JÉSUS-CHRIST (6)

V La personne de Jésus.

1.

LA SAINTETE.

Si nous ne possédons pas une biographie de Jésus, nous possédons un
portrait de Jésus. Et tous les documents sont conformes à ce
portrait. La physionomie morale de Jésus ne varie pas. Il y a entre
le 4 e évang, et les trois premiers des différences de point de vue
qu'il ne faut pas méconnaître; l'hommage rendu à la personnalité de
Jésus est le même. Cette personnalité apparaît d'emblée comme unique
parce que, d'emblée, elle est sainte. Y a-t-il développement moral?
Rien ne l'exclut, mais rien ne l'indique. La personnalité de Jésus
apparaît toute formée. Au reste, l'idée d'un développement intérieur
n'exclut pas la sainteté, si la sainteté consiste à être égal à ses
devoirs dans quelque circonstance que ce soit. Les quelques
indications des évangiles, sur l'enfance de Jésus sont, à cet égard,
concordantes. Elles parlent d'une croissance en sagesse et en
grâce,
c'est-à-dire d'un développement harmonieux dans le bien. La
sainteté de Jésus n'est pas une collection de vertus: c'est l'état
d'une âme saine, qui obéit constamment à la volonté de Dieu,
manifestée dans une conscience que rien ne trouble. C'est l'attitude
de consécration permanente, où l'instinct est absolument soumis au
devoir. Ce qui caractérise la sainteté, c'est également l'accord des
vertus contraires. Cet accord se rencontre chez le Jésus des
évangile, sans rien de systématique ni de voulu.

Il n'y a entre lui et le Père aucune séparation. «Ma nourriture,
dit-il, c'est de faire la volonté de Celui qui m'a envoyé» (Jn
4:34). «Moi et le Père, nous sommes un» (Jn 10:30). «Qui de
vous me convaincra de péché?» (Jn 8:46). Ce sont des textes
johanniques: ils sont le commentaire exact des actes de Jésus, tels
que les expose la tradition synoptique. Sans cette communion
constante avec Dieu, tout serait incompréhensible en lui: sa vie, son
enseignement, sa puissance de guérison.

L'histoire ne peut pas affirmer l'existence d'un être saint. La
foi seule peut parler de la sainteté de Jésus. Il y a, nous l'avons
vu, une explication populaire du mystère qui est ancienne, et qui a
trouvé un accueil très général: c'est la naissance miraculeuse. Ce
qui tient à coeur aux narrateurs des évangiles, c'est l'intervention
initiale et sanctifiante de l'Esprit aux origines de Jésus. Le
miracle indéniable, pour eux comme pour nous, c'est qu'il y ait eu
sur la terre un homme tel que Jésus, et les chrétiens d'aujourd'hui
l'expliquent comme eux par l'action du Saint-Esprit. Il faut se
rappeler ce que dit Frommel de ce fait initial d'une donnée
plénière irréductible à l'analyse, inaccessible à l'humanité comme
telle: le mystère d'une filiation divine dans une conscience
humaine.
Ce mystère est insoluble. Il ne suffit pas de dire, comme
l'ont fait des théologiens modernes, que le péché originel ne se
transmet pas par la mère. L'Église catholique est dans la logique,
sinon dans la vérité, en admettant l'Immaculée Conception de la
Vierge, ce qui ne fait d'ailleurs que reculer la difficulté.

Pour nous, la vénération qui est due à la mère du Sauveur ne
dépend pas de l'authenticité d'une tradition à propos de laquelle il
ne faut pas oublier que c'est l'Esprit qui donne la vie. Nous
croyons que la naissance de Jésus a été environnée de pressentiments
et de visions qui ont laissé leur empreinte sur l'âme pieuse d'une
telle mère. Nous comprenons le prix que l'âme chrétienne attache à
ces admirables récits. Quant à ceux que des difficultés historiques
empêchent d'adhérer à l'explication traditionnelle, ce qui peut les
tranquilliser, c'est que l'apôtre Paul n'ait fait aucune allusion à
cette tradition, ce qui permet de penser qu'elle n'a fleuri qu'après
lui. Quoi qu'il en soit, la foi chrétienne affirme la sainteté de
Jésus.

Dans l'existence de Jésus, telle que la raconte la tradition
évangélique, y a-t-il des faits qui infirment ce jugement de la foi?
On a examiné la vie de Jésus au microscope avec le désir d'y trouver
une tare. On n'a rien trouvé. Il y a cependant quelques points
délicats qu'il faut examiner.

Le baptême

Le baptême de Jean était un baptême de repentance, destiné à
préserver de la colère à venir. Or, Jésus s'est soumis à ce baptême.
Qu'il y ait eu là toujours un problème pour la tradition, c'est ce
que prouve la version de l'évangile des Hébreux: «Voici que la mère et
les frères du Seigneur lui dirent: Jean-Baptiste baptise pour la
rémission des péchés; allons nous faire baptiser par lui. Mais lui de
leur dire: Quel péché ai-je commis, que je me fasse baptiser par lui?
A moins que ce que je dis ne soit le fait de l'ignorance.» Jésus
admettait donc qu'il avait pu pécher inconsciemment. Mais ce scrupule
qu'on lui prête est purement conjectural. Dans l'évangile de Matthieu, Jean
arrête Jésus qui vient se faire baptiser: «C'est moi qui aurais
besoin d'être baptisé par toi, et toi, tu viens à moi!» A quoi Jésus
répond:

«Laisse faire pour le moment, car il est convenable que nous
accomplissions ainsi toute justice» (Mt 3:13-17). Il y aurait
donc là une préoccupation de satisfaire à toutes les exigences de la
loi divine, quel que fût l'état d'âme de Jésus. La tradition la plus
ancienne ne sait rien de cet épisode, qui fait l'effet d'avoir été
combiné pour répondre à la question dont nous parlions tout à
l'heure. Cette inquiétude, en soi, était-elle ou non légitime? Le
baptême de Jean consistait à se consacrer à Dieu en prévision de la
venue prochaine du Règne de Dieu. Ceci supposait en général qu'on se
reconnaissait pécheur. Mais le baptême comportait, à côté de
l'élément de purification, un élément de consécration. Cet élément a
pu prédominer jusqu'à devenir essentiel. Comme l'a reconnu M. Loisy,
«le baptême de pénitence ne rendait pas coupables ceux qui venaient
sans péché pour le recevoir: un juste pouvait s'y prêter pour
signifier sa volonté de vivre purement, sans avouer des péchés qu'il
n'avait pas commis. Il manifestait sa résolution de se préparer,
selon son pouvoir, à l'avènement du Royaume» (Év. Syn., I, 405).
Jésus vient se consacrer à Dieu en vue du Règne qui s'approche.
Subsidiairement, il se solidarise avec le repentir de son peuple. Et
c'est alors qu'il reçoit la certitude qu'il est le Messie: donc,
suivant un terme synonyme, le Saint de Dieu.

La tentation

C'est une tentation messianique. Jésus n'en a jamais connu d'autres.
Il a pu être tenté par un idéal inférieur, qui était celui de son
temps: le mal devait prendre pour le séduire les apparences du bien.

La parole: «Pourquoi m'appelles-tu bon? Nul
n'est bon, que Dieu seul» (Mr 10:18).

Ce qui caractérise le Jésus des évangiles, c'est une humilité qui ne
prendrait pas son parti d'effacer l'intervalle entre Dieu et l'homme.
La perfection divine excède nécessairement à ses yeux, étant infinie,
la perfection même d'un homme parfait. Mais s'il dit à tel de ses
disciples: «Si tu veux être parfait, vends tout ce que tu as, et
suis-moi», c'est qu'il possède lui-même cette perfection qu'il invite
son disciple à réaliser.

Les colères de Jésus.

Il a chassé les vendeurs du Temple. Ce n'était pas un acte de
violence. C'était un acte de courage qui lui était imposé par sa
vocation messianique, et qui devait attirer sur lui la haine et la
mort. Jésus a toujours haï le mal, mais tout l'Évangile montre qu'il
a aimé les hommes tels qu'ils étaient. Il faut bien admettre qu'il y
a de saintes colères. Quand Jésus traite les Pharisiens de «race de
vipères» (Mt 12:34), ceci peut étonner Strauss et Pécaut, mais
la sainteté devrait-elle affecter à l'endroit de l'hypocrisie une
onction de commande? Plus on tient au salut des âmes, plus on a,
semble-t-il, le droit de s'abandonner devant le mal à une sainte
indignation.

De prétendues supercheries

C'est une invention du rationalisme vulgaire, reprise par Renan, qui,
d'ailleurs, ne prenait pas la chose au tragique. Mais ce qui semblait
prestidigitation à Renan apparaît aujourd'hui comme l'exercice d'une
faculté supérieure.

Le procès de Jésus.

Il fournit la preuve la plus éclatante de sa sainteté. Jésus a été
condamné comme Messie. La prétention ne se conçoit que s'il a possédé
cette sainteté qui, selon les idées du temps, devait caractériser le
Messie. Et rien n'eût été plus facile que d'établir l'imposture, s'il
y avait eu des faits tendant à infirmer la sainteté. On n'a produit
aucun de ces faits: on s'est borné à énoncer la prétention elle-même,
et à la tenir pour blasphématoire.

Si nous considérons maintenant dans son ensemble l'attitude de
Jésus, nous demanderons comment «le fils du charpentier» aurait pu
arriver à l'idée qu'il était le Messie, s'il n'y avait eu en lui,
dans l'ordre moral, quelque chose d'unique. Il faut bien remarquer,
ici, le contraste entre Jésus et Jean-Baptiste. Jean-Baptiste est un
ascète. On traite Jésus de mangeur et de buveur. Les saints ont
coutume de se confiner dans l'extraordinaire. C'est en s'isolant du
monde qu'ils le dominent, car le monde trouve encore dans leur
subconscient des complicités. Jésus n'a jamais eu besoin de s'isoler
du monde. Il a vécu au contact de ses contemporains, et parfois,
quand il l'a fallu, des moins estimables d'entre eux, en restant
lui-même, sans rien sacrifier de ses exigences les plus hautes. S'il
y avait eu dans son âme la moindre cicatrice, il y aurait eu chez lui
quelque trace de ces remords, ou tout au moins de ces scrupules, de
ces regrets qui caractérisent les consciences délicates. Là encore,
il se sépare des saints, en qui le sentiment du péché est si aiguisé,
et d'autant plus anxieux (voir le cas de sainte Thérèse) que leur âme
est plus délicate. Lui qui a accusé les Pharisiens d'hypocrisie, il
était si étranger aux péchés, qu'il les pardonnait. A ce moment-là,
il n'était plus solidaire des pécheurs.

Son attitude vis-à-vis des justes dont il blâme l'étroitesse,
et qui sont, selon lui, étrangers à la vraie justice, ne se
concevrait pas non plus s'il n'était pas vraiment un juste: c'est
bien le comble de l'hypocrisie de flétrir la vertu pharisaïque en
ayant une âme de péager. Et s'il n'avait possédé cette justice
meilleure
dont il est question dans des paroles qui se réclament de
lui, il serait bien au-dessous des Pharisiens qu'il combat.

Mais la conscience humaine l'a reconnu pour saint. La conscience
de ses disciples d'abord; puis de tous ceux qui, en se plaçant sous
son inspiration, ont été guéris de leurs péchés.

2.

LA MESSIANITE.

Jésus s'est-il vraiment donné pour le Messie? C'est un point qui a
été âprement contesté de nos jours. Certains auteurs se sont attachés
à montrer que les textes attribuant à Jésus un rôle messianique
avaient été surchargés dans la tradition chrétienne.

Avant d'en venir à l'examen de ce problème, il convient de
préciser quel rôle Jésus s'est attribué à lui-même vis-à-vis de
l'humanité, s'il a fait autre chose que de prêcher une doctrine, et
si sa personne est à tel point solidaire de son enseignement, qu'il
fasse de l'attachement à sa personne une condition de salut. Harnack
a déclaré naguère que Jésus ne voulait pas d'autre foi en sa personne
et d'autre attachement à celle-ci que la foi et l'attachement qui
étaient impliqués dans l'observation de ses commandements. Que
faut-il penser de ceci? Il est sûr que Jésus se refuse à reconnaître
pour siens ceux de ses disciples qui, tout en l'appelant Seigneur,
n'auront pas mis en pratique la volonté de Dieu. La version la plus
ancienne de cette parole est celle de Luc (Lu 13:27) où l'on voit
ceux qui, sur la terre, ont connu personnellement Jésus, se réclamer
de ces relations terrestres au jour suprême. Ils sont désavoués par
le Maître, n'ayant pas été de vrais disciples de son Évangile.

Comment peut-on tirer de là que Jésus ne demande à ses auditeurs
d'autre attachement que celui qui consiste dans l'observance de ses
commandements? Comme si l'amour pour Jésus n'était pas le sentiment
inspirateur de l'accomplissement de ses commandements! Dans
l'ensemble, Jésus affirme son autorité de la façon la plus
catégorique. L'impression qu'il a donnée, à ses auditeurs dès le
premier jour, dans la synagogue de Capernaüm, c'est qu'il parlait
avec autorité (Mr 1:27). Sa parole était déjà une
manifestation de puissance. Il pardonnait les péchés, et ses
auditeurs disaient: «Qui peut pardonner les péchés, sinon Dieu
seul?» (Mr 2:7). Son attitude vis-à-vis de la Loi ne se comprend
que s'il est au-dessus de la Loi: «Vous avez entendu qu'il a été dit
aux anciens...mais moi, je vous dis...»

Voilà un fier langage, qui est celui d'un inspiré, capable, nous
l'avons vu, de contredire Moïse lui-même. Langage d'un prophète? Oui,
mais d'un prophète qui n'est pas comme les autres. «Il y a ici plus
que Jonas...Il y a ici plus que Salomon...» A plus forte raison y
avait-il plus que Jean-Baptiste.

Quand il dit à tel de ses auditeurs: «Suis-moi», il faut bien
voir ce que le fait de suivre Jésus représentait de sacrifices; et
d'abord, la rupture avec l'entourage terrestre. Sans doute, à ceux
qui le suivent, il promet la vie éternelle. Mais ce n'est pas pour
eux un droit dont ils puissent se prévaloir: c'est la conséquence du
sacrifice, et du sacrifice pour l'amour de lui. «Quiconque perdra sa
vie pour l'amour de moi (et de l'Évangile) la sauvera» (Mr
8:35). Sans doute on propose d'éliminer: pour l'amour de moi et de
l'Évangile,
à cause du rythme, mais il est remarquable que ces mots
se retrouvent dans les textes parallèles. Ailleurs l'Évangile dit:
«Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de
moi. Celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n'est pas digne
de moi» (Mt 10:37). Si l'on veut que ce soit la communauté
primitive qui ait dit cela, c'est donc que, d'emblée, elle a compris
ainsi les exigences de son Maître. Et elle n'a jamais varié à cet
égard.

Il faut se souvenir encore de l'appel à tous ceux qui sont
fatigués et chargés: «Chargez-vous de mon joug, et soyez mes
disciples» (Mt 11:29). Sans doute, on trouve dans ce texte
admirable quelques réminiscences de l'Ecclésiastique (Sir
51:23-30). Il y avait un fonds d'allusions, de métaphores, où les
prophètes puisaient les termes de l'enseignement rythmé. Ce n'est
nullement une imitation littéraire: c'est l'inspiration qui se
continue; et ici, il est permis d'envisager les lois du style oral,
qui ne sont pas celles de la froide littérature. Il n'y a qu'à
confronter le texte de l'Évangile avec celui de l'Ecclésiastique pour
voir que, si les termes se ressemblent, la parole de Jésus porte le
sceau de l'originalité créatrice.

Et enfin, la grande parole: «Nul ne connaît le Père que le Fils,
et celui à qui le Fils veut bien le révéler» (Mt 11:27), qui se
complète de cette parole symétrique: «Nul ne connaît le Fils, que le
Père.» Parole contestée bien souvent comme johannique, et qui,
dit-on, désigne en réalité le Christ éternel. Il est assez vain
d'affaiblir l'affirmation de Jésus en y voyant une parole définissant
les rapports d'un père avec son fils, d'où Jésus conclurait à ses
propres relations avec Dieu. Mais de toute manière, il ne saurait
être question d'une participation à la science de Dieu, qui
comporterait nécessairement une participation à sa puissance. Dans
ces termes: «Tout m'a été transmis par mon Père» (Mt 11:27), il
s'agit d'un enseignement limité au salut de l'homme, se rapportant
donc à ce qui est l'objet propre du ministère de Jésus. On ne voit
pas pourquoi ce texte, ainsi précisé et limité, ne serait pas
authentique.

Enfin, quand Jésus réunit ses disciples pour un dernier repas, et
que, rompant le pain, il leur dit: «Ceci est mon corps», il marque
bien son intention d'associer pour jamais sa vie à leur vie. La
communion est la preuve très sûre que la personne de Jésus fait
bien partie de l'Évangile de Jésus.

De quels titres a-t-il revêtu cette dignité éminente de sa
personne? Le terme de Fils de Dieu, dont il se sert parfois pour
caractériser la vocation de l'homme, est très rarement employé par
lui au sujet de sa vocation particulière. Il ne sert pas à désigner
le Messie dans la littérature du judaïsme tardif. Les Juifs parlaient
de l'Oint de Dieu, non du Fils de Dieu. L'emploi courant de ce terme
pour désigner le Christ peut être d'origine paulinienne.

Il semblerait naturel que Jésus eût pris le titre de Messie,
qu'il trouvait dans la tradition religieuse de son peuple. Pourtant,
il est plus que douteux

que Jésus se soit désigné expressément comme le Messie. On a même
contesté qu'il se soit appelé le Fils de l'Homme,--ce qui était
bien une façon, encore qu'enveloppée, de se désigner comme le Messie.

Une chose nous frappe à la lecture des évangiles: c'est la
distance entre la notion traditionnelle du Messie--celle qui apparaît
encore dans la prédication de Jean-Baptiste--et le personnage de
Jésus de Nazareth. Ce contraste est tel, que certains en sont venus à
se demander si Jésus avait réellement la pensée de se donner pour le
Messie. Dès lors, le secret qu'il prescrit à ses disciples quant à sa
messianité ne serait-il pas une invention de la tradition? Celle-ci,
croyant sur la foi des apparitions de Jésus qu'il était le Messie
céleste, aurait transporté sur la terre, et dans l'existence
historique de Jésus de Nazareth, sa foi messianique. C'est
l'hypothèse de Wrede. Il a rapproché l'attitude qui est attribuée à
Jésus dans les évangiles, de la théorie juive sur le Messie caché.
Mais entre ce Messie caché quelque part sur la terre, et qui doit
apparaître sur la terre également, et Jésus, Messie caché sur la
terre et révélé dans l'au-delà, l'analogie est plutôt vague.
L'attitude de Jésus est très explicable. En intimant à ses disciples
la défense de dire qu'il était le Messie, il voulait éviter un
malentendu qui n'aurait pas pu ne pas se produire. Salué du titre de
Messie, ou bien il était contraint d'être le roi politique qu'on
attendait, ou bien il n'était, aux yeux du public, qu'un imposteur,
puisqu'il ne voulait, ni ne pouvait, remplir le programme
traditionnel du Messie. Cependant, il avait la certitude d'être bien
celui que son peuple attendait. Si insuffisant que fût ce nom de
Messie à exprimer tout ce qu'il apportait aux hommes, c'était à peu
près le seul terme qu'il eût à sa disposition. Mais il n'était pas le
Messie charnel qu'on attendait. Il était le Messie en un sens nouveau
et spirituel. De là l'interdiction de publier ce qu'il faisait
d'extraordinaire: interdiction qui, parfois, comme dans l'histoire de
la fille de Jaïrus, est assez difficile à mettre en pratique, mais
qui se conçoit en elle-même. Ainsi s'explique la réponse à Pierre,
dans la version la plus ancienne de la scène de Césarée de Philippe.
Aucun éloge de la foi du disciple: une défense sévère de parler de sa
messianité; et ensuite, pour mettre les siens en garde contre tout
malentendu, la prédiction de ses souffrances.

Il faut bien qu'il y ait eu un motif pour mettre Jésus à mort. Il
a été condamné: c'est un fait; et si inique que fût la condamnation,
il y avait un motif. Et, comme il n'a pas été condamné pour ce qu'il
aurait commis (la prétention d'abattre le temple n'aurait pas suffi à
déterminer la condamnation au tribunal de Pilate), il fallait que ce
fût pour ce qu'il voulait être. Or, l'écriteau qui a été mis sur la
croix, le titulus, indiquait précisément le motif de la
condamnation: Jésus de Nazareth, Roi des Juifs. Le roi des Juifs,
c'était le Messie. Si on nie le titulus, on peut tout nier. Le
procès romain s'écroule. Il faut tout de même admettre que Caïphe et
Pilate aient eu quelque raison d'agir. Cette raison ne pouvait être
tirée que de la messianité de Jésus. L'entrée à Jérusalem avait
soulevé le voile. La purification du Temple avait confirmé les
conclusions que l'apeurement du clergé pouvait en tirer. Le peuple
juif, à l'instigation des hiérarques, a livré à Pilate son Messie.
Qu'il ait vu en lui un faux Messie, c'est probable. Mais Pilate a
pensé crucifier le Messie des Juifs.

Toutefois il y avait, dans la littérature messianique de
l'époque, un titre qui pouvait s'appliquer plus exactement à Jésus
que ce terme devenu trop charnel: c'était le terme de Fils de
l'Homme,
emprunté à une vision de Daniel (7:13), et où, à l'époque,
dans certains milieux tout au moins, on voyait une désignation
messianique. Pour désigner

le Messie, on disait habituellement le Fils de David. Mais on
disait aussi, parfois, le Fils de l'Homme. C'est le cas dans les
paraboles d'Hénoch et aussi dans le quatrième livre d'Esdras. Le Fils
de l'Homme, dans la vision de Daniel, apparaît associé à Dieu, et
jugeant le monde. Jésus s'est désigné comme tel, encore que d'une
façon indirecte, devant le sanhédrin (Mt 26:64).

Voir Lietzmann, Der Alenschensohn (Fribourg-Leipzig 1896);
Fiebig, Der Menschensokn (Tübingen 1901); Dupont, Le Fils de
l'Homme,
Paris, résumé consciencieux des travaux de la critique,
tendance plutôt rationaliste.

S'il a employé ce terme pour révéler à ses juges, en cette heure
suprême, le mystère de son être, c'est qu'il convenait admirablement
à son dessein. Le Fils de l'Homme était un Messie céleste. Sa royauté
était dans le futur. C'était en quelque sorte le vicaire de Dieu, qui
devait exercer ses fonctions lors du jugement dernier. Jésus a pu
s'identifier par un acte de foi avec cet être du monde transcendant.
De même que, du Règne de Dieu futur, il pouvait dire: «Il est au
milieu de vous», il pouvait se désigner comme le Fils de l'Homme par
anticipation. Le Règne de Dieu était là, virtuellement: le Messie de
même. Wellhausen, sous prétexte que le terme araméen qui correspond à
Fils de l'Homme (barnacha) signifie tout simplement homme,
déclare que c'est par l'effet d'un contresens que ce mot a pris dans
les évangiles une signification messianique. Il n'arrive à ce résultat,
d'ailleurs, qu'en niant l'authenticité de la plupart des passages où
il est question du Fils de l'Homme. Mais alors, d'où vient cette
désignation? On peut bien démolir un à un les quatre-vingts textes
évangéliques où se trouve le terme en question (ceux qui ont un sens
messianique seraient inauthentiques; dans les autres, il ne serait
question que de l'homme en général ou d'un homme): on ne peut
pas rendre compte d'une erreur aussi répandue. Et en admettant que
barnacha puisse ne signifier qu'un homme, il faut bien
reconnaître que, dans la vision de Daniel, le judaïsme a vu tout
autre chose.

Aussi Bousset, qui a continué l'oeuvre négative de Wellhausen,
s'est-il placé à un autre point de vue (voir Kyrios Christos). Il
admet que le terme de Fils de l'Homme a généralement un sens
messianique. Mais ce terme est, selon lui, caractéristique de la
dogmatique messianique, qui est la plus ancienne dogmatique de
l'Église. Étrange dogmatique, qui a si radicalement disparu que le
terme incriminé ne se trouvera que trois fois dans la littérature
chrétienne en dehors des évangiles, (à savoir: Ac 7:56; Justin
Martyr, 1 re Apol., 1:51; Eusèbe, H.E., II, 23:13). Ce
christianisme messianique, qui a vécu ce que vivent les rosés, car il
n'a laissé d'autres traces que les reconstitutions hypothétiques de
certains auteurs, nous n'avons aucun moyen de le différencier de la
pensée de Jésus. Il peut paraître un peu excessif à un esprit moderne
que Jésus se soit dit le Messie céleste, ce qui implique de graves et
vastes conséquences. Mais la pensée de Jésus ne doit pas être
appréciée avec les mesures du rationalisme. Si le terme de Fils de
l'Homme est une invention des premiers disciples, comment expliquer
que, dans les textes évangéliques, les disciples ne l'emploient
jamais; que, seul, le Maître y recoure, et généralement dans
l'intimité, et avec une nuance très marquée de mystère? Car on a pu
démontrer que Jésus n'avait employé cette désignation que dans la
seconde partie de sa carrière, à dater de Césarée de Philippe. Dans
les quelques passages antérieurs à cette période, bar-nacha peut
avoir signifié simplement un homme. Si Jésus s'est désigné comme le
Fils de l'Homme au sens messianique, on conçoit que les évangélistes
aient généralisé cette désignation. Ils ont traduit uniformément:
Fils de l'Homme; et il est vraisemblable qu'ils ont fini par
substituer, çà et là, cette désignation au pronom de la première
personne, employé par Jésus. Mais Jésus lui-même a d'abord recouru à
cette expression, comme étant la plus spirituelle, la plus
transcendante, la plus éloignée du messianisme charnel.

Nous savons aujourd'hui que les Mandéens attribuaient à
Jean-Baptiste un rôle analogue à celui que la piété chrétienne
reconnaît à Jésus. Ils voyaient en lui le Messie, qu'ils désignaient
du titre de barnacha. Donc ce terme de Fils de l'Homme était d'un
usage plus répandu qu'on n'avait jusqu'ici tendance à le croire. Il y
a lieu de se demander s'il ne dérive pas des spéculations iraniennes
relatives au prototype de l'humanité. On croyait assez couramment
dans le monde ancien que le premier homme, entendu comme
l'homme-type, l'homme idéal, devait reparaître à la fin des temps, et
que finalement, les hommes seraient sauvés par ce fils d'homme,
qui reproduirait l'image de leur premier ancêtre. Et c'est à cette
idée que Jésus devait rattacher le sentiment qu'il avait de son rôle
vis-à-vis de l'humanité.

Quelles conséquences l'emploi de ce terme devait-il impliquer
pour Jésus? Le Messie Fils de l'Homme est un Messie transcendant,
supraterrestre. Il est préexistant. Il apparaît sur les nuées du
ciel, dans la vision daniélique. Quant au Messie des Paraboles
d'Hénoch, avant de le voir apparaître au terme de l'histoire, le
Voyant l'aperçoit aux origines. Son nom a été prononcé avant que
fussent créés le soleil et la terre (Hen 48:6). Il est, en somme, la
première pensée de Dieu (Hen 40:6 45:3). Mais ce qui prime tout, dans
l'emploi de ce terme, c'est l'idée du jugement à venir. Elle se
trouve dans la réponse au grand-prêtre: elle est répandue au long de
la tradition évangélique (Mr 8:38,Mt 16:27, cf. Lu 12:8).
Il est parlé du jour du Fils de l'Homme comme du jour de Dieu (Lu
17:26,30). Le Roi dont il est question dans la scène du jugement
dernier (Mt 25:31,46), c'est le Fils de l'Homme. Il est à la
droite de Dieu: donc, associé à sa puissance et à l'exercice de sa
justice souveraine. C'est ainsi qu'Etienne l'apercevra dans sa vision
suprême (Ac 7:56). D'après Hégésippe, Jacques, interrogé par
les Juifs sur Jésus, leur répond: «Pourquoi m'interrogez-vous sur le
Fils de l'Homme? Il siège dans le ciel à la droite de la Force
suprême, et il reviendra sur les nuées du ciel» (Eus., H.E., II,
23:13).

Est-il concevable que le charpentier de Nazareth se soit
attribué, et la préexistence dans le ciel, et le rôle de Juge du
monde, et une sorte de vice-royauté dans l'au-delà? Ceci, qui
paraissait un blasphème au grand-prêtre, étonne certains théologiens.
Mais est-il si surprenant que celui qui exerce une telle action sur
la conscience humaine se soit attribué le titre de Fils de l'Homme?
Vivant en communion permanente avec Dieu, il avait conscience de
réaliser pleinement la pensée de Dieu. Il était l'Homme tel que Dieu
l'avait voulu. N'a-t-il pu avoir, en un temps où l'idée de
préexistence était si répandue, le pressentiment d'une origine
céleste? Les év. syn. ne le disent pas expressément, mais cet aspect
de la notion du Fils de l'Homme sera développé dans la théologie
paulinienne. Cet acte de foi ne s'explique que par la sainteté de
Jésus; mais il la confirme. Seul a pu se dire le Fils de l'Homme un
être qui était sans péché.

Ce terme avait un sens mystérieux. Les premiers chrétiens ne
l'ont pas bien compris, c'est pourquoi ils l'ont laissé tomber. Mais
ce qu'il renfermait de mystère était pour Jésus une raison d'y tenir.
Et il devait y tenir d'autant plus, que son humanité y était
pleinement affirmée. Sa royauté, il l'attendait, mais à travers un
abaissement continu. C'est le sens de cette parole: «Il y a un feu
que je suis venu jeter sur la terre. Et combien il me tarde que ce
feu soit allumé! Mais il y a un baptême dont je dois être baptisé; et
comme je suis dans l'angoisse jusqu'à ce que ce baptême
s'accomplisse!» (Lu 12:49 et suivant). Il allait donc s'élever
par la souffrance à la gloire. Et le terme de Fils de l'Homme
convenait aussi merveilleusement à son abaissement présent qu'à sa
gloire future. Il faut se rappeler l'accent de mélancolie avec lequel
les Psaumes parlent de l'homme, et parallèlement, du fils de l'homme:
«Qu'est-ce que l'homme, que tu te souviennes de lui, et le fils de
l'homme, que tu prennes garde à lui?» (Ps 8:5).

Enfin, Jésus a fait revivre le type du Serviteur de l'Éternel. Il
a été l'image vivante de celui qui «ne brisera pas le roseau froissé
et n'éteindra pas le lumignon qui fume encore». Il est venu, non pour
être servi, mais pour servir. C'est un enfant des hommes qui a pris
conscience, dans son humilité, de répondre aux intentions de Dieu, et
que rien ne sépare de Celui qu'il révèle aux hommes. Voilà le
mystère, d'où tout le reste se déduit.

Ainsi, la divinité de Jésus apparaît comme une conclusion
nécessaire de la pensée chrétienne qui a Jésus pour objet. Elle est
postulée par la piété à titre d'hypothèse qui, pour nous, comme pour
Jésus, peut seule, semble-t-il, rendre compte de cette personne
sainte.