JEAN (évangile de) 4.

-Histoire
-Auteur du Livre

IV Histoire du livre.

Les ouvrages qui nous viennent de l'antiquité sont dépourvus des
indications que nous trouvons en tête des livres imprimés; de plus,
circulant en manuscrits et n'étant pas toujours reproduits avec
beaucoup de soin, ils étaient exposés à bien des détériorations par
suite d'erreurs de copistes, aussi bien que par le fait d'altérations
volontaires, d'adjonctions et de retranchements. Aussi se pose-t-il
régulièrement à leur sujet des questions auxquelles on ne parvient
pas toujours à répondre avec une entière certitude. Il en est quatre
que nous devons examiner brièvement ici, laissant celle de l'auteur
pour notre dernier chapitre.

1.

DATE DE LA REDACTION.

En l'absence de tout renseignement précis, nous devons nous contenter
sur ce point d'une détermination approximative. Nous n'en sommes, du
reste, plus au temps où l'école de Tubingue, égarée par la conception
qu'elle se faisait des origines chrétiennes, croyait devoir descendre
jusque dans la seconde moitié du II e siècle (160-170). L'étude
extrêmement minutieuse qui se poursuit depuis cent ans et qui porte à
la fois sur l'évangile lui-même et sur les plus anciennes attestations
ecclésiastiques, a amené les savants qui ne peuvent admettre que ce
livre soit l'oeuvre d'un apôtre à en placer la composition dans le
premier quart du siècle, soit de l'an 100 à l'an 125. Ceux qui lui
assignent l'apôtre Jean pour auteur estiment--et il est impossible
d'établir qu'ils ont tort--que sa rédaction est antérieure à l'an
100. Mais jusqu'où peut-on remonter? Le fait qu'il faut tenir pour
certain que l'auteur a connu les Synoptiques et les a rectifiés sur
certains points suppose que ces écrits jouissaient déjà d'une
certaine notoriété et entraîne que, pour le 4 e évangile, il n'est
pas indiqué de remonter au delà de l'an 90.

2.

LIEU DE LA COMPOSITION.

La tradition unanime de l'ancienne Église place la composition de
l'évangile en Asie Mineure et indique Éphèse comme l'endroit où Jean
a achevé sa carrière et où, cédant aux sollicitations de ses
disciples, il mit par écrit ses souvenirs. Cette donnée est confirmée
par l'évangile lui-même, qui, visiblement, fut écrit pour des
lecteurs ignorants du langage et des usages palestiniens; preuve en
soit le soin que l'auteur prend de traduire les termes hébreux, même
assez répandus, comme rabbi (Jn 1:39), Messie (Jn
1:42), de donner la signification des mots Céphas ,(Jn
1:43) Siloé (Jn 9:7), Gabbatha (Jn 19:13), de
noter que Béthesda est un nom hébreu et de signaler les usages
juifs (Jn 2:6,13 4:9 7:2 18:31). L'évang, parle des Juifs comme
d'un peuple étranger, et l'expression: les Juifs y remplace la
locution si courante des Synoptiques: les chefs du -peuple et les
pharisiens.
A noter l'intérêt que l'auteur trouve à relever qu'une
fois, au moins, Jésus fut en rapport avec des Grecs (Jn
12:20,27). Ce n'était guère que dans un milieu hellénique que de
telles précautions étaient nécessaires et que de tels souvenirs
avaient leur à-propos; or, des divers milieux helléniques auxquels on
pourrait penser, le plus influent, vers la fin du I er siècle, celui
vers lequel un apôtre obligé de quitter la Palestine devait le plus
naturellement tourner ses pas, c'était incontestablement l'Asie
Mineure, et, en Asie Mineure, Éphèse était la métropole qui devait
tout particulièrement l'attirer.

3.

MODE DE COMPOSITION.

Ce n'est que tout récemment que l'on s'est rendu compte qu'il pouvait
être intéressant de rechercher les procédés de composition adoptés
par l'auteur. Il était naguère admis de tous que le 4 e évangile,
qu'il fût ou non l'oeuvre d'un apôtre, était d'une seule venue et que
si même l'écrivain avait eu à sa disposition des sources écrites, il
se les était complètement assimilées et les avait fondues dans sa
narration. Tout au plus envisageait-on la possibilité de quelques
retouches ou gloses postérieures pour se débarrasser de quelques
remarques qui donnaient du tourment aux exégètes; ainsi la réflexion
de Jn 2:21 (Il disait cela du temple de son corps), l'injonction
de Jn 14:31 (Levez-vous, partons d'ici), et l'intercala-tion
décidément surprenante du nom de Jésus-Christ dans la prière
sacerdotale (Jn 17:3). La situation a changé depuis que divers
savants allemands, Schwartz et Wellhausen en particulier, frappés
d'assez nombreuses incohérences soit entre les diverses parties de
l'évangile, soit dans le cours de certaines narrations, spécialement
dans le récit de la passion, ont émis l'idée que l'auteur avait
utilisé plus ou moins librement et raccordé plus ou moins habilement
des documents antérieurs, parmi lesquels les Synoptiques et, sans
doute, un écrit assez étendu, qui lui aurait servi de base. L'idée
n'a rien de révolutionnaire; même Jean pourrait très bien, tout en
rectifiant les Synoptiques, s'en être servi pour se rafraîchir la
mémoire; et s'il a eu les Synoptiques sous les yeux, il peut aussi
avoir consulté d'autres écrits dont le N.T. nous atteste
l'existence (Lu 1:1). La discussion de cette hypothèse occupera
probablement désormais une assez grande place dans les travaux
consacrés au 4 e évangile; mais elle n'a pas encore été suffisamment
examinée et contrôlée pour que nous puissions faire ici autre chose
que de la signaler. Il y aura lieu d'examiner aussi l'intéressante
suggestion de M. A. Westphal (voir J . N. d'après Tém., I, pp.
62-117), d'après laquelle l'évangile de Jean serait composé de notes
écrites par l'apôtre Jean sur celui de Luc et réunies plus tard par
un de ses disciples (p. ex. Jean le presbytre) auquel serait dû le
chapitre 21.

4.

L'INTEGRITE DU LIVRE.

Jusqu'à quel point l'ouvrage nous est-il parvenu sous sa forme
originale? La comparaison attentive des meilleurs manuscrits et des
versions anciennes a engagé les éditeurs modernes à retrancher comme
des interpolations: le passage Jn 5:3,4, expliquant par
l'intervention d'un ange le bouillonnement temporaire et les vertus
curatives de l'eau du réservoir de Béthesda; la négation pas
encore
(grec oupô) de Jn 7:8, introduite pour lever la
contradiction apparente avec le verset 10; enfin et surtout,
l'épisode de la femme adultère (Jn 7:53-8:11), que l'on a de
bonnes raisons de considérer comme appartenant à la tradition
chrétienne authentique, mais qui rompt le fil du récit et fait
positivement l'effet d'un bloc erratique en terre johannique. Ces
omissions, qui s'imposaient, ne sont, ni les unes ni les autres, de
très grande importance. Il est, par contre, indispensable de
s'arrêter quelque peu aux questions que soulève l'appendice du
ch. 21. Ce chapitre fait-il corps avec l'évangile ou ne lui fut-il
ajouté que postérieurement? Quel en est le but? A qui faut-il en
attribuer la composition? Comme il n'existe aucun manuscrit, même
parmi les plus anciens, ni aucune version qui ne le contienne, il
faut tenir pour assuré que, même s'il est d'une autre main que
l'évangile, il provient du même milieu et appartient à la même
époque. Mais pourquoi l'a-t-on jugé nécessaire? La question est
délicate. L'évangile, cela ne fait pas de doute, se termine avec le
ch. 20 et, comme l'intention de l'auteur--il le dit
expressément (Jn 20:30) --n'était pas de consigner tout ce qu'il
savait, mais de prouver, par un ensemble de faits judicieusement
choisis, que Jésus est le Christ, on ne discerne pas à première vue
le motif d'une adjonction qui n'apporte rien à sa démonstration.
Peut-être pourrait-on dire qu'elle a pour but de détruire, tout en
l'expliquant, une légende qui s'était répandue au sujet du «disciple
que Jésus aimait», auquel, comme on sait, ces lignes attribuent la
composition de l'évangile (Jn 21:24); il était d'autant plus
indiqué de le faire que cet épisode, dont l'élément essentiel est la
restauration de Pierre dans sa charge d'apôtre, complète sur un point
très important la tradition synoptique; il fallait que l'on sût ce
qui s'était passé entre l'apôtre et le maître après le reniement. Si
cette hypothèse est fondée, il faut en conclure que le ch. 21 est
d'une autre main que l'évangile, mais émane d'un cercle très voisin
de l'auteur, comme le prouvent la ressemblance incontestable du style
et la mention du disciple que Jésus aimait (verset 7 et surtout v.
24). Si même on jugeait cette conclusion excessive, on serait tenu de
reconnaître qu'en tout cas l'attestation du verset 24: nous
savons,
et l'assertion hyperbolique du verset 25 ne peuvent guère
être attribuées à l'écrivain principal.

V L'auteur.

Ce dernier problème, actuellement encore très controversé et qui le
sera vraisemblablement toujours, est pour nous en bonne partie résolu
par les constatations et considérations qui précèdent. Nous avons
déjà vu que l'auteur, malgré sa réserve voulue, se révèle comme un
Palestinien bien au courant de la topographie et des usages de son
pays et qui, même après de longues années d'absence, en a conservé le
souvenir précis; s'il écrit en grec, son style, dont on a tantôt loué
la simplicité et la correction et tantôt critiqué la monotonie,
décèle un homme dont l'araméen, la langue que parlait Jésus, était la
langue maternelle. Nous estimons aussi que l'auteur se donne pour
témoin oculaire des faits qu'il raconte et que la mention du
«disciple que Jésus aimait», mention dont les adversaires de la
composition par l'apôtre ne savent que faire, est une véritable
signature, derrière laquelle il est aisé de reconnaître l'un des fils
de Zébédée (voir art. Jean). C'est en tout cas l'opinion qui, dès le
milieu du II° siècle, paraît avoir eu cours dans l'ensemble de
l'Église. Que peut-on lui opposer?

Bien qu'on se garde en général de le déclarer nettement, la raison
dernière qui engage bon nombre de savants à écarter cette tradition
réside dans la répugnance qu'ils éprouvent à voir dans les récits de
l'évangile l'oeuvre d'un témoin des événements. L'appréciation
personnelle et subjective joue ici un rôle dont nous avons d'autant
moins le droit de nous scandaliser que nous avons dû reconnaître la
complexité et la difficulté du problème. Cette appréciation
personnelle, du reste, se fait également reconnaître chez ceux qui
arrivent à la conclusion opposée. La seule chose qui soit en place
ici sera donc de discuter les motifs d'ordre historique sur lesquels
on se fonde pour donner à l'antiquité chrétienne, et en somme à
l'évangile lui-même, un si flagrant démenti.

Il y en a deux principaux: le premier, c'est qu'un silence de près
d'un siècle sépare les dernières données certaines du N.T. sur les
fils de Zébédée et les allusions, chez les écrivains chrétiens du II°
siècle, à un séjour prolongé de Jean à Éphèse, où il aurait composé
l'évangile; si l'on s'en tient au N.T. et particulièrement à la
déclaration prophétique de Mr 10:39, il apparaît que Jean, comme
son frère Jacques, est arrivé prématurément par le martyre au terme
de sa carrière. C'est l'existence de l'évangile, auquel il fallait
attribuer un auteur, jointe à la présence en Asie, vers la fin du I
er siècle, d'un personnage que l'on appelait le presbytre Jean ou
Jean l'ancien (au sens ecclésiastique du mot), qui a créé la
tradition que l'on invoque aujourd'hui. Nous avons exposé un peu plus au
long cette manière de voir dans un article précédent et montré qu'il est
beaucoup moins certain qu'on ne prétend que Papias, Polycarpe et
Irénée, tous trois originaires d'Asie Mineure, aient commis la
confusion qu'on leur prête.

Le second argument invoqué contre la composition de l'évangile par
Jean est tiré du prologue et de sa doctrine de l'incarnation en Jésus
du Verbe ou, pour nous servir du terme grec, du Logos divin.
Cette conception, empruntée, pense-t-on, aux spéculations du Juif
alexandrin Philon (20 av. J.-C, à 60 ap. J.-C), a une couleur
beaucoup trop philosophique pour qu'un simple pêcheur galiléen l'ait
connue, comprise et adoptée. Nous concédons que si l'auteur du 4 e
évang, est réellement un homme imbu de philosophie alexandrine et
gagné, pardessus le marché, aux méthodes d'interprétation allégorique
chères à Philon, il est inutile de le chercher dans les rangs des
Douze. Mais les partisans de l'authenticité de l'évangile se font fort
de prouver:

que la dépendance de l'auteur à l'égard de Philon
est loin d'être établie;

que l'A.T, est tout plein de la notion de la parole divine créatrice
et révélatrice;

que les discours de Jésus dans le 4 e évangile,
pris sinon dans leur teneur littérale, du moins dans leur sens
général, sont, avec l'A.T., la vraie source des affirmations du
prologue;

qu'il est décidément téméraire de décréter ce
qu'un homme d'une haute intelligence et à l'âme profondément
religieuse peut ou ne peut pas s'approprier, même s'il est fils de
pêcheur et a manié la rame et jeté le filet au temps de sa jeunesse.

Il faut bien reconnaître, au surplus, ce qu'a de déconcertant
l'opinion que le 4 e évangile, l'une des colonnes maîtresses du N.T.,
serait l'oeuvre d'un chrétien inconnu, dont on ne saurait dire avec
précision ni où, ni quand il a vécu. Nous possédons quelques écrits
chrétiens de la période sub-apos-tolique (90-140); tous ceux qui ont
feuilleté cette littérature savent qu'aucune comparaison n'est
possible même entre ce qu'elle renferme de meilleur et le 4 e
évangile Et qu'on n'essaye pas de faire un rapprochement entre le
grand «Inconnu» qui nous a légué ce livre et le grand «Anonyme»
auquel nous devons les prophéties de Esa 40 à Esa 66; la situation
des Juifs en exil à Babylone au VI° siècle av. J.-C, était tout autre
que celle de l'Église chrétienne au I er siècle; et s'il est possible
de comprendre sans trop de peine que l'on n'ait su à qui attribuer
une poignée de feuillets rapportés d'un pays lointain, on ne voit
guère comment un ouvrage tel que le 4 e évang, aurait pu être mis en
circulation parmi les Églises d'Asie et se répandre de là dans le
reste du monde chrétien sans qu'on en sût exactement la provenance.

Nous en restons ainsi à l'affirmation traditionnelle selon laquelle
le 4 e évang, est l'oeuvre de Jean, fils de Zébédée, frère de Jacques
et l'un des Douze. Les circonstances spéciales de sa composition nous
sont, par contre, complètement inconnues. Il nous resterait à
caractériser cet ouvrage au point de vue religieux et théologique;
mais cette étude nous obligerait à empiéter sur l'article consacré à
la théologie johannique (voir Johannisme).
BIBLIOGRAPHIE. Comme pour l'article Jean, nous renvoyons les
lecteurs désireux de se documenter sur ce point au t. II (Le
Quatrième Évangile)
de l' Introd. au N.T. de M. Goguel (Paris
1924). L'ouvrage de P. F argues: Les Origines du N.T. (Paris
1928) donne également d'utiles indications. Pour l'étude de
l'évangile, consulter en français les commentaires de Calvin, d'Astié
(Explication de l'Évangile selon saint Jean par un chrétien,
1863), de Fr. Godet (4e éd., revue par G. Godet, 1904), la
Bible de Reuss (1879), le N.T. de N.S. J.-C, de Louis Bonnet, revu
par Alf. Schroeder, t. II, 3 e éd. (1899), les pages consacrées par
A. Westphal à fl l'ami de Jésus» dans le 1.1 de Jésus de Nazareth
d'après Tém.,
etc. (Lausanne 1914), la Bible du Centenaire (t.
IV, Paris 1924) et divers ouvrages catholiques, en particulier ceux
du Père Carmes (L'Évangile selon saint Jean, Paris 1904) et du
Père M.J. Lagrange (L'Évangile selon saint Jean, Paris 1925).
AuG. Th.