JÉSUS-CHRIST (4)

III Le ministère.

1.

BAPTEME.

Quand se répandit en Palestine le bruit de l'apparition d'un prophète
pareil à ceux des anciens jours, Jésus se joignit au peuple qui
descendait vers les rives du Jourdain pour recevoir le baptême. Que
signifiait cette démarche? Le baptême de Jean était un baptême de
repentance. Jésus a pu se solidariser avec son peuple dans cet acte
collectif. Mais cet acte de repentance était aussi un acte de
consécration. On trouve dans les cérémonies lustrales des mystères
ces deux éléments, et, avec la consécration, l'initiation qui en
résulte.

Jésus venait se consacrer à Dieu en vue du Règne dont
Jean-Baptiste (voir ce mot) annonçait la venue. Il s'offrait ainsi
«par les humiliations, aux inspirations». Le résultat fut la vision
illuminatrice du Jourdain. En venant demander à Jean le baptême,
Jésus a marqué qu'il reconnaissait l'inspiration divine du
prédicateur de repentance. Jean-Baptiste a-t-il eu, en voyant Jésus
venir à lui, le geste de recul que lui attribue l'évangile de Matthieu?
Il n'y a à cela rien d'invraisemblable. Il nous est dit que ceux qui
venaient à Jean confessaient leurs péchés (Mt 3:6,Mr 1:5).
L'étonnement du Baptiste en face de celui qui n'avait aucune
faiblesse personnelle à lui confesser paraît assez naturel.

Jésus eut une vision analogue à celles qui avaient déclenché
l'activité des prophètes (Amos, Ésaïe, Jérémie). Il reçut à ce moment
la certitude qu'il était le Messie. Il se savait Fils de Dieu; il
comprit qu'il était son Fils de prédilection, appelé par lui à
annoncer à son peuple le salut et à préparer l'avènement de son
Règne. La vision du Jourdain n'est pas dans la vie de Jésus un fait
isolé. Elle est la réponse divine à un acte de consécration où se
ramasse le travail d'âme de trente années. Le rôle du Baptiste a été
de fournir l'étincelle qui a fait exploser les matériaux accumulés
dans l'âme de Jésus.

On a fait observer qu'entre les vocations de prophètes que décrit
l'A.T., et la vocation messianique de Jésus, il y a une différence:
l'appel de Dieu est là, mais non la réponse de l'homme. C'est que
l'appel de Dieu était déjà une réponse à la prière de l'homme qui se
consacrait a lui. Dans cet épisode, il peut sembler qu'il n'y ait
qu'une définition de l'être de Jésus. Mais quand cette définition
s'applique au Messie, elle est une vocation.

A ce moment, des énergies divines descendirent en lui. Ce fut
comme une nouvelle création (d'après une tradition ancienne, appuyée
par le texte «occidental» de Lu 3:22, Jésus aurait entendu la
parole du Ps 2:7: «Tu es mon Fils, je t'ai engendré
aujourd'hui»). Dès lors, Jésus avait reçu la puissance divine, qui
faisait de lui «Celui qui devait venir».

On conçoit que l'Esprit l'ait poussé au désert. Dans la solitude,
il a dressé le plan de son ministère. Serait-il le Messie
qu'attendaient ses contemporains? Ce qui s'offrait à lui tout
d'abord, c'étaient des visions de gloire, qui contrastaient
singulièrement avec sa pauvreté. Devait-il accueillir ces visions? Il
s'est rendu compte qu'il y avait là des suggestions de l'esprit des
ténèbres. Il a repoussé comme satanique l'idéal de ses contemporains.
Successivement, il a renoncé à se servir de son génie pour
l'acquisition des biens de la terre; il s'est refusé à éblouir son
peuple par des prodiges qui auraient été une façon de forcer la main
à Dieu; il a rejeté l'idée d'une royauté messianique qui aurait été
intronisée par la force et par la ruse, ces armes de Satan (Mt
4:1,11,Lu 4:1,13).

Il est normal qu'il y ait eu au début du ministère de Jésus une
telle crise, aboutissant à une victoire, et qu'ensuite, jusqu'à la
fin, Jésus ait eu à lutter contre des assauts du messianisme charnel
qu'il avait dès l'abord condamné. Il a trouvé dans l'Écriture des
secours dont le récit de la tentation renferme le témoignage.

Serait-il donc le Messie transcendant qu'annonçait Jean-Baptiste,
l'Être plus fort que Jean qui devait baptiser d'Esprit saint et de
feu, le Juge? Jésus a accepté cet idéal, le plus élevé qui fût. Il
croyait à la victoire de Dieu. Il s'est donc identifié avec le Fils
de l'Homme, Messie céleste, mais il a accepté résolument l'obscurité
de sa condition présente. Et le chemin qu'il a choisi a été un chemin
singulièrement paradoxal: celui de l'humilité et de la souffrance.

Que s'est-il passé tout d'abord? Il semble que Jésus ait commencé
par suivre quelque temps la voie tracée par le Baptiste. Il avait
conscience d'être sur un plan supérieur. Mais le Baptiste était un
prophète: donc un inspiré, et des plus grands qui fussent. Jésus a
commencé par baptiser comme lui, et dans son voisinage (Jn
3:22-24). C'est alors, vraisemblablement, qu'il a fait la
connaissance de ceux qui devaient être ses premiers disciples (Jn
1:35,42). A ce moment-là, Jésus n'est pas disciple de Jean. Comment
pourrait-il l'être, après la révélation du baptême? Aucun texte ne
l'a jamais présenté comme tel. Il y a des raisons de croire que
d'emblée, tout en baptisant comme Jean, il se soit distingué de lui.
Comme Jean, il prêchait la repentance. Et les foules allaient à lui.
Bientôt, il a eu plus d'auditeurs que Jean. De là des difficultés
auxquelles le quatrième évang, fait une allusion obscure (Jn
3:25). Une controverse s'était élevée au sujet de la purification
(donc des effets du baptême) entre les disciples de
Jean et un Juif. On s'est demandé s'il n'y avait pas eu une
erreur dans ce texte, et s'il ne fallait pas lire, au lieu d'un
Juif,
dont on ne voit pas ce qu'il viendrait faire ici, Jésus
En tout cas, il semble que les Pharisiens aient exploité les
divergences naissantes pour faire naître un conflit. C'est à ce
moment que Jésus a quitté la contrée du Jourdain et le voisinage de
Jean (d'après les Synopt., il n'a commencé son ministère en Galilée
qu'après l'arrestation de Jean). Le ministère de Jésus s'est dès lors
détaché de celui de Jean.

A certains égards, il est un continuateur du Baptiste, puisque
d'aucuns verront en lui Jean-Baptiste ressuscité: mais il renonce à
l'ascétisme qui donnait à Jean une physionomie si particulière. Il ne
se borne plus à attendre les âmes au désert: il va les chercher dans
leur milieu habituel. Et le message qu'il leur apporte est un message
de joie. De Jean, l'ascète, on dira: «Il est fou»; mais de Jésus on
dira: «C'est un mangeur et un buveur, un ami des péagers et des
pécheurs» (Mt 11:18,Lu 7:33 et suivant). Sans doute, désormais,
il pense que le baptême de repentance ne suffit pas. Que sont les
oeuvres les meilleures, au regard de ce que Dieu est en droit
d'exiger? Mais Dieu est un Dieu d'amour, et il faut se confier en son
pardon. Aussi Jean, qui est le plus grand des prophètes,
appartient-il encore au passé (Mt 11:9,11,Lu 7:26-28) Il clôt
l'ère ancienne, «la Loi et les Prophètes jusqu'à Jean-Baptiste»
(Lu 16:16). Il est au seuil de l'ère messianique.
Mais le plus petit, dans le Règne de Dieu, est plus grand que lui. Le
départ de Jésus n'attestait pas forcément une rupture avec Jean, mais
il prouve qu'une séparation était devenue nécessaire. Il ne fallait
pas qu'on pût établir une confusion entre la méthode de Jésus et
celle de Jean. Dès lors, pour marquer le contraste, Jésus a cessé de
baptiser. Selon toute vraisemblance (et c'est là seulement qu'il est
permis de trouver dans sa pensée une évolution), il a considéré le
baptême comme un élément de cette religion rituelle qu'il se sentait
appelé à remplacer par la religion de l'Esprit.

Ceci pourrait s'entendre sans désavouer le baptême chrétien, qui
a un tout autre caractère que le baptême de Jean. Les circonstances
feront un jour aux disciples de Jésus un devoir d'établir dans
l'Église une cérémonie d'initiation, et ils auront conscience de le
faire sous l'inspiration du Ressuscité (Mt 28:19). Voir Baptême.

Le Baptiste n'a pas compris la disproportion entre les oeuvres de
l'homme et l'absolu de la sainteté divine, non plus que l'initiative
du Dieu de miséricorde, annonçant son pardon à la créature déchue.
Ceci, c'est la révélation propre de Jésus. Le salut, d'après Jésus,
est un don gratuit de Dieu, non la récompense de l'effort humain. Il
est donc offert à tous et non aux justes seulement. Jésus, en
apportant ce message, remplit une mission qui est celle du Messie,
puisque le pardon qu'il apporte ouvre aux hommes l'accès du Règne de
Dieu. Et ceci confirme la révélation du baptême.

Il ne semble pas que le contraste entre les deux initiateurs ait
jamais pris le caractère d'une rivalité. Jésus a tout fait pour
l'éviter, et le noble langage que le quatrième évangile prête à
Jean (Jn 3:30) est conforme à tout ce que l'on sait du caractère
d'un tel homme. On a quelque peine à comprendre, toutefois, que le
Baptiste ait expressément désigné Jésus comme le Messie, ainsi qu'il
est dit dans cet évangile (Jn 1:29-35). L'idée que Jean se
faisait du Messie était trop différente de sa réalisation en Jésus.

Est-il inconcevable, comme le pensent certains, que Jean ait
envoyé deux de ses disciples demander à Jésus s'il était celui qui
devait venir, ou s'il fallait en attendre un autre? (Mt 11:2-6,Lu
7:18-23) Cette question, tous ceux qui attendaient la Consolation
d'Israël
pouvaient la poser. L'attente messianique était devenue
fiévreuse, et nous savons qu'il y a eu dans le rabbinisme une
doctrine du Messie caché, dont Justin, au II° siècle, nous apporte le
témoignage. Sans doute, Jean devait être moins apte que beaucoup
d'autres à se poser une telle question, étant donnée l'image
grandiose et terrible qu'il se représentait du Messie (Mt 3: et
suivant
et parallèle). Mais Jésus lui-même ne s'identifiait-il pas
avec le Messie transcendant? Il y avait des gens qui se demandaient,
dans l'entourage de Jean, si leur maître ne serait pas le
Messie (Lu 3:15). Jean écartait cette supposition. Quand il a
appris dans son cachot que Jésus accomplissait des oeuvres divines,
la logique de sa conception messianique n'a-t-elle pu être traversée
par les lueurs de son intuition religieuse? Il n'y a pas eu accord
complet entre la pensée de Jésus et celle du Baptiste. La révélation
de Jésus n'en est pas moins dans la ligne de celle de Jean. Comme le
dit son plus récent historien, Jean a été le précurseur du
christianisme, mais non son initiateur.

2.

MINISTERE GALILEEN.

Quel a été le thème de la première prédication galiléenne? Elle a
repris, d'après la tradition synoptique, le motif essentiel de la
prédication de Jean: «Le Règne de Dieu s'approche» (Mr 1:15,Mt
4:17). Il n'est pas certain que Jésus ait ajouté dès ce temps-là:
«Croyez à l'Évangile» (Mr 1:15). La foi, dans les évangiles, se
rapporte toujours à une personne, jamais à une abstraction. Le mot
Évangile ne semble pas faire partie du vocabulaire courant de
Jésus, selon la tradition la plus ancienne. Il se trouve très
rarement dans les évangiles (Mr 8:35 10:29 13:10 parallèle Mt
24:14,14:9 parallèle Mt 26:13). Il s'y rapporte à la
prédication future du message chrétien. C'était d'ailleurs un terme
d'un usage assez répandu dans le monde contemporain. Dans
l'inscription de Priène, il s'applique aux bienfaits de l'empereur
Auguste. Il n'a sa pleine signification que dans le christianisme. Il
y désigne essentiellement le message qui a Jésus pour objet. Mais
dans la prédication de Jésus, il y a eu d'emblée un évangile au
sens où l'a entendu l'Église: un message de pardon, le message par
excellence. C'était la parole d'un inspiré, et une parole non
d'effroi, comme celle de Jean, mais d'amour, réunissant la terre et
le ciel. Voir Évangile.

On ne peut évaluer que de façon conjecturale la durée du
ministère galiléen. Il se termine au printemps, l'herbe étant verte
où Jésus fait asseoir la foule lors du grand repas (Mr 6:39).
Quand les disciples, passant par les blés, arrachent des épis pour
s'en nourrir (Mr 2:23), c'est le temps de la moisson. On
moissonne de bonne heure en Palestine. Et il est probable que la
liberté des disciples suppose une connaissance approfondie de
l'enseignement de Jésus. Il faut donc admettre que le ministère
galiléen ait duré tout près d'un an.

On peut distinguer dans cette période, d'après le récit de Marc,
sept sections.

Il y a d'abord les premiers succès de
Jésus (Mr 1:14-45) qui ont un caractère foudroyant: au point de
départ, la journée de Capernaüm.

Après le succès, l'opposition à laquelle Jésus se
heurte, mais qui n'empêche pas son activité de redoubler (Mr
2:1-3 12).

L'institution des Douze (Mr 3:13-20).

Tandis que l'action de Jésus ne cesse de grandir,
les résistances se précisent. Sa famille veut l'arracher à son
ministère, le croyant malade. Les Pharisiens l'accusent de chasser
les démons par Béelzébul (Mr 3:20-35).

Jésus expose son enseignement sous forme de
paraboles, auxquelles l'évangile attribue un caractère
mystérieux (Mr 4:1,34).

Jésus traverse le lac. Il guérit le démoniaque de
Gadara. Il rappelle à la vie la fille de Jaïrus. Il est rejeté par sa
ville natale (Mr 4:35-6:6).

Jésus continue néanmoins d'aller de l'avant: il
envoie des missionnaires (Mr 6:7-12).

Son activité a pour champ la contrée de Génézareth. Le pays était
populeux et prospère. Mais Jésus ne s'y est pas confiné. Son
ministère a un caractère essentiellement itinérant: «C'est pour cela
que je suis sorti» (Mr 1:38), dit-il, ce qui signifie: «C'est
pour cela que je suis parti en mission.» Il a prêché dans les
synagogues, mais aussi sur les rives du lac, sur les hauteurs
avoisinantes, dans les maisons, partout où il en trouvait l'occasion.
C'était l'essentiel de son ministère: prêcher et guérir. Ce ministère
ne semble pas avoir eu pour but d'établir la messianité de Jésus,
mais de préparer les hommes à la venue du Règne de Dieu. Les gestes
de miséricorde que Jésus accomplissait avaient eux-mêmes pour but de
manifester les énergies du Règne de Dieu. Ses prédications semblent
avoir été brèves. C'était l'explication d'un passage de l'A.T., ou
une parabole, ou quelque apophtegme dont il développait les
applications en ces paroles incisives que nous trouvons dans le
Sermon sur la Montagne ou dans les discours relatifs aux Pharisiens.

Le centre de l'activité de Jésus fut d'abord Capernaüm. C'était
la ville de Jésus (Mt 9:1). Ce ne fut pas Nazareth, parce
qu' «un prophète n'est méprisé que dans sa patrie» (Mr 6:4).
Capernaüm (voir ce mot) était une petite ville commerçante, très
affairée, le grand marché de poisson du lac. Il y avait là un bureau
de péage très important à cause de la route qui, de Damas, allait
vers l'Egypte ou vers Césarée. Il y avait aussi une garnison, et
plusieurs synagogues. Capernaüm commandait la plaine de Génézareth.
Le charme de ce pays était alors extraordinaire. Josèphe l'a décrit
dans une page célèbre, où il y a d'ailleurs quelque soupçon de
rhétorique G.J., III, 10:8. Il est certain que la Galilée
d'alors était beaucoup plus cultivée et aisée que celle
d'aujourd'hui, qui a connu l'administration turque après tant
d'autres calamités. C'est une région où la vie était douce. Les «lis
des champs» y donnaient une leçon de confiance plus persuasive
qu'ailleurs.

Dans ce paradis, l'évangile de Marc évoque l'apparition de Jésus.
Il passe le long du rivage. Quatre hommes sont là qui, dans leurs
barques, raccommodent leurs filets: Simon et André, Jacques et Jean.
«Suivez-moi, leur dit-il, je vous ferai pêcheurs d'hommes» (Mr
1:16 et suivant). Cet appel suppose des entrevues antérieures du
genre de celles dont il est parlé dans Jn 1. En une telle
parole, il y avait une prophétie, qui n'a pu être comprise d'emblée,
mais qui s'est éclairée dans la suite. Elle ne se rapportait pas
encore, d'ailleurs, à l'activité universelle des envoyés de Jésus.
Ils n'ont pas tout laissé, d'abord, pour le suivre (Il ne semble
pas que Simon l'ait accompagné dans son premier voyage: Mr
1:39); mais Jésus les a attachés aussitôt à sa personne.

Ainsi commence ce qu'on a appelé l'idylle galiléenne. Le premier
sabbat où Jésus prend la parole, dans la synagogue de Capernaüm, va
déclencher l'enthousiasme de la foule.

Qu'est-ce que Jésus disait? Il parlait du Règne de Dieu et de sa
venue prochaine. Il annonçait la destruction des puissances mauvaises
qui tenaient le monde en esclavage. Interrompu à cet endroit par un
démoniaque qui saluait en lui le Messie, il le fit taire, et la crise
nerveuse qui tordit cet homme à ses pieds s'acheva en un apaisement
qui fit l'admiration du peuple (Mr 1:23-27). Il parlait avec
autorité
(Mr 1:22), donc, comme quelqu'un qui a reçu mandat
pour parler au nom de Dieu. C'était un prophète, non un Scribe. Et
les esprits lui étaient soumis. Sa réputation traversa la
Galilée. On vint lui apporter des malades de partout. Et la demeure
mise à sa disposition par son disciple Simon fut assiégée à tel
point, que Jésus et les siens n'avaient même plus le temps de prendre
leurs repas (Mr 3:20). Le jour, il enseignait; il chassait les
démons. La nuit, il se retirait sur les hauteurs pour prier (Mr
1:35 6:46).

Bientôt les Pharisiens furent jaloux, et l'enseignement de Jésus
parut suspect. La liberté souveraine avec laquelle il procédait
vis-à-vis du sabbat suscita contre lui la méfiance et la
haine (Mr 2:23 3:6). L'idylle ne dura pas longtemps. C'est la
période de la prédication au peuple, sur les hauteurs qui dominent le
lac, et des guérisons nombreuses. C'est aussi le temps des
controverses. Et les Pharisiens insinuent que, si Jésus chasse les
démons, c'est par l'aide de Béelzébul, leur prince (Mr 3:22).
Tou-tefois, la popularité de Jésus est immense. On parle de lui à
Hérode, dont la conscience hallucinée évoque Jean-Baptiste qu'il a
fait mettre à mort (Mr 6:14).

Comme Jean-Baptiste, comme les rabbins, Jésus a groupé autour de
lui des disciples. Et, sans doute, en les groupant, a-t-il désiré
réagir contre l'opposition pharisienne. La plupart de ses auditeurs
conservaient leur domicile et leur genre de vie: certains étaient
appelés par lui, et devaient renoncer à tout pour le suivre.
Jésus les invitait à ne pas céder aux entraînements de
l'enthousiasme, mais à examiner de sang-froid le sacrifice qui leur
était demandé (Mt 8:19 et parallèle). C'est une question souvent
débattue de savoir dans quelle mesure ces disciples se confondaient
avec le cercle des Douze. Ceux-ci constituaient-ils, au centre des
disciples de Jésus, un groupement fermé? On aurait quelque peine à en
donner les caractéristiques. Quand Jésus dit qu'il faut tout quitter
pour le suivre, on se demande ce que les Douze auraient pu faire de
plus pour marquer leur fidélité. N'y avait-il que les Douze qui
eussent tout quitté pour lui? Cela paraît probable; mais on s'est
demandé s'il n'y avait pas une catégorie intermédiaire de disciples
attachés en principe à Jésus, et le suivant d'habitude dans ses
déplacements. Il y a dans les noms des Douze quelques flottements qui
semblent indiquer que les limites du cercle des disciples n'étaient
pas aussi arrêtées qu'on est d'abord porté à le croire. Les Douze
semblent avoir été le résidu de ce ministère galiléen qui devait
aboutir à une rupture avec l'ensemble du peuple. Et il semble bien
que Jésus les ait choisis, d'accord avec la volonté divine, pour en
faire les compagnons permanents de sa vie. Il avait besoin de leur
compréhension et de leur sympathie. Il fallait qu'ils donnassent
l'exemple de cette justice nouvelle qu'il prêchait. Enfin, il voulait
faire d'eux ses envoyés, investis de pouvoirs spirituels semblables
aux siens, capables à la fois de prêcher la repentance et de chasser
les démons (Mr 6:12 et suivant).

Il se peut que d'autres disciples aient été associés aux Douze
dans cette première mission: c'est ce qui expliquerait l'histoire des
Soixante-Dix, ou mieux des Soixante-Douze (Lu 10:1-20), qui fait
en réalité double emploi avec celle des Douze. De toute façon, le
succès de cette première mission fut grand. Au retour de ses envoyés,
Jésus leur dit: «J'ai vu Satan tomber du ciel comme un
éclair» (Lu 10:18).

Il y a dans les instructions aux disciples une parole très
mystérieuse: «Je vous le dis en vérité, vous n'aurez pas achevé de
parcourir les villes d'Israël, que le Fils de l'Homme
viendra» (Mt 10:28). Ceci, qui. est certainement authentique,
signifie-t-il que Jésus s'attendait, à ce moment-là, à la venue
foudroyante du Règne de Dieu? En tout cas, c'est un temps
d'enthousiasme et de ferveur, la période des succès de l'Évangile.

Après l'envoi des disciples, le ministère galiléen touche à son
apogée. Mais ces succès ont redoublé l'appréhension et la haine des
adversaires de Jésus, Pharisiens et Hérodiens. Si l'on excepte les
premiers événements--la journée de Capernaüm, la guérison du
paralytique, l'appel des Douze, le Sermon sur la Montagne--il n'est
presque aucun épisode des évangiles qui soit purement lumineux. Les
âpres controverses déchaînées par les Scribes semblent avoir été
presque contemporaines des premiers jours. Qu'il y ait eu, au
commencement, un enthousiasme, cela est certain. Que l'Évangile ait
pu tout d'abord être prêché sans susciter de contradiction, cela est
vraisemblable. Mais, dès qu'on s'est aperçu que Jésus était l'ami des
péagers et des gens sans loi (et on a dû s'en apercevoir très vite),
que ses disciples ne jeûnaient pas, qu'ils ne pratiquaient pas
d'ablutions avant les repas, qu'ils ne se faisaient pas scrupule
d'arracher des épis le jour du sabbat, que le Maître lui-même
n'hésitait pas à guérir des malades ce jour-là, l'opposition s'est
manifestée. Jésus n'ayant pas hésité à faire ressortir le contraste
entre l'idéal de moralité qu'il apportait et le formalisme des
Scribes, la haine a commencé de gronder dans ces âmes jalouses. Ils
lui reprochaient son genre de vie, ses fréquentations (Mr 7:1),
sa prétention de pardonner les péchés, qu'ils jugeaient
blasphématoire (Mr 2:7). Sa famille elle-même voulait l'arracher
à son ministère, parce qu'on disait qu'il avait perdu
l'esprit (Mr 3:21). Et cette opposition, malveillante chez les
uns, bien intentionnée chez les autres, aboutit à l'épisode de
Nazareth, qui est un échec. La petite ville où il a grandi refuse
d'écouter son enfant. Épisode qui tourne au tragique dans le récit de
Luc. Mais, avec ou sans tentative de meurtre, l'échec est certain:
dans sa ville natale, il n'a trouvé qu'incrédulité (Mr 6:1,6,
cf. Mt 13:53-58 Lu 4:16-30)

Cependant, jusqu'à la fin, la popularité de Jésus n'a cessé de
grandir. Elle a atteint son apogée le jour de la multiplication des
pains
(Mt 14:13-21, cf. Mr 6:32-44,Lu 9:10,17,Jn 6:1,13,Mt
15:32-39, cf. Mr 8:1,10). Jésus a voulu se retirer avec ses
disciples fatigués sur la rive N. du lac. Mais on l'a vu partir: au
moment où il atterrit, la foule est là. Jésus en a pitié: ce sont des
brebis qui n'ont pas de berger (Mr 6:34). Dans ce peuple, il y a
des femmes et des enfants. Jésus, après les avoir exhortés tout le
jour, ne veut pas les renvoyer sans nourriture. Or, il n'a que cinq
pains et deux poissons. Il les fait asseoir sur l'herbe
verdoyante (Mr 6:39); puis il prie. Et il se trouve que Jésus
aura entre les mains de quoi nourrir ce peuple.

Comment expliquer cette chose prodigieuse? Un fait certain, c'est
que Jésus a toujours refusé de donner à ses auditeurs le signe du
ciel
qu'ils lui ont demandé. Il n'y aura pas d'autre signe que
celui du prophète Jonas, a-t-il dit (Mt 16:4,Lu 11:29, cf. Mr
8:12), ce signe étant vraisemblablement l'apparition soudaine d'un
messager de repentance. Jésus n'a donc pas accompli de prodige au
sens matériel, ni ce jour-là, ni un autre jour. Il semble que nous
n'ayons le choix qu'entre deux hypothèses: l'explication rationaliste
des arrivages inattendus de poissons, qui sont bien un exaucement de
prières et une confirmation de l'acte de foi de Jésus, ou
l'explication mystique qui voit ici un des cas extraordinaires où des
hommes nourris de la parole «qui sort de la bouche de Dieu» ont été
élevés par là au-dessus des nécessités matérielles. Ce repas,
effectué avec un minimum de nourriture, serait la première Cène, et
une anticipation du Règne de Dieu. Il faut convenir que nous ne
pouvons trouver aucune explication satisfaisante; mais le fait est
là, avec ses conséquences, qui furent décisives.

Jésus, ayant congédié le peuple, s'était retiré sur la montagne
pour prier. La foule, dans un élan d'enthousiasme, revint le chercher
pour le faire roi (Jn 6:14). Mais lorsqu'il entendit leurs
acclamations, il s'enfuit. Et bientôt il se retrouva seul avec les
Douze dans la contrée solitaire qui avoisine les sources du Jourdain.
Là se place l'épisode de la confession de Pierre (Mr 8:27-30,
cf. Mt 16:13-20,Lu 9:18-21). Au moment où Jésus venait de
répudier ce faux idéal d'un messianisme charnel, qui était celui de
son peuple, il eut la douceur de se sentir compris de ses fidèles.
Dès lors, il leur enseigna que, pour lui, le chemin de la gloire
devait passer par la mort.

Six jours après, dit le récit évangélique (cette donnée
chronologique est exceptionnelle), Jésus conduisit ses trois intimes
sur une haute montagne (Mr 9:2-13,Mt 17:1-13,Lu 9:28-36). A
l'origine de ce récit, où certains voient un épisode des apparitions
du Ressuscité, détaché de son contexte primitif, il est permis de
distinguer une vision de Pierre, qui, dans un état de demi-sommeil,
aperçoit son Maître transfiguré par la prière, et tel qu'il lui
apparaîtra un jour. L'utilité de cette vision sera d'aider les
disciples à ne pas se décourager quand viendra l'apparent désastre.
Il est impossible d'éliminer de l'histoire des âmes l'élément
visionnaire. Et comme l'a dit Ed. Meyer, «il n'y a pas dans
l'histoire biblique de vision qui soit décrite de façon plus
naturelle; il n'y a point à douter que Pierre ait vécu cet
épisode, l'ait raconté, et ait cru fermement à sa réalité»
(Urspr., etc., I, 1921, pp. 152-157).

3.

DERNIERE PERIODE.

Elle a duré environ un an (du repas offert aux foules, à la Pâque de
l'année suivante).

Elle ne ressemble pas à la précédente. Il apparaît à Jésus
qu'entre le peuple et lui il y a un malentendu. Ils veulent un
Messie, ils ne veulent pas se repentir. Et, malgré tant de choses
extraordinaires qu'ils ont vues, il ne s'est fait en eux aucun
changement profond.

C'est alors que Jésus jette l'anathème aux villes galiléennes,
avec une gravité où il n'y a nulle haine, mais un regret
infini (Mt 11:20-24,Lu 10:13-15). Désormais il lui arrivera
encore de passer par la Galilée, mais en s'efforçant d'y garder
l'incognito pour ne pas accroître le malentendu qui le sépare de ce
peuple. Peu de guérisons, et accomplies en secret (le sourd-muet,
Mr 7:31-35; l'aveugle de Bethsaïda, Mr 8:22-26). C'est là
que se placent des paroles propres à décourager ceux qui auraient des
velléités de le suivre: «Si quelqu'un ne hait pas son père, sa mère,
jusqu'à sa propre vie, il ne peut être mon disciple» (Lu
14:26,35). «Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à
lui-même, qu'il se charge de sa croix, et qu'il me suive» (Mr
8:34). Cette dernière parole, où il est question du supplice romain,
a pu recevoir de la tradition sa couleur particulière; quant à
l'idée, il n'est pas douteux que ce ne soit celle de Jésus.

Cependant, Jésus se consacre à l'éducation des siens. Il forme
une élite en vue du martyre. C'est à ce moment qu'il faut placer
l'appel au jeune homme riche et la constatation mélancolique qui le
suit (Mr 10:17-27).

En formant cette élite de disciples, a-t-il eu la pensée de
fonder une Eglise,--l'Église? On en peut douter. Le terme d'Église
(voir ce mot) ne figure que deux fois dans les évangiles, et les deux
textes ont été contestés. Il y a d'abord la parole rapportée par Matthieu:
«Tu es heureux, Simon, fils de Jonas, car ce n'est pas la chair et le
sang qui t'ont révélé cela. Et moi, je te dis: Tu es Pierre, et sur
cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes des enfers ne
prévaudront point contre elle» (Mt 16:17 et suivant). Ce passage
n'est pas primitif dans le contexte où il se trouve, et avec lequel
il est en contradiction, puisque Jésus y traite Pierre de
Satan (Mt 16:23,Mr 8:33). Il est ignoré des Pères du II° siècle
jusqu'à Tertullien (sauf le verset 17). Toutefois, la forme en est
archaïque. Il se peut que Jésus ait dit quelque chose de ce genre en
une autre occurrence. Le surnom donné à Pierre impliquait bien une
situation à part. Il devait être, dans la pensée de son Maître, la
pierre sur laquelle se fonderait la communauté des disciples. Il
est question à plusieurs reprises (Hen 38:1 46:8 53:6 62:8), dans les
Paraboles d'Hénoch (ch. 37-71 du texte éthiopien), d'une assemblée
des élus,
désignée par des termes qui répondent au grec synagogè,
à l'hébreu qâhâl, et que les modernes ont rendus par Gemeinde, congrégation, ou
rassemblement (voir Léon Gry, les Parab. d'Hén. et leur Messianisme, Paris 1910). Il ressort de
ces textes que le peuple des saints des temps messianiques est
qualifié d'assemblée, voire d'assemblée du Juste et de l'Élu,
donc du Messie. Celui qui avait conscience d'être le Messie a donc pu
dire: mon assemblée, en parlant du peuple de ses fidèles, employant
le terme juif de qâhâl, que ses disciples devaient traduire, dans
la suite, par ekklêsia. Il est normal qu'il ait envisagé la
constitution de cette communauté future. Toutefois, ce n'était encore
qu'une perspective lointaine, à laquelle il n'attachait pas son
esprit. La législation de l'Église n'est pas son oeuvre. L'unique
précepte où il soit question du qâhâl (Mt 18:17) était sans
doute un élément de la discipline des communautés palestiniennes. Sa
teneur s'écarte de l'enseignement du Maître.

Ce qui est bien établi, c'est que Jésus, dans la seconde partie
de sa carrière, s'est consacré à la formation de ses disciples. Il ne
semble pas avoir renoncé définitivement à l'instruction du peuple,
mais, désormais, c'est plutôt en Pérée qu'il se tient (Mr 10:1,Jn
10:40 et suivant); sans doute aussi en Samarie et à Jérusalem. Son
activité dans la capitale nous est mal connue, mais elle a été
beaucoup plus considérable que la tradition synoptique ne l'affirme.
Cette tradition elle-même, qui essaye de faire rentrer l'activité
hiérosolymitaine de Jésus dans le cadre trop étroit de la semaine de
la Passion, se donne un démenti par le cri de douleur qu'elle met
dans la bouche de Jésus: «Jérusalem, Jérusalem, qui tues les
prophètes, et qui lapides ceux qui te sont envoyés, que de fois j'ai
voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins
sous son aile, et vous ne l'avez pas voulu!» (Mt 23:37).
Jérusalem est-elle devenue dès lors, comme on pourrait l'inférer de
la tradition johannique, le centre du ministère de Jésus? Ce n'est
pas certain. Mais il se peut que les fêtes auxquelles Jean fait
allusion aient été réellement pour Jésus autant d'occasions de
prendre contact avec la ville où il devait mourir.

A la fête des Tabernacles (sept.-oct.), Jésus serait venu à
Jérusalem. Il aurait pris la parole dans les parvis du Temple, et
aurait gagné de nombreux adhérents (Jn 7:2 et suivant). Il se
serait retiré pour un temps, et serait revenu pour la fête de la
Dédicace (nov.-déc.): Jn 10:22. A ce moment, il aurait risqué la
lapidation. Puis, il se serait retiré au delà du Jourdain, et c'est
là que se placerait le séjour en Pérée dont il est parlé dans les
évangile (Jn 10:40,42,Mr 10:1,Mt 19:1). Il serait retourné à
Béthanie en apprenant la maladie de Lazare. Après la résurrection de
Lazare, il s'en serait allé à Éphraïm (Jn 11:11,54).

Il faut prendre garde que l'encadrement de la vie de Jésus dans
un certain nombre de fêtes peut être une méthode d'exposition ayant
pour but de faire alterner les épisodes galiléens et les épisodes
jérusalémites. En tout cas, le mouvement de la vie de Jésus semble
plus fidèlement rendu dans les Synoptiques.

La mort de Jésus aura le caractère d'un sacrifice volontaire. Ce
qui n'ôte rien à la tristesse de ce temps où, les foules l'ayant
abandonné puisqu'il n'a pas voulu satisfaire leurs rêves charnels, il
mène une existence errante, au milieu des intrigues de ses
adversaires. C'est d'alors que doit dater la douloureuse parole: «Les
chacals ont des tanières, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le
Fils de l'Homme n'a pas où reposer sa tête» (Lu 9:58).

Pourtant, il y a encore des dévouements qui s'offrent. Et il y a
les Douze. Les disciples ont retenu de ses discours des lambeaux
grâce auxquels on peut se faire une idée de la façon dont il
envisageait sa mort. D'abord une définition de son ministère, dont le
service est l'élément essentiel. Il s'achèvera dans la mort, et
cette mort, Jésus l'envisage comme devant être la rançon de
l'humanité (Mr 10:45). Ensuite, l'exemple de son modèle
prophétique, le Serviteur de l'Eternel, qui porte sur lui les
péchés de son peuple (ou, d'après une autre leçon, les péchés des
peuples:
cf. Esa 53:8). Ses disciples entrevoient, à travers
le mystère de ses paroles voilées, que la mort est pour lui le seul
chemin qui mène à la victoire. Sans doute, il y a un feu qu'il est
venu jeter sur la terre, et combien il lui tarde que ce feu soit
allumé! Mais cette crise, d'où doit sortir, par l'initiative divine,
un monde nouveau, elle ne peut et ne doit se produire que par sa
mort. «Il y a un baptême dont je dois être baptisé, et combien il me
tarde que ce baptême s'accomplisse!» (Lu 12:49 et suivant).

Une impatience sacrée de mourir s'est emparée de lui. «Voici que
je chasse les démons et que je guéris les malades, aujourd'hui et
demain, et le troisième jour je finis», fait-il dire à Hérode. «Mais
il faut que je marche aujourd'hui, demain et le troisième jour. Car
il ne sied pas qu'un prophète meure hors de Jérusalem» (Lu
13:32 et suivant). La façon dont il traite ce misérable tétrarque de
Galilée n'indique nulle crainte. Un chacal c'est une bête de
proie si l'on veut, mais c'est un animal faible et lâche, qui
s'attaque à la basse-cour et aux cadavres. Jésus n'avait pas quitté
la Galilée pour fuir Hérode, puisqu'il était d'abord allé en Pérée,
c'est-à-dire dans une région qui était le domaine propre du
tétrarque, et où il avait fait arrêter Jean.

Jésus passe donc par Jérico, qui est le chemin des caravanes de
Galilée et de Pérée. Dans les rues de Jérico, on s'écrase sur son
passage: le péager Zachée, pour le voir, se hisse sur un
sycomore (Lu 19:3). L'aveugle Bartimée le salue du cri de «Fils
de David» (Mt 20:29-34,Mr 10:46,52,Lu 18:35-43). L'espoir renaît
dans le coeur de ce peuple avide de prodiges. Du moment où Jésus
s'achemine solennellement vers Jérusalem, c'est que le Règne viendra
bientôt (Lu 19:11). La foule grossit sans cesse. Elle approche
de Bethphagé (Mr 11:1). Jésus ne va pas s'arrêter à Béthanie. Il
continue sur Jérusalem, monté sur un ânon qui n'a été profané par
aucun contact (Mr 11:2). Ce n'est pas le cheval de guerre des
conquérants; c'est la monture qui doit être, d'après le prophète,
celle du Prince de la Paix. (voir Za 9:9) Un enthousiasme
s'empare des Galiléens, qui jettent leurs manteaux sur le chemin pour
lui faire un tapis triomphal (Mr 11:8,10). Jean ajoute à ce
détail les palmes qui jonchent la route (Mr 12:13).

Les évangiles ont marqué la solennité de cette heure. C'est le
suprême appel au coeur d'un peuple qui ne veut pas se
repentir (Lu 19:40). Il sera vain comme les autres; et Luc
raconte qu'à ce moment, Jésus pleure sur Jérusalem en prédisant la
catastrophe (Lu 19:41,44). Si les pèlerins de Galilée acclament
Jésus, s'ils chantent même, sur son passage, le grand hallel
messianique qui doit saluer le Messie à son entrée dans la capitale
(voir Hosanna), les Judéens restent froids (Mt 21:10 et
suivant
). Il y en a cependant qui sont venus au-devant de Jésus,
d'après le témoignage de Jean (Jn 12:12). Vainement les Pharisiens
l'avertissent: (Lu 19:39) Jésus, en cette occasion suprême qu'il
offre à son peuple, accepte d'être salué comme Messie. Le seul effet
de cette entrée triomphale sera d'attirer sur lui les coups de ses
adversaires. Mais il a résolu de mourir.

C'est pourquoi, à cette manifestation publique, il va en ajouter
une autre où il accomplira plus nettement encore un geste
messianique, en chassant les vendeurs du Temple (Mt 21:12 et
suivant
, Mr 11:15,19,Lu 19:45 et suivant, Jn 2:14-16).
Ainsi il consommera sa perte, en faisant entrer en ligne une nouvelle
catégorie d'adversaires, les seuls dont la haine soit irrémissible,
et qui aient le pouvoir d'assouvir leur haine: les Sadducéens,
bénéficiaires de la foire du Temple.

Jean, pour expliquer la haine du sanhédrin, se réfère à la
résurrection de Lazare. Ce miracle serait vraiment le signe du
ciel,
que les Juifs ont demandé à Jésus, et que Jésus s'est
toujours refusé à faire. La résurrection d'un homme mort depuis
quatre jours est un événement dont nous ne devons pas dire qu'il
outrepasse la puissance de Jésus, mais qui concorde bien peu avec ce
que nous savons de lui. Et c'est un acte qu'il est malaisé de situer
dans la carrière de Jésus. Il y a cependant une ingénieuse hypothèse
qui permet de tout concilier. On suppose que Jésus, après la
résurrection de Lazare, se retire à Éphraïm, à vingt milles au Nord
de Jérusalem, et que là il attend, pour rentrer à Jérusalem, la venue
des caravanes de Galilée (Jn 11:54). Il reviendra alors à
Béthanie, qui sera son quartier général pendant les événements de la
semaine sainte. Tout cela ne cadre guère avec le récit des
Synoptiques. Et les Pères de l'Église placent Éphraïm au Nord de
Jérusalem, ce qui ne s'accorde pas avec l'itinéraire supposé de Jésus.

Il faut cependant retenir du récit de Jean la parole de Caïphe et
la délibération du sanhédrin (Jn 11:47,57). La déclaration
que le quatrième évang, met dans la bouche de Caïphe a une certaine
vraisemblance. Toute agitation messianique devait inquiéter les
Sadducéens, qui ne croyaient pas au Messie, et qui avaient peur que
Rome ne prît prétexte de cette effervescence pour retirer aux Juifs
les franchises qu'elle leur avait encore laissées. La condamnation de
Jésus rentre donc dans la catégorie des crimes qui ont la raison
d'État pour excuse. Il est permis d'ajouter que ces craintes ont pris
aux yeux des Sadducéens toute leur gravité et les ont déterminés à
agir, le jour où leurs intérêts ont été menacés par l'expulsion des
vendeurs. Ce haut clergé de Jérusalem passait pour étrangement avide
et sans scrupule. Les Sadducéens avaient le pouvoir. Sans eux, on ne
pouvait rien entreprendre contre Jésus; mais, si Jésus avait été
soutenu par les Pharisiens, les prêtres, de moins en moins
populaires, auraient hésité à sévir contre lui. Par extraordinaire,
il s'est trouvé que les Pharisiens étaient d'accord avec les
Sadducéens. Il y avait chez eux une jalousie de plus en plus ardente,
suscitée par le succès de celui qui leur avait soudainement enlevé
l'âme du peuple. Il y avait aussi des motifs plus respectables, tirés
de leur amour pour la Loi, dont l'enseignement du nouveau prophète
ébranlait l'autorité.

Les manoeuvres préliminaires des adversaires de Jésus ont été
rapportées par les évangiles. Il y a eu trois tentatives. D'abord ils
ont demandé à Jésus d'où venait son autorité, et qui lui avait donné
mandat d'agir comme il faisait. Jésus leur a demandé de lui dire d'où
venait à Jean-Baptiste son autorité. Le baptême de Jean était-il
d'inspiration divine ou d'initiative humaine? Ils se sont tus (Mt
21:23-27,Mr 11:27-33,Lu 20:1-8).

Ensuite, l'attaque directe, menée par un groupe de Pharisiens et
d'Hérodiens. «Est-il permis, ou non, de payer le tribut à César?» La
réponse de Jésus devait le perdre: rebelle ou mauvais patriote, c'est
la condamnation romaine ou l'abandon. Et ce fut la grande parole qui
règle pour tous les temps les rapports de la conscience et de
l'autorité: «Rendez à César ce qui appartient à César, à Dieu ce qui
appartient à Dieu» (Mt 22:17,Mr 12:14,Lu 20:22).

On s'est demandé si l'épisode de la femme adultère (Jn 8:1-11)
n'avait pas sa place normale dans ces entretiens de
Jérusalem. Il y avait là une occasion de mettre l'enseignement de
Jésus en opposition avec celui de Moïse, et de le rendre suspect de
favoriser le relâchement par sa doctrine de pardon. La réponse de
Jésus est de la même venue que les deux autres.

Il a dû paraître clair à ses ennemis qu'ils n'arriveraient à rien
par cette méthode. Pour abattre l'autorité de Jésus, il fallait
recourir à un coup de force. C'est alors qu'intervint Judas (Mt
26:14,16,Mr 14:10 et suivant, Lu 22:3,6). La trahison de Judas
a été contestée. Cependant, le rôle qu'il a joué était essentiel.
Étant donnée la popularité de Jésus, il fallait une arrestation
secrète, qui permît de régler l'affaire en mettant le peuple en
présence de la chose jugée. On a aujourd'hui tendance à ne pas
supposer à la trahison de Judas (voir ce mot) des raisons trop viles.
Sans doute, l'avarice est un trait de son caractère, et il s'est
vendu. Mais ses ambitions étaient déçues; sa foi messianique était
ébranlée. N'aurait-il pas eu pour but de forcer la main à Jésus, de
le mettre en nécessité d'accomplir ce signe du ciel que le peuple
attendait, et qu'il s'était refusé à lui donner?

4.

INSTITUTION DE LA SAINTE CENE.

Elle est attestée par les trois Synoptiques (Mt 26:17-29,Mr
14:12-25,Lu 22:7,23), et leurs relations sont confirmées par le
témoignage de l'apôtre Paul (1Co 11:23 et suivant). Étant donnée
l'ancienneté de ce témoignage, il semblerait qu'on dût s'incliner.
Toutefois, il y a des divergences de détail dans les textes, et il y
a une version de l'événement chez Luc (D et Syr. Sin.) qui réduit
l'élément sacramentel en faisant de la Cène un repas attristé par la
perspective de la mort prochaine de Jésus, et éclairé quand même par
l'idée de son retour, mais sans l'affirmation que son corps soit la
nourriture des fidèles (voir Goguel, l'Eucharistie, pp. 59-103).
Partant de là, on a contesté le récit de Paul. On y a vu une création
inspirée des mystères (voir ce mot). L'apôtre vivait dans un milieu
hellénique tout imprégné de ces superstitions dont l'idée centrale
était la mort d'un dieu qui servait de nourriture à ses fidèles. Il a
appris du Seigneur ce qu'il raconte aux Corinthiens quant au
dernier repas de Jésus, ce qui signifie que ce visionnaire en a reçu
confidence du Seigneur ressuscité, dans un de ces entretiens
mystiques qu'il avait coutume d'avoir avec lui. Le récit de Paul se
serait répandu aussitôt dans le milieu hellénistique, tout disposé à
écouter des inventions de ce genre. De là, il aurait passé dans la
tradition évangélique, où il aurait refoulé et à peu près éliminé la
tradition authentique qui circulait relativement au dernier repas du
Seigneur. Et ainsi, le sacramentarisme païen se serait infiltré dans
l'Église naissante.

Il y a à cela des réponses qui paraissent décisives. On ne voit
pas comment une invention de Paul se serait imposée à la chrétienté
palestinienne, où il ne semble pas avoir eu un prestige excessif.
L'analogie avec les cérémonies des mystères, qui étaient en
abomination aux Juifs, n'aurait pas été pour cette fable une
recommandation. Mais ensuite, il ressort des éléments les plus
anciens du livre des Actes que la fraction du pain, commémoration
du dernier repas de Jésus, était pratiquée dans l'Église primitive,
qu'elle était un élément permanent de son culte. Faut-il croire que
de cette commémoration était banni tout élément sacramentel? Il
paraît impossible d'en exclure l'idée d'un lien permanent créé à
travers la mort entre les disciples et le Maître. Enfin, c'est se
représenter bien mal l'attitude de l'apôtre Paul vis-à-vis de Celui
dont il se déclarait l'esclave, que de le supposer capable
d'inventer un tel récit. Quand il dit: «Ce n'est pas moi qui le dis,
c'est le Seigneur», il distingue entre son affirmation personnelle et
l'enseignement historique du Maître, qui constitue pour lui
l'autorité absolue. Nous n'avons aucune raison de croire qu'il ait
voulu créer lui-même, tout en la distinguant de sa propre pensée,
l'autorité dont il se proclame l'esclave.

Quant à la cérémonie de la Cène, on a contesté la coupe, à cause
des variations relatives à ce second élément du repas pascal.
Pourtant, le pain et le vin constituent, dans ces temps et ce milieu,
le repas-type. Et, s'il était question de la mort, le symbolisme de
la coupe était trop parlant pour être négligé.

Dans quelle mesure ce repas avait-il le caractère d'un sacrement,
d'une nourriture communiquant au fidèle la vie divine? Nous ne
saurions entrer dans le détail des innombrables explications qui ont
été proposées. La grande divergence, comme on sait, pour ceux qui
admettent l'authenticité fondamentale du récit, consiste à
interpréter les paroles: «Ceci est mon corps», comme une parabole, ou
comme l'énoncé d'une vérité concrète. La théologie catholique affirme
que le pain de la Cène se change dans le corps de Jésus. Il y aurait
transsubstantiation, le pain et le vin gardant leurs propriétés
physiques et chimiques, mais la substance elle-même ayant changé. Il
est aisé de voir dans quels abîmes de difficultés on s'enfonce en
adoptant ces explications artificielles inspirées par une philosophie
du passé. Le Christ, dans cette double parabole de la Cène, a affirmé
sa volonté de créer entre lui et ses disciples une association
permanente. Qu'il ait pensé être leur nourriture, ainsi que le dit
l'évangile de Jean, ceci paraît très vraisemblable. Mais il ne faut pas
oublier ce que dit le même évangile: «C'est l'Esprit qui vivifie; la
chair ne sert de rien. Les paroles que je vous dis sont Esprit et
vie» (Jn 6:63). On ne peut pas éliminer de ce récit, ni de
l'institution elle-même, le mystère. Mais il est inutile d'en donner
une formule qui n'évoque rien de saisissable dans notre esprit. Il
est permis de parler de présence réelle, et cela concorde avec les
textes de Paul. Il n'y a pas lieu de parler de transsubstantiation.
Voir Cène; Communion, parag. 3.

Le quatrième évang, ne renferme pas le récit de l'institution de
la Cène. Par contre, il montre Jésus lavant les pieds de ses
disciples. Et ailleurs, il donne (dans le discours du pain de vie:
Jn 6:22,58) un commentaire de cette institution qu'il ne relate
pas, comme si, pour lui, le repas offert aux foules, sur les rives du
lac, représentait la véritable institution de la Cène. Tout ce que
l'on peut conclure de son silence à cet endroit, c'est qu'il entend
faire de la communion mystique avec le Seigneur une donnée permanente
de la vie chrétienne.

5.

ARRESTATION.

Jésus franchit l'enceinte de Jérusalem. Il passe
le torrent du Cédron avec ses disciples. Il s'arrête dans un jardin
situé sur le versant occidental du mont des Oliviers, Gath-Chamena
(=le pressoir d'olives). C'est son habituel lieu de retraite, où il
consacre à la prière ses heures de veille. Il fait appel à
l'assistance de ses trois fidèles. Mais eux, vaincus par la fatigue,
s'endorment. Ils ont entendu, cependant, les premiers mots de sa
prière. Elle est une supplication au Père de lui épargner la coupe du
sacrifice, s'il est quelque autre moyen d'accomplir son oeuvre de
salut. Et elle est un acte de soumission par lequel il unit une fois
de plus sa volonté à la volonté du Père (Mt 26:36-46,Mr
14:32-42,Lu 22:40-46). Sous les oliviers, dans le silence de la nuit
et de l'abandon, la lutte se poursuit. Jésus pourrait encore fuir, il
ne le veut pas. Il se courbe devant la volonté mystérieuse. Dans
cette coupe, qu'y a-t-il donc? Est-ce la crainte de la mort? Est-ce
l'horreur de finir ainsi, rejeté de son peuple et méconnu? La foi
chrétienne y a vu autre chose: l'angoisse d'une mort qui est la
sanction du péché, mais qui ne devrait pas frapper un être innocent;
l'appréhension de cette solidarité qu'il accepte avec le crime des
hommes, et qui va faire de ces dernières heures, par la sensation
d'être abandonné non plus seulement des hommes mais de Dieu, un
enfer. L'histoire ne peut constater que le fait sur lequel elle est
documentée: la prière de Jésus, qui comporte de multiples
explications.

Il réveille ses disciples endormis pour leur annoncer la venue du
traître. Judas est accompagné d'une solide escorte. Il salue son
maître; il l'embrasse; et par là, il le désigne à ceux qui viennent
l'arrêter. Les disciples font un simulacre de résistance. Jésus
ordonne à Pierre de remettre l'épée au fourreau: «Tous ceux qui
auront pris l'épée, périront par l'épée» (Mt 26:52). Et les
disciples s'enfuient (Mt 26:47-66,Mr 14:43-50,Lu 22:47-53,
cf. Jn 18:3-12).

6.

LES RESPONSABILITES.

C'est un grave problème de savoir si ce sont les Juifs qui ont été
les instigateurs et les auteurs responsables de la condamnation de
Jésus, ainsi qu'on l'a toujours cru jusqu'à nos jours, ou si ce sont
les Romains, comme l'affirment aujourd'hui des historiens autorisés.
On allègue en faveur de cette hypothèse:

(a) que Jésus, d'après le témoignage de l'évangile de
Jean, a été arrêté par les représentants de l'autorité romaine:
tribun et cohorte (Jn 18:12);

(b) que, sans doute, il est question dans le même
texte d'une participation juive, mais qu'il n'est guère vraisemblable
que les Romains aient accepté de jouer un rôle dans l'arrestation
comme auxiliaires des Juifs;

(c) que la sentence portée contre Jésus et exécutée,
fut une sentence romaine prononcée par un magistrat romain;

(d) que Tacite ne parle que de Ponce Pilate lorsqu'il
fait mention de la condamnation de Jésus;

(e) que la tendance à décharger Pilate se conçoit,
étant donné que les premiers missionnaires du christianisme ont
toujours trouvé devant eux l'opposition fanatique des Juifs, tandis
que les autorités romaines ont été leur recours.

Il ne faut pas méconnaître la force de ces raisonnements. Mais il
semble difficile que les choses se soient passées autrement, quelle
qu'ait été la responsabilité des Juifs. On sait que le pouvoir de
prononcer des sentences capitales avait été retiré aux autorités
juives, suivant le Talmud, quarante ans avant la ruine de Jérusalem.
Le sanhédrin était compétent comme juridiction criminelle pour les
affaires de peu d'importance. Mais Rome se défiait trop de ses haines
pour ne pas lui interdire de mettre à mort. Le récit de
l'arrestation, tel que le rapporte Jean, renferme des
invraisemblances. L'une d'elles est justement l'intervention de la
cohorte. Toute la garnison de Jérusalem--un régiment avec son
chef--pour arrêter Jésus la nuit, dans le secret de sa retraite! Cet
excès de précautions supposerait, chez un magistrat aussi averti et
résolu à sévir, une étrange ignorance. Et la tentative de résistance
des disciples serait alors inconcevable. Il est certain que Jésus a
été condamné par un magistrat romain à subir un supplice romain. Là
n'est pas l'intérêt de la question. Il s'agit de savoir qui était
moralement responsable. Les sanhédristes n'avaient aucun désir de
revendiquer la condamnation de Jésus. Ils devaient manoeuvrer de
façon à laisser aux Romains l'odieux d'une telle mesure. Cependant,
ils ne pouvaient pas se borner à dénoncer Jésus à Pilate. Il leur
fallait une condamnation religieuse pour détacher le peuple de Jésus.
Qu'il fût condamné comme blasphémateur par la suprême autorité de son
peuple, c'était pour eux une nécessité. Il est certain qu'entre le
procès juif et le procès romain, il n'y a aucune liaison logique.
D'une part, Jésus est le Fils de Dieu. De l'autre, il est le Roi des
Juifs. Devant le sanhédrin, c'est un procès religieux, dont l'utilité
est de mettre la conscience des sanhédristes à l'abri. Devant Pilate,
c'est un procès politique. Mais ceci atteste simplement l'habileté
des adversaires de Jésus.

La tradition est unanime à attribuer aux Juifs la responsabilité
de la mort de Jésus. Sans doute, l'apôtre Paul en fait remonter
l'initiative dernière aux puissances mauvaises intermédiaires entre
le ciel et la terre auxquelles appartient, selon lui, dans le
siècle présent, la direction de l'histoire (1Co 2:8). Mais
quant aux auteurs humains de la mort de Jésus, il n'a aucun doute. Il
en parle très clairement dans la première aux
Thessaloniciens (1Th 2:15). Les discours de la première partie
du livre des Actes, dont le caractère archaïque a été souvent mis en
relief, attribuent aux Juifs, de la façon la plus expresse, la
responsabilité de la mort de Jésus (Ac 3:13-15 4:10 5:30 7:52).

Il n'y a pas un très grand intervalle entre les deux thèses. Car
il n'est ni contesté, ni contestable que la responsabilité ait été
partagée. Il n'y a de controverse que relativement au degré de
responsabilité des uns et des autres. S'il était démontré que Pilate
eût pris l'initiative des poursuites et que les Juifs se fussent
bornés à lui donner leur avis, ce serait un changement important dans
la façon de concevoir l'histoire de Jésus; mais comment prouver ceci,
qui serait en contradiction avec toute la tradition évangélique, et
qui ne s'appuie que sur quelques détails du récit johannique, peu
vraisemblables par eux-mêmes et qu'on isole pour les mettre en
contradiction avec l'ensemble? Il faut noter que la tradition juive
n'a pas songé à écarter la responsabilité de la mort de Jésus. En
définitive, nous pouvons tenir pour solide la relation qui est faite
par les évangiles de l'ensemble du procès.

7.

PROCES.

Jésus fut conduit d'abord devant Hanan. C'est une donnée précieuse du
quatrième évangile (Jn 18:13-24). Le vieux Sadducéen, malgré sa
disgrâce (Il avait été dépossédé de ses fonctions de grand-prêtre
vingt ans auparavant), ou peut-être à cause d'elle, était resté très
influent, et Caïphe n'agissait que par son conseil. Sa maison de
campagne était située sur le mont des Oliviers. C'est là qu'il avait
ses bazars, où il faisait élever des colombes qui alimentaient les
sacrifices des petites gens. Il interrogea donc Jésus sur ses
disciples et sa doctrine. Ce n'était d'ailleurs qu'un examen
préliminaire. Jésus le repoussa en invitant Hanan à produire ses
témoins. D'après la loi juive, c'était la condition préalable de
toute accusation.

A ce moment, on emmena Jésus devant le sanhédrin, ou du moins
devant une commission du sanhédrin qui s'était réunie précipitamment
sur la convocation de Caïphe. L'interrogatoire comporta deux phases.
La première aboutit à un résultat négatif. Elle portait sur une
déclaration relative au Temple, dont il fallait d'abord établir la
teneur exacte. Jésus aurait dit: «J'abattrai ce temple et je le
reconstruirai en trois jours.» Marc dit que cette parole lui a été
attribuée à tort (Mr 14:57). Nous la trouvons cependant, sous
une forme un peu différente, chez Jn 2:19, et il y est fait
allusion, non seulement dans l'histoire d'Etienne (Ac 6:13),
mais dans le récit du crucifiement (Mr 15:39). Il est certain
que Jésus a prédit la destruction du Temple. A-t-il dit qu'il
l'opérerait? Cela paraît plus douteux. Jésus a voulu purifier le
Temple. Purifier n'est pas détruire. A-t-il parlé du nouveau Temple
qui s'élèverait dans la Cité future, à la place de l'ancien? A-t-il
songé à l'économie nouvelle qui allait naître par ses soins, au
triomphe de la religion de l'Esprit? Le propos qu'on lui prêtait
était rapporté trop confusément: il garda le silence.

Il fallait en finir. Le grand-prêtre attaqua le chef d'accusation
principal: la messianité. Là encore, Jésus garda le silence. Mais le
grand-prêtre lui déféra le serment: «Par le Dieu vivant, je t'adjure
de nous dire si tu es le Christ, le Fils de Dieu» (Mt 26:63).
Alors Jésus parla: «Tu l'as dit. Au reste, je vous le déclare, vous
verrez désormais le Fils de l'Homme assis à la droite de la Puissance
et venant sur les nuées du ciel» (Mt 26:64). Ainsi, Jésus
laissait à Caïphe la responsabilité de son dire. Était-il le Messie?
Ne l'était-il pas? A cette question, il ne pouvait faire de réponse
catégorique. En un certain sens, il était bien le Messie; en un autre
sens, il ne l'était pas. Mais puisque le chef de son peuple voulait
connaître le mystère de son être, il allait lui révéler son identité
avec le personnage glorieux de la vision de Daniel, annonçant par là
même à ses juges qu'il leur donnait rendez-vous devant son propre
tribunal. Cette prétention étant attentatoire à la majesté divine,
ils firent à leurs vêtements la déchirure de deuil que la Mischna
prescrit en cas de blasphème, (cf. Ac 14:14) et ils votèrent la
mort.

Mais il fallait une seconde séance pour que la décision fût
ratifiée. Le sanhédrin se réunit donc en séance plénière à la pointe
du jour (Mr 15:1). Ce fut d'ailleurs une pure formalité. Dans ce
court récit, les incorrections pullulent, au point qu'on a mis en
doute la réalité d'un tel procès, mené à l'encontre de toutes les
règles du droit juif. La Mischna multiplie les précautions pour
sauvegarder la vie humaine. Sauf le recoupement des témoignages,
aucune d'elles, ou peu s'en faut, n'a été observée. Au cours de ces
fiévreux débats nocturnes, on retrouve partout l'impatience de la
haine et de la peur. L'accusation aurait dû être notifiée au
préalable à l'accusé. Elle devait être appuyée par des témoignages
concordants. Nul ne devait être condamné à mort sur son propre
témoignage. Pour qu'il y eût blasphème, il fallait que le nom de Dieu
eût été prononcé. La condamnation ne pouvait être prononcée qu'un
jour après les débats. Il y fallait la présence de 23 juges sur les
71 membres du sanhédrin. Enfin, un crime capital ne pouvait être jugé
la veille d'un sabbat ou d'un jour de fête. La condamnation peut
avoir été conforme à la loi juive (voir Salvador, Histoire des
Institutions de Moïse,
3 e éd. 1862); le procès lui-même n'a
comporté aucune des garanties qui, dans tous les temps, ont été
données aux accusés.

Au vrai, d'ailleurs, le verdict du sanhédrin n'avait qu'une
signification morale, puisque seuls les Romains avaient le droit de
condamner à mort. Ce que les sanhédristes avaient cherché, c'étaient
des prétextes qui leur permissent de livrer Jésus en bonne
conscience. Ils avaient toutes les raisons de faire endosser à Pilate
la responsabilité de la condamnation de Jésus. Ils en laissaient
l'odieux au procurateur. Mais Jésus allait être condamné sur une
équivoque. Une accusation politique, qui était fausse, allait être
substituée à une accusation religieuse. Si Jésus était le Messie de
l'espérance prophétique, il n'était pas le Roi des Juifs qu'un
procurateur pouvait redouter, et les sanhédristes le savaient bien.
Or, d'après le récit des évangiles, ils ont incité le peuple à
demander la mort de Jésus et la grâce d'un agitateur, Barabbas (Mt
27:20-26,Mr 15:6-11,Lu 23:18 et suivant, Jn 18:40), le
poussant ainsi à arracher à la justice romaine un malfaiteur
politique qu'elle pouvait redouter, tout en la pressant de sévir
contre celui qui ne pouvait lui donner nul sujet de crainte. Car
Pilate ne pouvait pas percevoir dès ce temps-là le conflit qui
s'élèverait un jour entre la conscience chrétienne et l'autorité
romaine.

Devant Pilate, Jésus observa la même attitude que devant le
sanhédrin, car l'admirable dialogue de Jean (Jn 18:33 et
suivant
) est une interprétation inspirée qui dégage le sens profond
de l'événement, et non le compte rendu sténographique d'un entretien
qui n'eut pas de témoins. Jésus garda le silence. On s'est étonné
parfois des scrupules de Pilate: on y a vu une invention de la
tradition chrétienne, désireuse de noircir les Juifs et d'innocenter
le représentant de Rome. Il faut se représenter pourtant que Pilate,
si mauvais magistrat qu'il fût, était justement un Romain, qui, à son
tribunal, devait agir suivant la loi. La justice romaine était une
réalité dans le monde d'alors, comme la paix romaine. Or, Pilate
n'avait pas l'habitude de voir défiler à son tribunal des accusés de
ce genre. On peut admettre qu'il ait hésité avant d'envoyer à la
croix un rebelle comme Jésus. Ce qui devait le troubler, c'était la
haine des prêtres contre cet homme en apparence inoffensif, comme le
zèle étrange et inattendu qui enflammait soudain ces Juifs à l'égard
des intérêts de Rome. Il se dit que Jésus devait être populaire, et
que ses adversaires étaient jaloux de lui. Il offrit donc au peuple
la grâce de Jésus. Il fit ce qu'il put pour le sauver; et cette
hésitation, chez l'homme sceptique et cruel qu'était Pilate, est
l'épisode le plus honorable de sa carrière. Mais elle ne dura pas
longtemps. Devant les menaces des Juifs, cet homme qui avait tant à
se faire pardonner n'insista pas. Ce fut d'abord la flagellation,
puis la mise en croix, avec, au-dessus de la tête du condamné,
l'écriteau indiquant le motif de la sentence: Le Roi des Juifs
(voir Inscription de la croix).

8.

CRUCIFIEMENT.

Le rôle du sanhédrin était terminé. Il n'avait plus à se mettre en
peine de rien. Il y avait chose jugée. Jésus, désormais, était un
vaincu.

Le supplice de la croix (voir ce mot) était destiné par les
Romains aux esclaves et aux rebelles. Il inspirait l'épouvante, non
seulement par l'atrocité des souffrances, mais par leur caractère
ignominieux. La loi d'Israël ne disait-elle pas: «Maudit est
quiconque est pendu au gibet»? (De 21:23) Cette exposition au
pilori, sous un soleil de feu, avec la morsure des clous, les mouches
qui venaient irriter les blessures, les courbatures intolérables des
membres maintenus dans l'immobilité, la fièvre, la soif ardente, et,
dans le cas de Jésus, la torture morale que représentaient l'abandon
des uns, les sarcasmes des autres, les regards de haine qui se
repaissaient de ses douleurs, le ciel envahi par des nuages de plus
en plus lourds: ces ténèbres dont un historien non chrétien, Thallus,
a confirmé la réalité, tout concourt à faire de l'agonie de Jésus une
souffrance à laquelle on a pu rapporter l'apostrophe des
Lamentations: «Vous qui passez, regardez et voyez s'il est une
douleur pareille à ma douleur» (La 1:12).

Les évangiles nous ont rapporté sept paroles que Jésus aurait
prononcées sur la croix. L'Église chrétienne y attache un prix
immense. Elles ont été contestées. Il y avait assez de témoins pour
les garder et les transmettre: le centurion qui se tenait tout près
de la croix, Simon de Cyrène, qui ne devait pas être loin, d'autres
peut-être parmi les passants. Ceci ne fait pas de difficulté. Ce qui
est plus malaisé, c'est d'expliquer les divergences entre les récits.
Comment se fait-il que, sur ces sept paroles, aucune ne soit
rapportée par l'ensemble des témoins, alors que la moindre parole
tombée des lèvres de Jésus, à ce moment, a dû être si avidement
recueillie par les disciples? Cependant il ne faut pas trop se
presser de tirer argument de cette diversité.

Jésus a-t-il dit: «Père, pardonne-leur: ils ne savent ce qu'ils
font»? (Lu 23:34) Il y a des manuscrits très anciens (B,D) qui
ne contiennent pas cette parole, et c'est troublant. Elle manque dans
la Syriaque du Sinaï, dans les versions coptes. Mais elle est
attestée par Justin Martyr. Et dans l'histoire d'Etienne, on trouve
comme un rappel des mots que la tradition place dans la bouche de
Jésus: «Seigneur, ne leur impute pas ce péché», dit Etienne en
expirant (Ac 7:59). L'excuse donnée par Jésus en faveur de ses
bourreaux (car ils ne savent ce qu'ils font) n'a-t-elle pu faire
hésiter certains copistes?

Il est plus malaisé de comprendre pourquoi l'épisode du brigand
crucifié se trouve seulement chez Luc (Lu 23:39-43). Sans doute,
c'est cet évang, qui met en relief les épisodes où il est question de
la pitié de Jésus envers les méprisés. Mais les disciples de Jésus
n'auraient-ils pas dû retenir avidement ce témoignage suprême de
l'action de leur Maître? Disons toutefois que la forme de ce récit
est particulièrement archaïque, que le contraste entre la requête du
brigand et la réponse de Jésus est bien frappant, et qu'enfin on a pu
mettre en circulation des versions différentes auxquelles on tenait
trop pour avoir le souci d'uniformiser.

Il est plus difficile d'admettre la présence de la mère de Jésus
auprès de la croix, malgré l'émotion qu'inspire un tel
épisode (Jn 19:25-27). Car les évangiles synoptiques n'en savent rien.
Même, ce qu'ils disent des saintes femmes semble exclure la présence
de Marie (Mt 27:55 et suivant, Mr 15:40 et suivant; Lu
23:49 est moins formel). Cependant, Marie n'était-elle pas venue à
Jérusalem pour les fêtes de Pâque? Le fait est que nous la trouvons
dans la société des fidèles de Jésus, dès les premiers jours (Ac
1:14). Il y a là un mystère qu'il n'est pas aisé d'éclaircir.

Par contre, l'accord se fait aisément pour affirmer
l'authenticité de la parole qui est l'expression suprême de la
douleur: «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?» (Mt
27:46,Mr 15:34). Les auteurs qui y ont vu un désaveu suprême donné
sur la croix à toute son oeuvre par celui qui constatait alors que
tout était vide, n'ont pas songé, d'abord, que l'abandon pouvait
être un élément du sacrifice accompli par le Christ; ensuite, que
cette parole, dont il ne faut pas vouloir atténuer l'angoisse, n'en
est pas moins le commencement d'un Psaume (Ps 22) qui s'achève
en affirmation de foi triomphante et dont il faut évoquer l'ensemble
pour interpréter les sentiments de celui qui le récitait dans son
agonie. Ce qui est certain, c'est que la dernière parole de Jésus a
été un cri de victoire, qui a arraché au centurion ce témoignage: «En
vérité, cet homme était Fils de Dieu!» (Mr 15:39).

9.

MISE AU TOMBEAU.

L'intervention de Joseph d'Arimathée n'aurait pu être inventée par
une tradition qui rapportait que la condamnation prononcée par le
sanhédrin avait été unanime (Mr 14:64). Les auteurs qui ont
contesté sur ce point le récit des évangiles ont poursuivi un but très
clair: supprimer la sépulture honorable de Jésus, afin de pouvoir
dire que son corps avait été mis à la hâte dans un des innombrables
tombeaux qui parsemaient les environs de Jérusalem, ou qu'il avait
subi le sort qui était habituellement celui des cadavres des
condamnés. Il n'est pas très naturel de croire que ces femmes qui
étaient venues de Galilée, et qui devaient tout à Jésus, n'aient fait
aucun effort pour ravoir le corps de leur Maître. On n'a jamais
refusé à ceux qui pleuraient les corps qu'ils voulaient ensevelir. De
toute façon, il est certain que Jésus a reçu une sépulture. L'épisode
de Joseph d'Arimathée n'était pas nécessaire. Et c'est une grave
raison d'en admettre l'authenticité. Mais il est sûr que ce sépulcre
neuf, qui devait être (l'évangile ne le dit pas, mais il ne faut pas un
grand effort d'esprit pour le supposer) celui que Joseph se destinait
à lui-même, rend difficile de trouver des causes naturelles
auxquelles serait due la disparition du corps de Jésus. De toutes les
suppositions qu'on a faites à cet égard, il n'en est aucune qui
satisfasse l'esprit.

10.

RESURRECTION.

Il n'y a pas de doute, dans les textes, quant à la résurrection le
troisième jour.
Cette donnée ne concorde pas avec les prophéties
mises dans la bouche de Jésus, où il est dit qu'au bout de trois
jours il ressuscitera (Mt 12:40). a conservé une tradition où il
est question du signe de Jonas , et qui suppose un séjour de trois
jours et trois nuits dans l'Hadès Il n'y a aucun texte de l'A.T,
qu'on puisse invoquer à l'appui de la résurrection le troisième
jour.
Il serait vain de recourir à l'analogie du mazdéisme, d'après
lequel l'âme d'un mort reste auprès du corps jusqu'au troisième jour
Vendidad 19:28: Darmes-teter, Zend-Avesta, t. II, p. 269,
Paris 1892. Les textes mazdéens, comme les textes juifs
Moé'd-qaton, 826 dans le Talmud Jér., Sabbah 1516 dans le
Talmud Bab., signifient que l'âme reste auprès du corps jusqu'à ce
que le corps se soit modifié, et ceci suppose une durée de trois
jours: cf. Jn 11:39. Donc, la résurrection le troisième jour
n'a aucun point d'appui dans le folklore, ni même dans les textes de
Marc. Les seuls textes des évangiles, où il en soit parlé sont Mt
16:21 20:19,Lu 9:22 18:33. C'est un argument solide à l'appui de
l'authenticité de la tradition relative aux événements de Pâques.

L'Église chrétienne s'est fondée sur la foi à la résurrection,
c'est-à-dire sur la croyance à la réalité des apparitions de Jésus.
Il n'y a aucune incertitude dans l'esprit des premiers chrétiens,
quant à la survie de leur Maître et à la manifestation de cette
survie.

Les apparitions qui sont narrées par l'apôtre Paul (1Co 15) sont
au nombre de six:

il est apparu à Pierre;

aux Douze;

à plus de cinq cents frères à la fois;

à Jacques;

à tous les apôtres;

à Paul lui-même.

Les évangiles ajoutent: à des femmes, au moment où elles revenaient du
tombeau (Mt 28:8-10); à Marie-Madeleine (Jn 20:11-18, cf.
Mr 16:9-11); aux disciples d'Emmaüs (Lu 24:13-35, cf. Mr
16:12 et suivant); aux Onze, le même jour, à Jérusalem (Lu
24:36-49, cf. Jn 20:19-23); aux Onze, une semaine plus tard, à
Jérusalem (Jn 20:26-29); à quelques disciples, dont quatre des
Onze tout au moins, au lac de Galilée (Jn 21:21-23); aux Onze,
renforcés probablement d'autres disciples, sur une montagne en
Galilée (Mt 28:16-20); aux Onze, à Jérusalem, avant
l'Ascension (Ac 1:4,9). Enfin Luc fait allusion, dans les Actes,
à des apparitions multiples qui peuvent déborder le cadre, en somme
restreint, des manifestations précitées (Ac 1:3).

Il est vraisemblable que certaines de ces apparitions coïncident
avec celles aux Douze, aux Cinq Cents et à tous les
apôtres
qui figurent dans l'énu-mération paulinienne. Si Paul
laisse de côté certains témoignages, c'est sans doute qu'il les
considère comme moins probants. Il faut remarquer que l'apparition du
chemin de Damas est mise par l'apôtre sur la même ligne que les
autres, et qu'elle doit avoir, dans sa pensée, le même caractère.
Elle doit donc être distinguée des visions dont il est parlé dans
2Co 12:1 et suivants.

Il y a des difficultés dans le récit de la Résurrection. Elles
résultent d'abord de la présence de deux cycles d'apparitions. Il y a
une tradition galiléenne et une tradition jérusalémite. Laquelle est
la plus ancienne? Les critiques varient de sentiment sur ce point.

La plupart des auteurs penchent à admettre que les premières
apparitions ont eu lieu en Galilée, dans le cadre habituel des
souvenirs des disciples. Ceux-ci se seraient rendus en Galilée pour
reprendre leurs tâches familières, se souvenant de l'invitation que
leur Maître leur avait faite de le retrouver en Galilée (Mr
14:28). Là, soustraits à l'impression horrible de la défaite et de
la mort, ils auraient vu revivre celui qu'ils aimaient.

Cette explication semble artificielle à d'autres. Ceux-ci pensent
que la tradition galiléenne pourrait bien être née d'un malentendu
sur le sens de la parole de Jésus faisant allusion à un retour en
Galilée (Mt 26:32,Mr 14:28,16:7). En tout état de cause, il leur
paraît impossible d'exclure les apparitions à Jérusalem. Elles font
corps avec l'histoire du tombeau vide. L'apparition à Pierre a été,
d'après la tradition (Lu 24:34), presque immédiate. Elle ne
s'identifie pas avec celle dont il est parlé dans l'épilogue du
quatrième évangile, étant, d'après le témoignage de Paul, une
apparition à Pierre seul. D'autre part, l'état d'âme des disciples,
après la mort de Jésus, n'est nullement celui de gens hallucinés, ou
prêts à l'être. Croire à son triomphe sur la mort? Ils en sont bien
loin. Ce sont des vaincus. «Nous espérions que ce serait lui qui
délivrerait Israël!» (Lu 24:21). Maintenant tout est fini: il
n'y a plus de place dans leur coeur que pour une immense déception.
Si Jésus leur a annoncé à la fois sa défaite imminente et sa victoire
future (Mt 16:21 17:22 20:17-19 et parall.), la catastrophe a
rejeté dans l'ombre ces espérances de triomphe qui faisaient partie
de la foi à la messianité de Jésus, et auxquelles la croix est venue
donner un démenti. Sans doute, une foi héroïque aurait pu triompher
du découragement, mais la foi de ces disciples apeurés et fugitifs
n'avait rien d'héroïque. Comment une telle déception a-t-elle pu se
transformer en enthousiasme? Comment sont-ils devenus les conquérants
du monde? Les prophéties n'y ont été pour rien. Il eût fallu d'abord
les découvrir dans l'A.T. Ce fut le labeur ingénieux des témoins de
la résurrection. Le tombeau vide n'a pas été tout d'abord à leurs
yeux une preuve de la survivance de leur Maître. Ils ont cru que, si
le corps n'y était plus, c'est parce qu'il avait été enlevé (Lu
24:4 et suivant, Jn 20:13). Leur sincérité est hors de doute.
Elle a fait d'eux des martyrs. «J'en crois des témoins qui se font
égorger...», a dit Pascal. Aucune des explications qu'on a données de
ces choses extraordinaires ne résiste à l'examen.

Pour expliquer la naissance de la foi à la résurrection, il faut
admettre qu'il y ait eu des apparitions, et des apparitions à
Jérusalem. Ce qui n'exclut nullement la possibilité d'un retour
temporaire des disciples au pays natal. Mais ils n'ont pas tardé à se
convaincre que ce n'était plus l'heure de reprendre les travaux
coutumiers: leur poste était désormais à Jérusalem.

Comment faut-il concevoir l'événement de la résurrection? Il y a
une dualité apparente dans les textes. Tantôt le Ressuscité traverse
les portes fermées (Lu 24:36,Jn 20:19), tantôt il se nourrit des
mêmes aliments que quand il était sur la terre (Lu 24:41 et
suivant
, Jn 21:9-13).

Y a-t-il moyen de concilier ces deux états du corps du
Ressuscité? Peut-on concevoir qu'un être désincarné se soit
matérialisé sous les yeux de ses fidèles pour leur donner la
certitude qu'il était vivant? Il ne semble pas que ceux qui ont eu
des apparitions du Ressuscité l'aient jamais envisagé comme un pur
esprit. Le corps dont il était revêtu pouvait s'être transformé;
c'était bien le même qui avait été enseveli. C'est ce qui résulte
encore de l'affirmation de l'apôtre Paul--qui croyait pourtant à
l'existence d'un corps spirituel et glorieux. Il y a un lien certain
entre ses deux affirmations: «Il a été enseveli...Il est ressuscité
le troisième jour» (1Co 15:4).

On a supposé parfois que les relations spirituelles du Christ
avec ses disciples, subsistant à travers la mort, avaient suffi à
créer entre eux la certitude qui s'est objectivée dans les
apparitions. C'est méconnaître l'infécondité d'une hallucination.
Comme le dit le P. de Grandmai-son, «ou bien elle tend à devenir
habituelle et, sous ce stigmate morbide, l'équilibre de la vie
mentale et morale fléchit peu à peu, ou, restée à l'état d'incident
sans lendemain dans une vie normale, elle n'y exerce pas d'influence
durable» (o. c, t. Il, p. 427). La relation spirituelle dont on parle
ne se fût jamais établie sans un contact réel. Il paraît difficile de
distinguer entre la revi-vification originelle et la glorification
qui s'ensuivit.

On s'est demandé s'il n'y aurait pas lieu de s'inspirer de la
définition que le Vocabulaire de la Société Française de Philosophie
donne de l'hallucination (p. 318s). Il y aurait eu une perception
sensible éprouvée à l'état de veille, sans objet réellement présent;
mais ceci n'exclurait pas la présence d'une cause spirituelle. Il
s'agirait, en somme, d'une hallucination véridique. Hypothèse
séduisante. Mais s'harmonise-t-elle avec les récits de la
résurrection? N'a-t-il pas fallu, à l'origine, des apparitions
concrètes d'un corps identique à celui qui avait été déposé dans le
tombeau? Apparitions sans lesquelles ces réalistes qu'étaient les
premiers chrétiens n'auraient pu croire. C'est à l'école de ces
relations intermittentes, de ces matérialisations temporaires du
Christ, que se sont élaborées les relations permanentes qui ont fondé
l'Église chrétienne. Les apparitions du Ressuscité se sont prolongées
le temps nécessaire pour affermir ces relations spirituelles, qui
étaient seules appelées à durer. On a pu dire qu'elles étaient la
seule manifestation apparente du monde invisible qui fût vraiment
certaine. Normalement, l'Invisible atteste son existence au coeur,
non aux sens.

Ce qui complique le problème, c'est la disparition du corps de
Jésus. Mais il fallait que le corps du Maître disparût: sans quoi il
eût été un obstacle irréductible à la foi des disciples. Comment
a-t-il disparu? S'est-il transformé? S'est-il évanoui? A-t-il été
enseveli par des amis? Enlevé par des adversaires? Aucune hypothèse
ne tient. Mais ce qui importe, ce n'est pas la survivance momentanée
d'une matière appelée à disparaître: c'est l'identité personnelle du
Christ, se maintenant à travers la mort.

Quel est, au point de vue spirituel, le rôle de la résurrection?
Quels en sont les effets? Que son importance soit unique, personne ne
le conteste. «Sans un acte divin intervenant dans la chaîne
fatalement solidaire des générations, nous ne comprenons pas l'anneau
qu'y forme la grande et sainte vie de Jésus, comme, sans
résurrection, nous ne comprenons pas le développement historique du
christianisme.» Ainsi s'exprime Auguste Sabatier (Encycl., art.
cit.).
«Il a été, dit l'apôtre Paul, livré pour nos offenses, il
est ressuscité pour notre justification» (Ro 4:25). Est-ce un
balancement littéraire, sans plus? Calvin ne l'a pas pensé. Il montre
en un raccourci saisissant que les deux termes sont inséparables:
«Pourtant nous par-tissons tellement la substance de notre salut
entre la mort du Christ et sa résurrection que nous disons: par la
mort, le péché avait été détruit et la mort effacée; par la
résurrection, la justice établie et la vie remise au-dessus; et ce en
telle sorte que c'est par le moyen de la résurrection que la mort a
son efficace» (Inst. Chrét., II, 16:13). Pour comprendre ce
raisonnement, il faut insérer un moyen-terme qui est la foi. Nous
sommes justifiés par la foi. La résurrection déclenche la
justification de l'homme parce qu'elle fait naître la foi dans son
coeur. Si le Christ n'est pas ressuscité, la foi est vaine;
l'apôtre le dit: vaine, c'est-à-dire illusoire quant à son objet.
Mais la résurrection du Christ est son élévation sur le plan
mystique. C'est pourquoi Paul a pu dire: «Si nous avons connu le
Christ selon la chair, ce n'est plus ainsi que nous le connaissons
désormais» (2Co 5:16).