JÉSUS-CHRIST (1)
Introduction.
La méthode à suivre pour l'étude des problèmes relatifs à
Jésus-Christ a été énoncée avec une clarté définitive, il y a
soixante ans, par Auguste Sabatier. Pour parler de Jésus, il faut se
placer d'abord au point de vue de son humanité. Sans doute, il est le
Christ de la foi. Mais il est surtout, ici, le Jésus de l'histoire.
Il y a en lui un développement moral, une formation progressive du
caractère, dont nous ne connaissons que l'aboutissement, mais qu'il
faut entendre de façon humaine.
La difficulté vient de ce que l'histoire est en pleine
reconstruction. La critique a beaucoup détruit. Elle a jeté à terre,
avec des caducs, bien des matériaux essentiels. Il faut rebâtir
aujourd'hui. L'oeuvre est commencée (voir Évangiles synopt.; Jean,
évangile de). Elle est encore loin de son achèvement.
Une école moderne de critique insère entre les récits des
évangiles et la personne de Jésus une période intermédiaire, qui
serait celle de la communauté créatrice. Elle attribue à l'Église
primitive, née au lendemain de Pâques, sous l'inspiration de Jésus,
un travail d'élaboration, grâce auquel les paroles de Jésus auraient
été soit transformées, soit complétées, afin de s'adapter aux
circonstances nouvelles et de servir à l'édification de l'Église.
Ainsi, dans l'espace des trente à quarante ans qui séparent la mort
de Jésus de la rédaction des premiers évangiles, l'âme populaire
aurait créé, à l'aide de ses souvenirs, le type de Jésus-Christ, tel
que nous le trouvons dans le N.T.
Inutile d'insister sur l'invraisemblance du système. Quand on
parle d'un pouvoir créateur de la communauté, on substitue, comme l'a
fortement montré le P. de Grandmaison, «à des forces que l'expérience
ne cesse de montrer réelles et agissantes, des puissances vagues,
obscures, qui peuvent bien avoir quelque portée à titre d'atmosphère,
mais qui ne prennent forme définie que si un cerveau individuel les
organise» (Jésus-Christ, t. I, p. 200). On oublie que cette
communauté était un groupe de disciples, préoccupés avant tout, comme
ceux des rabbins, de garder fidèlement le souvenir de leur Maître, et
incapables de créer autrement que par lui. Ces «hommes sans lettres»
dont il nous est parlé dans les Actes (4:13), ces disciples dont tout
atteste l'incompréhension, auraient-ils donné naissance à l'image de
Celui qu'ils adoraient? Ces pêcheurs de Galilée auraient-ils été,
dans l'anonymat, les véritables créateurs de la figure devant
laquelle se courbe, aujourd'hui encore, l'élite de l'humanité? S'il y
a en fait, dans l'histoire, des créations de l'âme populaire, il y
faut l'intervention du facteur temps (voir p. ex. les travaux de M.
Victor Bérard sur l'Odyssée). Ici le temps manque. Il faut donc
admettre le rôle du génie créateur, cet élément inexpliqué, et sans
doute éternellement inexplicable. (Voir l'admirable étude de Flournoy
sur le Génie religieux. Ce génie est essentiellement celui de
Jésus.)
Le rôle du génie, dans les oeuvres des hommes, n'est pas diminué
par les études sociologiques qui ont mis en relief chez les primitifs
le rôle de la société. Ce que l'Angleterre moderne doit à Wesley, ce
que l'Allemagne de la Réforme doit à Luther, ce que l'Orient doit à
ses grands initiateurs religieux, on le sait clairement. Il serait
souverainement injuste et faux de méconnaître le rôle du génie quand
il s'agit de Jésus-Christ, et de répartir entre les disciples la
puissance créatrice du Maître, sans lequel les disciples n'auraient
pas été.
Il est de plus en plus admis que les événements extérieurs n'ont
exercé sur la vie de Jésus qu'une influence restreinte. Le
développement de sa carrière est le résultat, sans doute, des
réactions provoquées par sa prédication, mais aussi, et
essentiellement, de sa propre pensée. On peut dire que cette carrière
si courte a reflété la personnalité de Jésus, qu'il l'a tracée de
sa propre initiative, et qu'en somme, elle a été la conséquence de sa
vie intérieure. C'est donc la pensée de Jésus qui importe, beaucoup
plus que le milieu et les circonstances.
D'ailleurs, il est impossible, le plus souvent, de distinguer
entre les paroles authentiques de Jésus et celles qui auraient été
l'oeuvre des premières générations. On nous dit qu'une parole est;
sûrement authentique, si elle contredit les idées ou les usages de la
chrétienté primitive. Il y a l'application d'une bonne règle de
critique; mais il faut tenir compte aussi de l'incompréhension des
auditeurs, qui peut avoir déformé une parole authentique du Maître.
Et, surtout, il faut penser que l'Église chrétienne, à ses origines,
s'est modelée tant qu'elle l'a pu sur l'enseignement de Celui en qui
elle voyait son fondateur. On ne peut pas dire que l'accord d'un
texte avec les institutions de l'Église soit, pour ce texte, une
marque d'inauthen-ticité. Tout au plus peut-on soutenir que, si un
texte ne s'accorde pas avec les manières de voir des premières
générations, il y a là un argument de plus en faveur de son
authenticité.
Enfin, il arrive à des critiques renommés pour leur zèle
destructeur de dire que, si telle parole n'est pas de Jésus, rien ne
s'oppose à ce qu'elle ait été dite par lui.
Il ne faut pas contester la possibilité d'un travail de l'Église,
développant la pensée de son Maître, mais nous n'avons aucune raison
de croire que cette pensée ait été altérée. Il y a des analogies
entre les paroles de Jésus et telle parole réformatrice d'origine
juive. Mais tout ce qui était conforme à l'esprit de Jésus, on est en
droit de l'attribuer à Jésus.
La rédaction des paroles de Jésus a pu être influencée par les
prophéties. Mais ceci est difficile à établir. Jésus s'est nourri des
prophéties. Il a eu lui-même le sentiment de les accomplir.
On peut admettre que la tradition relative aux actes de Jésus,
ayant été élaborée longuement par l'imagination religieuse des
premiers chrétiens, ait eu de bonne heure des caractères légendaires
(ce qui n'exclut nullement l'existence des réalités historiques,
sous-jacentes). Mais les paroles de Jésus ont été, dans
l'ensemble, transmises sous leur forme primitive. Au cours de ces
dernières années, on a étudié de plus près le dialecte araméen que
Jésus parlait, et les études qui ont été faites du style oral ont
permis de se rendre compte de certaines particularités des évangiles
qu'on avait eu quelque peine à expliquer. Les rythmes qu'on a
discernés dans la littérature évangélique laissent encore quelque
place à l'arbitraire; mais il y a là des hypothèses d'avenir.
Voir A. Condamin, Le Livre de Jérémie, Paris 1920; Loisy,
Le Style Rythmique dans le N.T. (Journ. de Psychol., t. XX,
1923); Marcel Jousse, Le Style oral et mnémotechnique chez les
Verbo-moteurs, Paris 1923; Ch. Burney, The Poetry of our Lord,
Oxford 1925.
Il ne saurait être question de donner ici une biographie
proprement dite de Jésus. Le temps des «Vies de Jésus» est passé. Ce
que les évangiles nous donnent, avec des éléments biographiques très
précieux, c'est un portrait de Jésus. C'est bien le Christ de la foi
qui se reflète dans ces écrits qui sont l'oeuvre de la foi. Mais s'il
y tient partout le même langage, c'est qu'il coïncide avec le Jésus
de l'histoire. Et Jésus est tout entier dans chaque parole, dans
chaque attitude que lui prêtent les évangiles.
Nos documents ne portent que sur une période très courte. Un seul
récit est relatif à l'enfance de Jésus. Sa carrière se termine à
l'époque où tant d'autres commencent. Mais rien ne donne aussi peu
que cette courte vie l'impression de l'inachevé. Telle quelle, elle
forme un tout, ayant donné tous les fruits qu'elle devait porter
(A. Sabatier). Et ses phases essentielles peuvent être, sans grand
effort, reconstituées. Mais dans ce qui suit, tout en étant
préoccupés de n'utiliser que des matériaux solides, nous ne
chercherons pas à retrouver, au creuset de l'analyse critique,
quelques parcelles qu'aucun feu ne puisse fondre. Nous comprenons
qu'on essaye ce travail. Il n'a pour nous qu'un intérêt secondaire.
La tradition relative à Jésus forme un bloc. Elle nous arrive toute
pénétrée d'adoration. Elle est un élément du culte primitif. Le fait
est que des hommes qui ont mangé avec Jésus et vécu dans son
intimité, l'ont adoré. Le fait est aussi que l'action de Jésus se
poursuit à travers une civilisation qu'elle anime et dont elle dirige
l'évolution vers les sommets. Jésus est aujourd'hui le Christ vivant,
le Sauveur du monde. Il nous apparaît grandi de tout ce qu'il est
depuis dix-neuf siècles dans les âmes. En interrogeant avec piété les
documents qui nous racontent les débuts de cette divine histoire,
nous n'aurons garde d'en oublier le développement glorieux.