais de gnosticisme paganisant par lesquels des docteurs
sans mandat entreprenaient de détourner les âmes de la simplicité
chrétienne. Paul y développe le rôle du Christ dans la création, en
l'opposant à ces êtres intermédiaires, à ces éons, dont
l'imagination d'alors peuplait l'invisible. Col 1 renferme un
véritable hymne dogmatique: «En lui, tout a été créé, ce qui est au
ciel et ce qui est sur la terre: les Trônes, les Dominations, les
Pouvoirs, le Visible et l'Invisible. L'univers est créé par lui et
pour lui; il est à la tête de tout, et l'univers subsiste en
lui» (Col 1:16 et suivant). Ainsi, le Christ n'est pas seulement
le premier-né de la création. Il en est l'auteur; et non seulement de
la création visible, mais de l'invisible. De lui procèdent les
hiérarchies célestes; et même, tout cela a été créé pour lui: il est
à la fois cause et fin de l'univers. Cependant, il fait encore partie
de la création; il appartient donc lui-même au monde du devenir: il
est nettement subordonné à Dieu. L'univers subsiste en lui: c'est
dire que, s'il venait à manquer, l'univers s'écroulerait. Il semble
difficile de concilier cette donnée avec l'existence personnelle. Le
Christ apparaît comme la force organisatrice du Tout.

Mais comment s'expliquer qu'il soit représenté parfois comme la
fin de la création?--Il n'est pas nécessaire d'entendre les textes
dans un sens panthéiste et de voir dans le Christ une sorte d'âme du
monde. Dans le parallèle des deux Adam, le second Adam est qualifié
d'Esprit qui donne la vie. Dans le récit de la Genèse, l'Esprit plane
sur la face de la mer primordiale. Or, l'Esprit de Dieu est
identifié, chez Paul, à l'Esprit du Christ (Ro 8:9). Avoir
l'Esprit du Christ, c'est avoir le Christ en soi: «Christ en vous,
l'espérance de la gloire» (Col 1:27). Le Christ peut donc
habiter en beaucoup d'êtres; et ceux-ci sont en lui. Il est un
principe de vie: âme du inonde, âme des croyants. C'était une idée
courante, à cette époque d'interprétations allégoriques, que celle
d'êtres mi-concrets, mi-abstraits. Le Logos de Philon d'Alexandrie
est à la fois un principe cosmique et l'homme idéal. D'autre part,
ces expressions: de lui, par lui, pour lui, appliquées à l'unité
primordiale et à la création de l'univers, sont les formules
fondamentales du mysticisme gréco-égyptien. Sur le Christ, Paul
transfère les attributs du Logos, avec cette différence toutefois,
qui est essentielle, que la personnalité vivante est au point de
départ, et non l'être impersonnel. Tandis que le Logos, chez Philon,
n'est qu'une abstraction, le Christ impersonnel, chez Paul, est une
émanation de l'Homme céleste, du second Adam.

On comprend les allusions que fait l'apôtre à une manifestation
du Christ antérieure à sa venue sur la terre (1Co 10:1 et
suivant
). La manne est le type du pain de la Cène; la source
jaillissante du rocher est le type du vin de la Cène. Mais ce ne sont
pas des allégories: ce sont des faits. Quant au rocher d'où
jaillissait la source, c'est le Christ préexistant. On trouve des
comparaisons de ce genre chez Philon. Et les commentateurs juifs de
l'A.T. parlent abondamment du rocher de Moïse, qui accompagne les
Israélites à travers le désert. Ainsi, l'interprétation messianique
du rocher peut bien venir des rabbins. Mais chez Paul, le sens de
cette histoire est que le Christ se manifeste à Israël et lui donne
l'eau vive, étant l'Esprit de révélation, qui réconforte les âmes
dans tous les siècles.

Il ne faut pas trop s'étonner de cet appareil théosophique. Le
Christ, âme du monde, n'a pas ôte à Paul le Christ personnel. Au
contraire, ce qui motive toutes ces spéculations, c'est la place
souveraine que le Christ occupe dans l'âme de son apôtre, c'est
l'adoration que Paul lui a vouée. Sur le chemin de Damas, il a eu
affaire au Christ glorifié. C'est un être radieux, appartenant déjà
au monde supérieur, qui l'a arraché par violence au milieu ancestral
«comme un avorton» (1Co 15:8), et l'a fait naître brusquement à
la vie nouvelle. C'est pourquoi il peut dire: «Si nous avons connu le
Christ selon la chair, nous ne le connaissons plus de cette
manière» (2Co 5:16). Le Christ-Esprit a agi sur lui; le Christ
historique n'a jamais été en rapport avec lui. Voilà ce qui a
facilité à ses yeux cette transformation du Christ en une puissance
créatrice de l'univers. Il faut ajouter que les limites de la vie
personnelle sont, dans la pensée de ce temps-là, extrêmement
flottantes. Si ce qu'il y a d'éternel dans le Christ, c'est l'Esprit,
puissance rayonnante de Dieu, on conçoit que l'apôtre rapproche
jusqu'à les identifier le Seigneur et cette activité divine créatrice.

Mais, si la connaissance historique du Christ lui paraît
insuffisante, il n'en faut pas conclure que la figure même de Jésus
le laisse indifférent. Le Seigneur, pour lui, c'est l'être qui a
souffert ici-bas, et dont la souffrance absorbe à ce point sa pensée
et son coeur, qu'il peut écrire aux Corinthiens: «Je n'ai voulu
savoir parmi vous que Jésus-Christ, et Jésus-Christ
crucifié» (1Co 2:2). Si nous avions la prédication missionnaire
de l'apôtre, nous y trouverions des peintures de la croix qui
feraient songer au réalisme poignant des Primitifs. Qu'on se
souvienne de l'apostrophe aux Galates: «Vous à qui Jésus-Christ a été
dépeint comme s'il eût été crucifié sous vos yeux» (Ga 3:1). La
croix, dont il ne cessait d'évoquer les douleurs pour communier avec
elles et les achever, en quelque sorte, en lui-même (Col 1:24);
la résurrection, dont il a été le témoin, mis par là sur le même rang
que Pierre, que Jacques, que tous les apôtres, ce qui fait son sujet
de gloire: voilà les éléments essentiels de son Évangile. Question de
perspective. Mais aussi, question de principe: c'est au Christ
vainqueur qu'il a affaire; c'est de lui qu'il est apôtre.

L'exemple et les préceptes de celui qui s'est ainsi donné gardent
à ses yeux l'autorité absolue. Quand il parle en son propre nom, tout
apôtre de Jésus-Christ qu'il est, il se borne à émettre une
opinion (1Co 7:25). Mais là où il peut s'appuyer sur un
précepte du Seigneur, ce n'est plus affaire d'opinion seulement.
«C'est ainsi que j'ordonne dans toutes les Églises» (1Co 7:17).
«Ce n'est pas moi qui le dis, c'est le Seigneur» (1Co 7:10). Son
enseignement moral s'inspire de très près, et constamment, de celui
de Jésus. On y retrouve à chaque instant, sinon une citation, du
moins une réminiscence de l'Évangile. Les vertus sur lesquelles il
insiste comme étant les vertus cardinales, ainsi l'humilité et la
douceur, sont celles qui, selon les évangiles, caractérisent le
Christ. Le psaume de la charité (1Co 13) est écrit à la
gloire du Christ: chacune des caractéristiques de la charité est un
trait de la figure de Jésus, telle qu'elle s'est gravée dans l'âme de
ses disciples.

Paul n'a jamais versé dans le docétisme: le Christ n'a pas été à
ses yeux un fantôme. Quand il avoue aux Philippiens son désir de s'en
aller pour être avec Christ, «ce qui serait de beaucoup préférable»
(Phi 1:23), il ne s'agit point, certes, d'un principe impersonnel,
mais d'un être concret auquel il a consacré sa vie, et qu'il aime
comme personne sur la terre ne l'aimera jamais. Qu'il ait transporté
dans l'au-delà la physionomie morale du Christ, ceci paraît certain.
L'amour du Christ, il ne l'a pas considéré uniquement dans
l'existence historique de Jésus de Nazareth, et ce n'est pas là,
peut-être, qu'il l'admire le plus. Il l'a contemplé dans ce mystère
d'amour qui est l'abaissement d'un Être céleste se dépouillant de sa
condition divine pour subir tous les hasards de la condition humaine,
et descendant, par l'effet de sa libre naissance, jusqu'à la mort,
même jusqu'à la mort de la croix! C'est ainsi qu'il relie, dans la
vie de Jésus, la terre au ciel. Il ne fait en cela qu'étendre les
conséquences des récits évangéliques. Et s'il vit, dès à présent, en
Christ, si, dans cette atmosphère vitale, toutes les relations
prennent un caractère nouveau, il est impossible de distinguer entre
ce qui est influence du personnage historique et ce qui est action
constante du Ressuscité (voir A. Sabatier, l'Apôtre Paul,
3 e édit. 1896; Albert Schweitzer, Die Mystik des Apostels
Paulus,
Tûbingen 1930).

3.

L'EPITRE AUX HEBREUX.

Ce qu'il y a de particulièrement remarquable dans la christologie de
l'épître aux Heb (voir art.), c'est que l'humanité du Christ y ressort
plus nettement que partout ailleurs, tandis que l'auteur trouve pour
exalter sa majesté des termes d'un éclat inégalé. Très informé de la
tradition apostolique, il se tient près de l'histoire concrète. Il
précise que Jésus est de la race de David et de la tribu de
Juda (Heb 7:14), il rappelle que sa prédication a été accréditée
par des signes, par des miracles, par toutes sortes de manifestations
de l'Esprit (Heb 2:2,4). Il parle des contradictions que le
Seigneur a essuyées. Il fait allusion à sa souffrance de Gethsémané,
à sa prière à Celui qui pouvait le sauver de la mort (Heb 5:7).
Il situe le supplice de Jésus «hors des portes de Jérusalem» (Heb
13:12). Il trace de Jésus un portrait magnifique. Il relève son
humilité ,(Heb 5:5) sa piété (Heb 5:7: le terme
employé par lui, eulabeïa, signifie proprement crainte de Dieu),
son obéissance et sa fidélité envers Dieu (Heb 3:2 5:8
10:5-7), sa miséricorde envers les hommes (Heb 2:17);
enfin, en pleine lumière, au-dessus de toutes les autres vertus, sa foi
par laquelle il est le modèle des croyants (Heb 12:2).
Même, Jésus a connu l'espérance, qui, dans le coeur des fidèles, est
associée à la foi. Il a porté la foi à son achèvement; et il a
souffert les yeux fixés sur la joie du ciel qui lui était
promise (Heb 12:2). Semblable à nous en toutes choses, sauf le
péché (Heb 4:15), c'est à cause de cette parfaite assimilation à
notre humanité qu'il a pu être l'intercesseur de la race humaine, le
véritable souverain sacrificateur. Comme les enfants des hommes,
il a été un être de chair et de sang. Il a enduré la
tentation (Heb 2:18), ce qui le rend capable de comprendre ceux
qui sont tentés, de sympathiser avec eux (Heb 4:15). Il a
conquis la sainteté de haute lutte, et la royauté du ciel a été la
récompense de sa victoire.

Et cependant, ce représentant qualifié de l'humanité devant Dieu
est tout autre chose encore. Il est aussi haut au-dessus des anges
que la nouvelle alliance est au-dessus de l'ancienne, dont les anges
furent les médiateurs. Il a existé avant le monde. «Sans père, sans
mère, sans généalogie, n'ayant ni commencement ni fin» (Heb
7:3), il a pour type prophétique, à ce titre, Melchisédec. Il est le
«reflet de la gloire» de Dieu, «l'empreinte de son être» (Heb
1:3); il porte l'univers par sa parole puissante, ce qui
signifie qu'il est l'agent de la création. Aussi les titres divins
s'accumulent-ils sur lui: le titre de Seigneur, avant tout, dans les
textes mêmes de l'A.T, où il s'applique à Dieu (Ps 110:1, p.
ex.). Il est même désigné comme Dieu (Heb 1:8 et suivant), ce qui
n'empêche pas qu'ailleurs il soit subordonné à Dieu, qui est appelé
son Dieu dans ce même texte (O Dieu, ton Dieu t'a oint d'une
huile de joie). Ces atténuations du monothéisme sont familières à la
pensée de ce temps. Et la situation du Fils à l'égard du Père est
toute semblable ici à ce qu'elle est chez l'apôtre Paul. C'est au
Christ que l'auteur applique la parole du Ps 8 (verset 6 et
suivant
): «Tu l'as couronné de gloire et d'honneur: tu as mis toutes
choses sous ses pieds.»

Mais avant tout, il a souffert, et c'est par là qu'élevé à la
perfection il est devenu l'auteur et le chef du
salut (Heb 2:10). Il est venu sur la terre pour s'offrir en
sacrifice. Par où il met fin aux sacrifices de l'ancienne
alliance (Heb 10:9 et suivant). Pour expier les péchés du monde,
il fallait du sang, le Christ a offert le sien (Heb 9:18,22). Il
est à la fois sacrificateur et victime. Comme sacrificateur, il
relève de l'ordre de Melchisédec, qui est supérieur à celui de
Lévi (Heb 7:1,17). Comme victime, il possède une vertu
sanctifiante infiniment supérieure à celle des victimes que l'on
offrait sous l'ancienne alliance (Heb 9:12-14). Il offre son
sacrifice dans le sanctuaire céleste, tandis que le grand-prêtre de
l'ancienne alliance l'offrait dans le sanctuaire terrestre. De là, le
caractère permanent et définitif de ce sacrifice (Heb 10:14). Le
sacrifice du Christ apporte aux hommes le pardon et l'accès du trône
de grâce (Heb 10:19-22). Il a ce résultat pour tous les
hommes (Heb 2:9). Il a un effet rétroactif, une valeur
universelle (Heb 9:26).

Entre cette conception et celle de Paul, il y a une nuance. Paul
insiste davantage sur le côté juridique de l'expiation; l'auteur de
l'épître aux Heb sur l'aspect rituel de cette même expiation. L'épître aux
Heb formule, dans toute sa rigueur, ce qu'on appelle la «théologie du
sang». Mais l'idée de l'expiation par le sang est universelle en ce
temps-là. Et les analogies de l'épître aux Heb avec le philonisme
permettent de voir dans sa doctrine une spiritualisation de l'idée du
sacrifice, que le Christ accomplit dans le tabernacle divin.

Le Christ est l'objet de la foi. Il est devenu,
pour tous ceux qui lui obéissent, l'auteur du salut éternel .
(Heb 5:9) Il procure la rémission des péchés. C'est par lui
qu'on passe pour aller à Dieu (Heb 13:15). Et il peut sauver
parfaitement ceux qui par lui s'approchent de Dieu (Heb 7:25).

Le Fils de Dieu n'est pas désigné expressément comme le Logos. Il
n'en est pas moins beaucoup plus rapproché du Logos philonien que ne
l'est le Logos du 4 e évangile. Sa position vis-à-vis des anges
ressemble à celle du Logos. (voy. Heb 1:4) Il est le reflet ou
le rayonnement de l'essence divine. Le même terme, chez Philon, est
appliqué à l'âme humaine que le Logos visite, mais un terme analogue
est employé à propos du Logos. Quand le Fils est appelé l'empreinte
de Dieu, ceci s'applique au Logos chez Philon (De Plant., 5).
L'image de Melchisédec, le grand-prêtre intemporel, est chez Philon
(Allég. des Lois, 3:25 et suivant). La situation du Logos
intercesseur chez Philon est semblable à celle du Fils dans l'épître aux
Heb (Quis rerutn divinarum hoeres, 42). On peut multiplier ces
analogies. Pourtant, il y a tout autre chose dans l'épître aux Hébreux.
L'Alexandrin qui l'a écrite a pensé le christianisme avec les formes
et les expressions qui lui étaient familières. Il n'y a pas ici un
effort d'apologétique pour rattacher le christianisme à la
philosophie du temps. L'alexan-drinisme est le terrain où s'épanouit
la plante chrétienne. Aucun sol ne pouvait être plus favorable à son
développement (voir E. Ménégoz, La Théol. de l'Ép. aux Héb.,
Paris 1893).

4.

LA 1ere EPITRE DE PIERRE.

Le Christ tient ici la même place que dans la théologie de Paul, et
il se présente sous le même aspect. Il est fait allusion à sa
préexistence. Il est dit que les prophètes ont tâché de découvrir le
temps et les circonstances que leur indiquait l'Esprit du Christ qui
était en eux (1Pi 1:11). Il y a bien là une activité
personnelle, non point de création, sans doute, comme dans l'épître aux
Col., mais de révélation, et qui est antérieure à l'existence
historique de Jésus de Nazareth. C'est d'ailleurs l'idée générale des
Pères que le Christ s'est révélé par les prophètes (Tertullien, Adv.
Marc,3°). L'auteur de l'épître de P. Identifie la révélation présente et
la révélation ancienne; le message des prophètes et celui des
apôtres. Comme Paul, il admet que le Christ a revêtu la chair. Mais
la chair a été anéantie par la mort; l'Esprit est revenu à la
vie: (1Pi 3:18) ce sont les deux moments essentiels de
l'histoire du salut.

Pour ce qui est de la vie du Christ, nous ne trouvons guère dans
l'épître de P. que des allusions à la sainteté de Jésus. Il est qualifié
de juste (1Pi 3:18). Il est appelé l'Agneau sans défaut et
sans tache
(1Pi 1:18). Il est dit (d'après Esa 53:9)
qu'il «n'a point commis de péché», et qu' «il n'y a point eu de
fraude dans sa bouche» (1Pi 2:22). A part cela, aucune allusion
à la vie terrestre de Jésus.

La notion du sacrifice du Christ est très voisine des
affirmations pauliniennes. On a voulu la dériver des évangile; il y a
ici, pourtant, telle affirmation qui va plus loin que les textes
évangéliques. L'idée dominante est la rédemption. «Vous avez été
rachetés de la vaine manière de vivre que vous aviez apprise de
vos pères, non par des choses périssables..., mais par le sang du
Christ» (1Pi 1:18 et suivant). La notion juridique de la rançon
se combine avec la notion rituelle de l'expiation. Mais ce qui est
essentiel, c'est cette idée de la victime expiatoire (1Pi 2:24),
où l'on retrouve l'inspiration de Esa 53, qui est même cité
littéralement (cf. 1Pi 2:25 et Esa 53:7,1Pi 2:22 et Esa
53:9,voir encore Esa 53: et suivant). Le fait premier de la
foi, c'est l'aspersion par le sang de Jésus (1Pi 1:2). La
relation entre le croyant et le péché est la même que dans les ép. de
Paul. Le rapport entre le croyant et les péchés portés par le Christ
se précise. Le sacrifice du Christ mène les hommes à Dieu, et produit
chez eux, dans la communion de ses souffrances, une rupture non
fatale, mais consciente et volontaire avec le péché (1Pi 4:1).

Entre la mort et la résurrection de Jésus-Christ, s'intercale ici
un nouveau moment, qui est la descente aux enfers (1Pi
3:19-22). Le Christ, dépouillé de la chair, et devenu Esprit, s'en
va prêcher aux esprits qui sont en prison. Il leur annonce le
salut. Or ces esprits sont ceux que l'on considère comme les plus
corrompus: savoir, les représentants de la génération du déluge.
C'est le développement d'un thème paulinien (qu'on retrouve p. ex.
Eph 4:8 et suivant) et un élargissement de l'oeuvre rédemptrice,
qui est bien dans le prolongement de la prédication de Jésus.

5.

L'APOCALYPSE.

La christologie de l'Apocalypse renferme des éléments très divers.
Par endroits, une conception juive du Messie guerrier: c'est le Lion
de Juda, le Dominateur des païens, qui paît les peuples avec une
houlette de fer (Ap 2:26 et suivant 12:5 19:15, cf. Ps 2:9,
Psaumes de Salomon 17:24); il livre à la puissance de Satan une
épouvantable bataille (Ap 19:11-16). Ailleurs, et fréquemment,
des allusions précises à Jésus: à son origine davidique (Ap
5:5), à sa mort rédemptrice, dont la portée est universelle (le
surnom qui lui est constamment donné, c'est l'Agneau). Enfin, dans
l'adoration de l'auteur, il s'identifie à Dieu. Il est le Vivant. Il
a les clés de la Mort et de l'Hadès (Ap 1:18). De ses yeux de
flamme, il sonde les reins et les coeurs (Ap 2:18-23). Il
pénètre les secrets des destinées humaines (Ap 5:5). Il est «le
principe de la création de Dieu» (Ap 3:14). Il possède
l'intimité de Dieu à un degré où nul autre ne la possède. Et le titre
qui seul correspond dignement à son être, c'est «la Parole de
Dieu» (Ap 19:13). Plus encore: il est le Premier et le
Dernier: (Ap 1:17 2:8 22:13) la raison d'être et l'aboutissement
de l'univers. Toute la création adore inséparablement «Dieu et
l'Agneau» (Ap 5:13 7:10).

Rien de tout ceci ne porte atteinte à la souveraineté divine.
Dieu est l'auteur de la révélation que Jésus-Christ transmet au
Voyant (Ap 1:1). Jésus parle, dans les lettres aux sept Églises,
de son Dieu. L'autorité qu'il est appelé à exercer sur le monde
est un don de son Père (Ap 2:27). Et sa royauté apparaît parfois
comme la récompense de son oeuvre d'amour (Ap 3:21 5:9), de son
sacrifice, de sa victoire.

6.

LE JOHANNISME.

Le but du 4 e évang, est de démontrer que Jésus est le Messie. Sans
doute, les autres évang, ont bien un caractère apologétique; mais
pour celui-ci, la démonstration de la messianité du Christ est au
premier plan: «Ces choses ont été écrites afin que vous croyiez que
Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu'en le croyant, vous ayez
la vie par son nom» (Jn 20). Dès lors, l'auteur considère tout,
dans la vie de Jésus, du point de vue messianique. C'est pour cela
qu'il déplace la purification du temple, acte messianique au premier
chef, pour en faire l'acte inaugural du ministère de Jésus (Jn
2:13-17).

Le terme de Messie ne comporte plus désormais, dans le langage
des disciples de Jésus, aucune équivoque; c'est pourquoi l'évangile
n'hésite pas à le mettre dans la bouche du Maître. Toutefois, il
emploie volontiers deux autres expressions: Fils de l'Homme, et
Fils de Dieu, parce qu'elles se prêtent excellemment à définir ce
messianisme spirituel qui a été celui de Jésus. Il est remarquable
que le terme de Fils de l'Homme soit, comme dans la tradition
synoptique, mis uniquement dans la bouche de Jésus. Il n'a point ici
un sens d'humilité, mais de gloire (Jn 1:51 12:23). L'origine
céleste du Fils de l'Homme est proclamée (Jn 3:13 6:62) en même
temps que son retour au ciel, et son accession à la royauté divine.
La qualité de juge du monde est impliquée dans le terme de Fils de
l'Homme: «Il lui a donné le pouvoir d'exercer le jugement, parce
qu'il est Fils de l'Homme» (Jn 5:27). Seul, le Fils de l'Homme
dispense le pain de vie (Jn 6:27). Il est question, dans le même
sens, de -manger la chair du Fils de l'Homme (Jn 6:53). La
mort de Jésus étant le stade préliminaire de sa glorification,
l'évangile parle de l'assomption du Fils de l'Homme lorsqu'il veut
parler de la mort de Jésus (Jn 8:28 12:23 12:32). L'expression
Fils de Dieu est moins fréquente que l'autre (neuf fois
seulement), mais il faut ajouter qu'à vingt reprises il est question
du Fils, de son Fils, du Fils unique

Certains de ces textes ont un sens théocratique, et ne sortent
pas des cadres du messianisme juif. Jésus est et reste Messie
d'Israël aux yeux de Jean-Baptiste (Jn 1:30). Il l'est aussi aux
yeux de Nathanaël (Jn 1:49). Et Jésus ne trouve pas que la foi
de Nathanaël soit insuffisante.

L'expression Fils de Dieu, interprétée au sens de Roi
d'Israël, il ne la rectifie pas. La foi de Marthe est semblable à
celle de Nathanaël: «Je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu,
Celui qui vient dans le monde» (Jn 11:27). Tel est le langage
des croyants. Voici maintenant le langage des adversaires. A Pilate,
qui leur dit: «Je ne trouve en lui aucun motif de
condamnation» (Jn 19:4-6), les Juifs répondent: «Nous avons une
loi, et suivant cette loi, il doit mourir, parce qu'il s'est fait le
Fils de Dieu» (Jn 19:7). C'est évidemment comme faux Messie que
Jésus est traduit devant Pilate, et la suite le prouve: «Si tu le
relâches, tu n'es pas ami de César: quiconque se fait roi, est
l'adversaire de César» (Jn 19:12).

Jésus est donc envisagé par l'évangile de Jean comme Fils de Dieu au
sens théocratique. Ceci rend compte de la plupart des textes. Il y en
a toutefois qui ont un sens philosophique, et qu'il faut examiner
dans l'ensemble de la grande métaphysique de Jean.

Cette métaphysique est exposée dans le prologue de l'évangile, où
l'on voit le Logos descendre du ciel sur la terre. Le Logos est
antérieur au monde sensible. Il existe dès le
commencement
(Jn 1:2), ce qui n'implique pas qu'il participe à
l'éternité de Dieu, mais ce qui lui confère à l'égard du monde une
situation unique, analogue à celle que l'épître aux Col lui assigne.

La relation entre le Logos et la nature fait songer au
philonisme, où le Logos est le plus ancien des êtres qui ont pris
naissance (voir les oeuvres de Philon, éd. Cohn et Wendland, t.
II, p. 26). Nous retrouvons une conception semblable dans l'épître aux
Heb (Heb 1:2,3,6,7,10). L'auteur parle du Logos comme d'un
être connu. En effet, il est très souvent question, chez les
philosophes de ce temps, de cet intermédiaire entre Dieu et la
création. Comment faut-il traduire ce terme, qui a joué un tel rôle
dans l'histoire des idées? Le Logos, c'est bien la Parole, mais la
Parole douée de vie et d'énergie, devenue l'expression adéquate de la
pensée, et comme la pensée en action. C'est la pensée divine agissant
et modelant le monde. Le sens premier de parole doit donc
s'effacer, suivant l'intuition géniale de Goethe, pour faire place au
sens d'action créatrice. Il nous est dit, ensuite, que le Logos
est tourné vers Dieu. C'est donc un Etre individuel, qui
contemple Dieu face à face, et qui entretient avec lui des relations
personnelles. Défini par son orientation, il l'est ensuite par sa
nature intime. Il était Dieu Théos, mais sans article. Par le
défaut d'article, l'auteur marque une nuance, encore que légère,
entre le Logos et le seul vrai Dieu dont il est question
ailleurs (Jn 17:3). Cependant, il ne dit pas que le Logos soit
divin: ce serait chose trop simple; et, pour le temps, trop
banale. La grande différence entre le point de vue de Jean et celui
de Philon, c'est que, d'emblée, le Logos est caractérisé comme une
personne, comme un être distinct de Dieu. Mais ce n'est pas assez
dire. Philon ne parle pas de l'état où se trouvait le Logos avant la
création. Ce qui l'intéresse, c'est de savoir comment le monde a été
fait, et comment Dieu s'y révèle. Son Logos est trop peu individuel,
en vérité, étant l'ombre de Dieu, pour que le mystère de son
existence originelle l'intéresse. Par contre, l'auteur chrétien
aborde l'explication du mystère dernier. Il remonte au delà du monde
visible, jusqu'aux origines de l'Être, étant mû, d'ailleurs, par
l'adoration, et non par un besoin intellectuel. Ensuite il revient au
commencement, c'est-à-dire à l'univers créé.

De cette création, le Verbe est l'organe. «Tout s'est réalisé par
lui, rien de ce qui est ne s'est réalisé sans lui» (Jn 1:3).
Nous avons vu l'apôtre Paul distinguer entre l'action divine, cause
première du monde, et l'action du Seigneur, moyen de la création.
Mais cette idée d'un Être intermédiaire entre le Dieu infini et
l'univers n'a rien de particulier à Paul. Le Verbe est créateur,
selon le 4 e évangile, parce que, dans sa communion avec Dieu, il
possède la vie. En lui est la vie. Et cette vie est
lumière (Jn 1:4). Elle est donc vie de l'esprit, comme elle est
vie des choses. Désormais, l'auteur laissera le Verbe, pour s'en
tenir à la Vie, qui est à ses yeux la notion essentielle. Et les
seuls attributs du Logos qu'il retienne sont ceux qui se rapportent à
la Vie, c'est-à-dire au salut du monde. Jésus est le Vivant. Il est
donc, pour ses disciples, la nourriture de vie. Sa parole est l'eau
vive,
c'est-à-dire l'eau de source, qui jaillit des profondeurs, et
qui fait vivre.

Le prologue n'est pas seulement une introduction à l'évangile Il
a déteint sur l'évangile, et c'est comme un glacis philosophique qui
se superpose à l'image du Christ, telle que la représente la
tradition première.

Le 4e évangile, dans son affirmation de la préexistence du
Christ, déborde le cadre des év. syn. Dès le début du livre, l'auteur
prête à Jean-Baptiste l'affirmation catégorique de la préexistence du
Messie. Par opposition à l'ensemble des hommes, Jésus est Celui qui
vient d'En-haut,
ou encore Celui qui vient du ciel. Sans doute,
il est tel texte où il est fait allusion à la nature spirituelle de
Jésus beaucoup plus qu'à sa préexistence, et où les mots: «Je suis
d'En-haut» signifient: J'appartiens au monde supérieur. Il en est de
même de l'idée de mission. La mission prophétique de Jésus n'a
pas nécessairement un caractère métaphysique. Quand Jésus dit: «J'ai
été envoyé dans le monde», il n'est pas obligatoire de toujours
songer à l'Incarnation. Mais il y a des textes qui affirment
nettement l'origine divine du Christ. Et notamment la déclaration
péremptoire de Jn 8:58: «Avant qu'Abraham fût, je suis.» Ce qui
peut bien s'entendre de l'état mystique d'union avec Dieu, qui
transporte l'âme du temps dans l'éternité, mais ce qu'il est plus
aisé de rapporter à une existence du Messie, antérieure à sa mission
terrestre.

On a voulu voir dans les textes du 4 e évangile l'affirmation
d'une préexistence idéale, pour laquelle les points d'attache ne
manqueraient pas dans le judaïsme. Mais quand le Christ fait allusion
à la gloire qu'il possédait auprès de Dieu avant que le monde
fût (Jn 17:5), il paraît bien difficile qu'il s'agisse d'un état
purement idéal. Faut-il admettre que ce soient des lueurs d'une
existence antérieure, des réminiscences de l'au-delà qui traversent
l'âme du Christ? Il y a cela, mais il y a bien davantage. Si le
Christ est en état de parler du monde supérieur, c'est qu'il en
vient (Jn 8:23-38). Il a connu Dieu (Jn 17:25). Il peut
dire aux Juifs: Vous ne le connaissez pas, moi, je le connais (Jn
8:55). «Nul, dit le Prologue, n'a jamais vu Dieu: le Fils unique,
qui est dans le sein du Père, est celui qui nous l'a fait
connaître» (Jn 1:18). Il y a là, en dernière analyse,
l'explication du mystère de la personnalité de Jésus. Est-ce du
philonisme? Non. Car le Logos philonien ne peut pas s'incarner.
Est-ce du paulinisme? Si l'on veut. Qu'on se rappelle aussi les
textes d' Hebreux et ceux d' Apo (Ap 3:14). Sur cette question de la
préexistence, Jean n'a pas innové: il y a unanimité dans les
premières générations chrétiennes. Voir Logos, Johannisme.

Les textes johanniques sont nombreux qui semblent affirmer que le
Christ possède la connaissance de toutes choses. Il a le don de
seconde vue, d'après l'entretien avec Nathanaël (Jn 1:48) et la
conversation avec la Samaritaine (Jn 4:16-18); ou encore
l'histoire de l'enfant du fonctionnaire royal de Capernaüm (Jn
4:49). Jésus possède en particulier le don de lire dans le coeur de
l'homme (Jn 2:24 et suivant), Ce surnom qui, d'après Matthieu, a été
donné à Simon en raison de sa foi, Jésus le lui décerne d'emblée en
apercevant d'une intuition soudaine tout l'avenir qui se déroule
devant le pêcheur de Galilée (Jn 1:42). Il n'y a pas là,
d'ailleurs, de quoi différencier le Christ johannique du Christ
synoptique, qui devine la trahison de Judas et le reniement de
Pierre, qui lit dans le coeur de Lévi et dans celui de Zachée. Jésus
possède enfin le don de prophétie proprement dit. Il aperçoit les
campagnes déjà blanches, prêtes à être moissonnées (Jn 4:35,38).
Il va jusqu'à dire à ses disciples: «Je vous ai envoyés moissonner où
vous n'aviez pas travaillé», et il semble qu'il soit ici fait
allusion à la grande mission de la fin du premier siècle, qui
moissonnera ce que les travaux de Paul et de ses contemporains auront
semé. C'est donc le Christ vivant qui parle, mais ce n'est pas le
Logos des philosophes.

Par contre, quand Jésus dit: «J'ai encore d'autres brebis, qui ne
sont pas de cette bergerie: il faut que je les amène» (Jn
10:16), ce pressentiment de la mission universelle de l'Évangile n'a
rien qui dépasse l'humanité. Et que le Christ entrevoie les effets de
sa mort en ce qui concerne le salut du monde (Jn 12:23 et
suivant
), ceci non plus ne déborde pas le cadre de l'histoire. Jésus
prédit la mort de Pierre (Jn 13:36, cf. Jn 21:18 et
suivant
); mais il prédit aussi, dans les Synoptiques, la mort des
fils de Zébédée (Mr 10:38 et parallèle).

Il y a cependant, dans les textes johanniques relatifs aux
intuitions de Jésus, une continuité qui nous impressionne. Très peu
de traces d'incertitude, en dehors du rappel de la scène de
Gethsémané (Jn 12:27) et de l'épisode de Lazare (Jn 11:3).
Le Christ sait exactement l'heure de sa mort (Jn 7:6 13 1 17:1).
Il y a chez lui une certitude calme et continue qui fait contraste
avec les progrès que nous observons chez les Syn., quant à la pensée
de sa mort. Et cette impression de certitude est confirmée par le cri
du disciple repentant: «Tu sais tout: tu sais que je t'aime» (Jn
21:17). Le même témoignage est rendu au Christ par la collectivité
des disciples (Jn 16:30). L'omniscience du Christ est le
fondement de leur foi; et elle provient de son origine céleste. Ici
encore, le Christ historique, contemplé à travers la gloire du Christ
vivant, rejoint le Verbe, et les deux ne font qu'un.

Nous arrivons à la même conclusion en ce qui concerne la
toute-puissance. Dans les miracles innombrables qu'il attribue à
Jésus, l'auteur fait un choix. Il n'en retient que sept; et il y a là
un exemple de chaque catégorie de miracles, sauf ceux qui étaient
envisagés comme moins extraordinaires, et que les exorcistes juifs
prétendaient accomplir également: les guérisons de démoniaques. Et
dans chaque catégorie, l'auteur a gardé ce qu'il y avait de plus
extraordinaire. Des miracles rapportés par les Syn. II ne raconte que
ceux qui, dans la pensée de leurs narrateurs, impliquent un pouvoir
mystérieux sur la nature: le miracle des pains et la marche sur les
eaux. Partout ailleurs, il renchérit sur les Syn.: ceux-ci rapportent
des guérisons d'aveugles; chez Jean, il s'agit d'un
aveugle-né: (Jn 9) non d'une guérison par conséquent, mais
d'un acte de création. Enfin, la résurrection du Christ est un
miracle qui commande tous les autres. «Voici pourquoi mon Père
m'aime, dit le Christ: c'est parce que je donne ma vie...J'ai le
pouvoir de la donner, et le pouvoir de la reprendrez
(Jn
10:17 et suivant). Jésus accomplit donc des actes de
toute-puissance. Uni à Dieu, il ne fait qu'un avec lui (Jn
10:30). Le Père a tout remis entre ses mains (Jn 3:35). Il lui
a donné pouvoir sur toute chair (Jn 17:2).

D'ailleurs, cette puissance est un pouvoir de salut. Il a la
toute-puissance, en tant qu'il crée la vie éternelle dans le coeur de
l'homme. C'est à Dieu, finalement, qu'il doit tout ce qu'il est, et
cette toute-puissance est celle de Dieu lui-même. Elle se rapporte,
en définitive, non à la création, mais à la rédemption. Et qu'il ne
s'agisse pas de la toute-puissance divine, manifestée d'une façon
constante dans un Être qui n'aurait que l'apparence d'un homme, c'est
ce que prouve cette déclaration: «En vérité, en vérité, je vous le
dis, celui qui croit en moi fera, lui aussi, les oeuvres que je fais;
il en fera même de plus grandes, parce que je vais au Père» (Jn
14:12). De telles paroles sauvegardent l'humanité du Christ
johannique.

Il ne paraît pas probable que l'évangile de Jean assigne à la naissance
de Jésus un caractère surnaturel (Jn 7:27 et suivant). Selon Jean,
Jésus est d'origine nazaréenne. Il n'attache aucune importance à sa
filiation davidique, se séparant sur ce point du siècle apostolique
tout entier. S'il se montre indifférent au surnaturel extérieur et
matériel à propos des origines de Jésus, il accentue avec d'autant
plus de force le surnaturel spirituel. Ce qui ne l'empêche pas
d'être, des narrateurs évangéliques, celui qui concède la plus large
part à l'humanité de Jésus. Les sentiments de famille et d'amitié de
Jésus sont beaucoup plus apparents que dans les Syn.: il y a la
famille de Béthanie (Jn 11:5); puis ce mystérieux disciple qui,
lors de la Cène, occupe la place d'honneur auprès de Jésus (Jn
13:28). Jésus se définit dans ses entretiens avec les Juifs, un
homme
qui dit la vérité qu'il a entendue de Dieu (Jn 8:40). Il
partage toutes les faiblesses de l'humanité sauf celles de l'âme: il
s'assied, défaillant, sur la margelle du puits de Jacob (Jn
4:6). L'agonie de Gethsémané fait défaut, et la sueur de sang; mais
le trouble intérieur manifesté par Jésus devant la mort se fait jour
en de mystérieuses paroles (Jn 12:23-26). Dans l'histoire de la
Passion, on a coutume de faire ressortir l'impassibilité du Christ
johannique. En réalité, les Syn. accentuent fortement, dans
l'attitude du Crucifié, la victoire sur la souffrance et sur la mort.
Quant au Christ johannique, après avoir confié sa mère à son
disciple, il murmure, épuisé: «J'ai soif.» Puis, vaincu par la
souffrance, il se sent défaillir: «C'est fini», dit-il, et il rend
l'âme.

Comment ces traits s'accordent-ils avec la philosophie
majestueuse qui fait apparaître devant l'Église l'image d'un Dieu
incarné? Les conjectures critiques ne suffisent pas à résoudre ce
problème: il faut admettre que la vie mystique intervienne ici, qui
se passe au besoin de l'histoire, et qui sait l'interpréter et la
refaire. L'apôtre Paul a commencé par l'idée de la vie en Christ
cette transfiguration des données primitives. Le disciple idéal
auquel fait allusion le 4 e évangile, a continué. Ici s'achève
l'histoire du siècle apostolique; ici commence l'histoire du Christ
dans les âmes. Elle doit se poursuivre jusqu'à l'achèvement du plan
de Dieu dans l'humanité.