ALPHABÉTIQUE
(poème)
I Définition du genre.
On appelle ainsi les morceaux poétiques construits en acrostiche sur
l'alphabet hébreu, c'est-à-dire dont les vers, les distiques ou les
strophes ont pour initiales la suite de ses 22 lettres. Cette
disposition, naturellement intransportable d'une langue à une autre
dans une traduction exacte, n'est apparente que dans l'original.
Aussi nos vieilles Bibles (Ost., Mart.), pour prévenir le lecteur de
cette particularité, introduisaient-elles dans le texte les noms des
lettres hébraïques, en tête des phrases correspondantes des morceaux
alphabétiques: aleph, beth, guimel, etc.; elles suivaient en cela
l'exemple donné d'abord par la Vulg, dans le Ps 119 (qui est
aussi agrémenté de ces indications de lettres dans nos anciens
psautiers), mais sans expliquer le sens de ces mystérieux vocables;
ce qui risquait, comme l'observe L. Gautier (Introd. A.T, II, p.
20s), de provoquer d'étranges idées dans les esprits non initiés, et
des conséquences bizarres dans la lecture publique. Des versions
modernes, passant à l'extrême opposé, suppriment toute mention de
l'alphabétisme des morceaux (Sg., diverses éditions de la Vers.
Syn.). Il est préférable de le signaler par une note (comme l'édition
N.T. et Ps de Vers. Syn.; de même Cramp., qui conserve aussi les 22
noms des lettres).
Les poèmes alphabétiques ainsi désignés dans la Bible sont les
Ps 25,Ps 34,Ps 37,Ps 111,Ps 112,Ps 119,Ps 145; l'éloge de la
femme vaillante, dans Pr 31:10-31; les quatre complaintes de
La 1,La 2,La 3,La 4 (voir Lamentations); il faut y ajouter les
Ps 9 et Ps 10 réunis (c'est leur réunion en un seul par LXX
et Vulg, qui, dans ces antiques versions, change la numérotation des
Ps jusqu'au 147 e), la prophétie de Na 1:2-2:3 et l'éloge de la
Sagesse dans l'apocr. Sir 51:13-30. Il arrive assez
souvent, surtout dans ces trois derniers morceaux, que des
altérations du texte aient ici ou là mutilé l'acrostiche ou
interverti des lettres, mais la disposition d'ensemble en demeure
très reconnaissable. (Pour en illustrer l'explication destinée à des
enfants, nous avons risqué une libre mais fidèle adaptation en
français de l'éloge de la femme vaillante: Journ. Ec, D.,
août-sept. 1926, p. 337.)
Généralement, les 22 lettres de l'alphabet servent, chacune à tour de
rôle, d'initiale à chaque verset, par ex. aux Ps 25 et Ps
34 (qui ajoutent une phrase supplémentaire après le verset de la 22
e lettre); mais les Ps 111 et Ps 112 ont une initiale par
vers ou demi-verset, le Ps 37 en a une tous les deux versets;
La 4 en a une par strophe de quatre vers, La 1 et La 2
une par strophe de six vers, et de même La 3; mais comme, dans
ce dernier poème, l'initiale est répétée trois fois par strophe, aux
vers 1, 3 et 5 de chacune, les versets de ce chapitre ont été
numérotés à ces vers mêmes, ce qui triple le nombre des versets: 66,
au lieu du nombre des lettres de l'alphabet: 22, comme dans les chap.
1 et 2, 4 et 5 (le chap. 5 n'est pourtant pas alphabétique). Enfin,
le Ps 119, célèbre pour sa longueur exceptionnelle, a 22
strophes de 8 versets, composées successivement sur les 22 lettres de
l'alphabet, les 8 versets de chaque strophe ayant la même lettre pour
initiale: 1 re str. aleph (v.1-8), 2 e str. beth (verset
9-16), 3 e str. guimel (verset 17-24), etc.; de plus, chaque
verset emploie l'un ou l'autre de huit synonymes désignant sous
divers aspects la loi de JHVH. On peut se demander si, parvenue à ce
degré de complication formelle, la poésie ne sombre pas dans la
versification artificielle.
II Valeur du genre.
Il faut convenir en effet que ces recherches systématiques de la
lettre risquent de nuire à l'inspiration (voir Poésie). Cicéron
disait des vieux oracles de la Sibylle écrits en acrostiche, qu'il y
a là plus de réflexion et de souci d'art que d'enthousiasme et
d'exaltation (De Divinatione, II, 54). De même, bien des
critiques trouvent à nos poèmes alphabétiques «simplement un intérêt
de curiosité littéraire» (L. Gautier), y voient l'indice d' «une
époque de décadence où généralement l'artifice cherche à masquer
l'absence de ressources plus dignes du but et du sujet, dans un
siècle où la grammaire commence à primer la poésie» (Reuss). Ces
jugements sévères sont surtout préoccupés de la disproportion entre
l'élévation des sujets traités et les minuties insignifiantes
relatives aux lettres employées. Mais il est à noter précisément
qu'on n'a pas pu trouver d'explication à ce système dans un rapport
avec les sujets traités: preuve en soit la variété des genres de ces
quinze morceaux,--didactique, lyrique, mystique, prophétique,--et
aussi le fait qu'ils ne se distinguent pas particulièrement des
autres par une inspiration défaillante. Il faut plutôt sans doute en
chercher l'origine dans une intention toute pratique: «On commença
peut-être ce procédé, écrit Ch. Bois, pour aider la mémoire.»
(Encycl, art. Poésie hébraïque VI, p. 109.) Cette observation,
reprise par Crampon note au Ps 119), est très justement
développée dans Bbl. Cent, à propos du même Psaume: «L acrostiche,
procédé employé d'ordinaire pour aider la mémoire, et le verset 9
(Comment le jeune homme rendra-t-il pure sa conduite? c'est en
restant fidèle à ta Parole), ont fait supposer que le Psaume était
destiné à l'instruction de la jeunesse.» Tout instructeur expérimenté
de l'enfance, même dans notre Occident moderne, connaît bien
l'intérêt que prennent les jeunes esprits aux combinaisons de lettres
et de mots qui leur servent de support pour les idées. Sans doute ce
goût s'atténue ensuite et disparaît souvent; mais ce serait le
méconnaître par manque de pédagogie, par un point de vue: adulte non
adapté aux enfants, que de ne plus voir dans ce genre que jeux
d'esprit et puérilité.
Aux temps où l'enseignement s'adressait presque exclusivement à
la mémoire, un tel moyen d'aide mnémotechnique n'était nullement
méprisable, ni négligeable. On a lu plus haut que les antiques
Oracles sibyllins eux-mêmes, d'après Cicéron, étaient rendus en vers
acrostiches. Un papyrus de Tebtunis (Egypte), datant du début de
l'ère chrétienne, et publié en 1907, reproduit une histoire pour
petits enfants, où la perte d'un vêtement est racontée en
vingt-quatre vers très courts commençant chacun par les lettres
successives de l'alphabet grec. A plus forte raison peut-on donc
admettre que chez les Juifs, si préoccupés d'inculquer à leur
jeunesse la morale religieuse de leurs livres saints, le genre
alphabétique ait joué un certain rôle éducatif.
Ils l'ont en tout cas utilisé longtemps encore dans leur
littérature postérieure. L. Gautier croit fort improbable que
l'alphabétisme ait été pratiqué par les poètes hébreux avant l'exil».
Il se peut en effet qu'aucun de ces poèmes entrés dans le canon de
l'A.T. ne remonte plus haut que le VI e siècle; il ne nous paraît
pourtant pas impossible que le genre soit beaucoup plus ancien:
tardif, ii semble un indice de décadence littéraire, mais il pourrait
avoir été le système archaïque d'une littérature didactique primitive.
III L'acrostiche.
Même l'acrostiche proprement dit, celui qui prend pour initiales ou
finales des lignes les lettres d'un certain mot, plaisait au génie de
la race; on en connaît bien des exemples jusque dans la poésie juive
du moyen âge comme celle d'Aben-Esra (XII e siècle). Les Orientaux
sont grands amateurs d'énigmes, les Sémites attachaient une valeur
symbolique aux noms (voir ce mot), et le judaïsme pratiqua la
gématrie, interprétation arithmétique des mots de l'A.T. (voir
Nombre). C'est ainsi qu'aux petits Israélites «on enseignait quelques
versets de l'Écriture qui commençaient ou finissaient par les lettres
mêmes de leur nom; ce texte de naissance, l'enfant devait, jour après
jour, l'introduire dans ses prières». (Edersheim, Soc. juive, p.
195.) D'autre part, on sait que les chrétiens persécutés des premiers
siècles adoptèrent dans le poisson un symbole énigmatique aux
profanes, et fourni par acrostiche: le nom grec du poisson, ICHTHUS,
était formé par les initiales des mots Iêsous CHristos
THéou Uïos Sôter =J.-C. Fils de Dieu, Sauveur. On cite aussi deux
acrostiches dans la Bible française d'Olivétan (1535), l'un sur son
nom, l'autre sur les Vaudois, et l'indication qu'il y a dans celui-ci
une énigme à clef est donnée par cette citation d' Eze 1:16: «Et
leur ouvrage estoit comme si une roue eust été au milieu de l'autre
roue.» (Lortsch, Hist, de la Bible en France, pp. 114s, 121.)
On a signalé dans l'A.T., à tort ou à raison, deux exemples de ce
genre d'acrostiches.
1.
Le Ps 110, composé en l'honneur d'un grand
personnage anonyme, se trouve former, avec les initiales des verset
1-4, le nom de Simon, qui pour un certain nombre de savants
représenterait Simon Macchabée, élu en 142 par les Juifs «chef et
grand-prêtre à perpétuité» (1Ma 14:41). Les uns objectent
que cela rendrait le Psaume extrêmement tardif; les autres, que la
rencontre peut n'être qu'accidentelle, car «on ne connaît pas
d'exemple d'acrostiche n'intéressant qu'une partie de la pièce» (Bbl.
Cent.). Mais la date tardive n'est pas absolument impossible; et le
texte actuel du Psaume étant certainement altéré et probablement
incomplet, on ne peut conclure fermement ni sur la régularité ni même
sur la réalité du prétendu acrostiche.
2.
Le livre d'Esther (voir ce mot) est connu comme ne
contenant pas le nom de Dieu. Pourtant les quatre consonnes du nom
sacré JHVH s'y trouvent quatre fois, comme suite d'initiales (deux
fois) ou de finales (deux fois) de quatre mots hébreux consécutifs;
elles s'y trouvent deux fois dans l'ordre normal, JHVH, deux fois
dans l'ordre inverse, hvhj. Ces rencontres ne paraissent pas pouvoir
être fortuites:
1° ce sont les seuls acrostiches avec le nom divin,
non seulement dans Esther, mais dans tout l'A.T.;
2° l'agencement en deux paires, d'abord de finales,
puis d'initiales, et l'alternance de l'ordre renversé et de l'ordre
normal, semblent bien dénoter une intention;
3° les quatre passages marquent des moments
décisifs: Est 1:20, l'édit royal; Est 5:4, l'invitation
d'Esther; Est 5:13, le dépit d'Haman; Est 7:7, sa perte
résolue. On a même vu un rapport entre les initiales et les
initiatives des deux premiers moments, entre les finales et la fin
des deux derniers, etc. Ces acrostiches ont été connus au plus tard
au V e siècle, par les Massorètes, qui les signalent en note à chacun
des quatre textes; dans certains vieux manuscrits hébreux les lettres
en question sont plus grandes et font ressortir le nom de JHVH. Si
subtile que cette cryptographie puisse nous paraître, elle ne
pourrait guère être l'effet du hasard; et si elle est intentionnelle,
l'auteur aura voulu sans doute faire éclater l'intervention divine
par le simple récit. Cette intention n'épurerait certes pas son point
de vue très terre à terre, son nationalisme orgueilleux, vindicatif
et cruel; pourtant elle nous obligerait à reconnaître que dans cette
histoire ce Juif étroit considérait à sa manière JHVH, le vrai Dieu,
comme présent quoique invisible. Jn L.