GÉNÉALOGIE DE JÉSUS-CHRIST

Le problème délicat et complexe de la généalogie de J.-C, a eu,
dans l'Église primitive, une importance dont témoignent le premier et
le troisième évangile. Leurs origines diverses montrent que si la
question intéressait particulièrement les judéo-chrétiens, elle ne
semblait aucunement négligeable aux pagano-chrétiens dont bon nombre
étaient, vraisemblablement, des pagano-judéo-chrétiens. Les
préoccupations et les tendances particulières de chacun des deux
évangiles, et de leurs milieux, se reflètent assez distinctement dans
deux listes bien différentes, et dont le caractère schématique est
évident.

I Les deux généalogies : Mt 1:1,17,Lu 3:23-38.

1.
La liste de Matthieu est descendante.
Elle part d'Abraham et aboutit au Christ. Elle doit comprendre,
suivant le projet arrêté de l'auteur (verset 17), trois groupes
artificiels de quatorze générations. On a pensé que le rédacteur,
d'après un usage courant dans l'A.T., prêtait à chaque génération une
durée uniforme de quarante ans. Le nom du roi David serait en même
temps la clé de son système et de sa symbolique du nombre (les
consonnes de ce nom, en hébr., font en effet 14, c-à-d, deux fois 7,
le chiffre sacré; D V D: 4 + 6 + 4 =14; d'après Box, Lagrange). Le
caractère factice de cette construction est accru du fait que la
division tripartite a comme étapes moyennes deux événements précis:
l'établissement de la royauté en Israël, et la ruine de cette royauté
au moment de l'exil. Pour pouvoir faire entrer une mystique du nombre
dans ce cadre précis, il a fallu, naturellement, forcer l'histoire.
L'auteur n'y a pas manqué, en comprimant et en stylisant à sa guise.
Il supprime certains noms; il en transforme d'autres; et cependant,
il n'aboutit qu'à un résultat imparfait. L'on n'obtient, en effet, 14
X 3 =42 générations, qu'en comptant séparément: Joseph, Marie,
Jésus. Faut-il admettre, avec certains commentateurs, que Marie était
la nièce de Joseph, donc d'une génération plus jeune? L'admission de
cette conjecture ne résoudrait nullement la difficulté. D'autres
femmes, sont nommées en marge de la lignée proprement dite, laquelle,
suivant l'usage' hébreu, ne comprend que des hommes. Dans ces
conditions, Marie serait difficilement en tête d'une génération. On a
supposé qu'il fallait compter deux fois David et Jéchonias, à la fin
d'une série et au début de l'autre, en arrêtant la liste à Joseph.
Mais cette arithmétique savante ne peut faire que 14 + 15 + 13, car
15 et 13 sont les deux chiffres obtenus. Loisy, après Maldonat, pense
que les chefs de file sont trois hommes «selon le coeur de Dieu»:
Abraham, David, Josias. Il suffit de compter ces deux derniers en
tête et en fin de séries pour obtenir partout 14. Mais l'auteur
mentionne expressément Jéchonias et ses frères comme achevant une
étape historique, avec l'exil et la ruine de la royauté (verset 11).
Il répète lui-même le nom de Jéchonias comme il a répété celui de
David. Lagrange estime que le Jéchonias du verset 12 n'est pas celui
du verset 11. Il y aurait eu confusion entre deux noms presque
identiques: celui de Jêhojakitn et celui de Jého-jakin, son
fils, dit Jéconia (cf. Jer 22:24,2Ch 3 à 2Ch 8,1Ch 3:16,Jer 52:31
LXX). Le texte primitif, remanié par un scribe maladroit, serait
encore celui de quelques manuscrits qui portent au verset 11: «Josias
engendra Joachim, et Joachim engendra Jéchonias.» Mais ces manuscrits
sont récents (M, 0, IX e siècle et quelques minuscules). Le principal
témoin du texte occidental (D, VI e siècle) présente ainsi la liste
de Luc en cet endroit: «Jéchonias, de Joachim, d'Éliakim, de
Josias...» Mais Éliakim et Joachim sont le même personnage (2Ro
23:34). Il s'agit là d'un essai maladroit de mise au point et
d'harmonisation. D'ailleurs, si l'on examine le texte proposé, on se
rend compte qu'il donne quatorze termes, de David exclu à Joachim
inclus, mais seulement treize de Joachim exclu à Joseph inclus.
D'autre part, l'exil des Judéens, pris comme point de repère (verset
11), bien qu'effectué en plusieurs fois, n'est devenu considérable
qu'avec Joachim-Jéchonias (Jer 29:1-3,2Ro 24:10-17). Enfin, le
renseignement de Mt 1:12 se comprend parfaitement d'après 2Ro
24:8 25:27-30. Ainsi, dans quelque sens qu'on le tourne ou
retourne, l'ouvrage artificiel du rédacteur n'est pas au point.

La première série (Mt 1:2-6) s'accorde avec 1Ch 2:1-15.
A partir de Pharez, elle suit presque textuellement Ru 4:18-22
(LXX), à cette réserve près que deux noms de femmes (Rahab et Ruth) y
sont adjoints, en marge de la lignée mâle, et que David y est nommé
le roi. Une femme (Thamar) se trouvait déjà mentionnée, dans les
mêmes conditions, entre Abraham et Pharez.

La deuxième série concorde, dans l'ensemble, avec 1Ch 3:10-15;
mais elle omet plusieurs noms: Achazia, Joas et Amatsia,
entre Joram et Azaria, tous deux mentionnés, et, comme on l'a déjà
vu, Jéhojakim. La femme d'Urie figure en marge (verset 6), avec ce
titre, sans être autrement désignée. La transcription des noms
hébreux en grec a donné lieu à des erreurs grossières et qui semblent
porter plus loin que l'orthographe. Le roi Asa est confondu peut-être
avec le psalmiste Asaph, le roi Amon avec le prophète Amos (verset
7,10). Malgré le caractère très approximatif et factice de sa
construction, l'on hésite à croire que le rédacteur lui-même ait pu
commettre de telles bévues.

La troisième série emprunte à Esd 3:2 et à 1Ch 3:17-19
les noms de Salathiel et de Zorobabel, qui se trouvent également dans
la liste de Luc, le premier étant le père du second (conformément à
Esd 3:2, mais en contradiction avec 1Ch 3:17,19 qui fait du
second le neveu du premier); d'après Matthieu et d'après 1 Chr., Salathiel
est lui-même le fils de Jéchonias, alors que, d'après Luc, il est
fils de Néri. Cette série présente, apparemment en marge, comme
précédemment, un nom de femme, le cinquième de la liste, celui de
Marie. Ici, le texte de presque tous les manuscrits est rédigé de
cette manière: «Jacob engendra Joseph, l'époux de Marie, de laquelle
est né Jésus, qui est appelé Christ» (verset 16). On trouve pourtant
quelques variantes qui ne sont pas sans intérêt: «Joseph, fiancé à
Marie, de laquelle naquit le Christ, le Fils de Dieu» (Dial. Tim.
et Aquiloe,
V e siècle); «Joseph, auquel la vierge Marie étant
fiancée, engendra (egennêsen, genuit) Jésus...» (0 IX e siècle;
plusieurs minuscules, et d'anciennes versions latines); «Joseph à qui
fut fiancée la vierge Marie qui enfanta (eteken, peperit) J.-C.»
(fragm. syr. de Cureton, V e siècle, et d'anciennes vers. latin du
type précédent, mais où genuit est devenu peperit). La
divergence la plus remarquable se rencontre dans un palimpseste du IV
e ou du V e siècle, découvert en 1892 au Sinaï, par Lewis et Gibson:
«Joseph, à qui fut fiancée la vierge Marie, engendra Jésus...»
Certains auteurs en ont conclu que la source originale du palimpseste
sinaïtique, déjà presque aussi vieux que nos plus anciens manuscrits,
supposait la naissance naturelle et non miraculeuse du Christ (von
Soden, 2 e éd., Bacon, Loisy, J. Weiss, Goguel). Ainsi se trouverait
confirmée la conjecture de Reuss qui proposait comme texte primitif:
«et Joseph engendra Jésus». Lagrange voit dans cette admission une
véritable «énormité critique», les termes «fiancée et vierge», qui se
trouvent dans le palimpseste, étant par eux-mêmes suffisamment clairs
et décisifs. Burkitt estime que le texte sinaïtique n'a rien
d'original, mais qu'il s'apparente à celui du ms. O, où le terme
«engendrer» impliquerait simplement la descendance légale. Jésus
serait légalement le fils de Joseph et l'héritier de son lignage.
Telle nous paraît avoir été l'opinion de l'évangéliste et cela n'est
pas contesté. Mais l'expression «engendrer», dans les variantes
signalées, pose un problème critique dont la solution, malgré les
mots: vierge et fiancée, ou le récit de la naissance miraculeuse,
n'est pas aussi facile que le pensent Burkitt ou Lagrange. D'autre
part le terme «engendrer», pris dans son sens naturel, confirmerait
simplement l'existence d'une tradition originale que l'on suppose
avoir été conservée dans les sectes ébionites (Reuss); mais cela ne
tranche pas la question de l'origine et de l'antiquité de cette
tradition. De toutes manières, cette origine serait difficilement la
rédaction primitive de l'évangile, où le verset 16 est situé dans un
ensemble qui ne laisse place à aucun doute sur la pensée du
rédacteur. L'étrange mention de quatre femmes (et de quelles femmes!)
en marge de la généalogie, avant d'arriver à Marie, éclaire déjà
cette pensée. Il s'agit en effet de Thamar, l'incestueuse, de Rahab,
la courtisane, de la femme d'Urie, dont cette désignation sans plus
met l'adultère en évidence (Bath-Séba), et de Ruth, la Moabite. Nul
passage de l'A.T, ne fait entrer Rahab dans la famille d'où sortira
David. Une tradition rabbinique incertaine suppose qu'elle fut admise
soit dans la tribu de Juda, soit dans celle de Lévi. Cette
constatation rend encore plus étrange la mention de Rahab, et du même
coup le groupement effectué systématiquement par l'évangéliste. Quel
a été son but en signalant ainsi quatre naissances irrégulières dans
la lignée davidique? Faut-il conclure, avec Zahn et J. Weiss, qu'il a
voulu réfuter une calomnie juive, plus tard enregistrée dans le
Talmud, et d'après laquelle Jésus serait né hors mariage? Qui ne
voit, avec Lagrange et Loisy, qu'il irait justement à rencontre du
but qu'on lui suppose? Doit-on considérer cette quadruple mention
comme l'expression d'un universalisme nouveau qui introduit dans le
Royaume des pécheurs repentants (Jérôme, Schenz) ou des étrangers
(Lagrange)? Il n'en reste pas moins que ces personnes sont des
femmes, et qu'un rapport quelconque doit exister entre elles et
Marie. Dira-t-on, avec Holtzmann, Burkitt, Loisy, que, par ces quatre
exemples d'irrégularité dans la généalogie davidique, l'évangéliste
prépare le lecteur à l'irrégularité, plus grande encore, de la
naissance virginale de Jésus? Il y a sans doute autre chose, et de
plus important: cet évangéliste, à la fois le plus hébreu et le plus
anti-juif des quatre, oppose aux irrégularités scandaleuses de la
lignée royale ce qu'il considère comme une irrégularité sainte et
divine: la naissance virginale de Jésus; il ne défend pas, il
attaque, et c'est assez dans sa manière de judaïsant converti.

2.
La liste de Luc est ascendante.
Elle remonte de Jésus à Dieu, en passant par David, Abraham et Adam.
Elle est, bâtie sur un plan moins rigide et moins conventionnel que
celui de Matthieu On a cru cependant découvrir une certaine symbolique du
nombre dans ses 77 (7X11) ancêtres de Jésus. Là où, sur un intervalle
d'environ cinq cents ans, entre Zorobabel et Joseph, Matthieu ne donne que
dix générations, Luc en fournit dix-neuf entièrement différentes non
seulement par leur durée, mais par les noms, qu'on ne trouve point
ailleurs, de leurs représentants. La divergence reprend au-dessus des
termes communs que constituent Zorobabel et son père Salathiel, et la
liste de Luc aboutit à David non par la branche royale de Salomon,
mais par celle de son frère Nathan. (cf. 1Ch 3:5 2Sa 5:14,2Sa
12:15-25) De David à Abraham, les deux généalogies concordent à peu
près, sauf entre Aminadab et Esrom, où Lu 3:33 place Admin et
Arni, son père, tandis que Mt 1:3 ne mentionnait qu'Araméen
D'Abraham jusqu'à Noé, Luc suit, en les retournant, les tables de
1Ch 1:24-27 et de Ge 11:10-27 (Ge 10:1,21-25 jusqu'à
Phalek=Péleg); mais d'accord avec les LXX il ajoute un nom, celui de
Caïnam, entre Sala et Arphaxad. De Noé à Adam, l'énumération est,
dans l'ordre inverse, la même qu'en 1Ch 1:1-4 et Ge 5:3,29.

Le lien des générations, qui est marqué dans Matthieu par le terme
précis «engendrer», se trouve indiqué plus vaguement dans Luc par
l'article au génitif: toû =de, fils de. Remontant de Jésus à
Dieu, «qui a fait d'un seul sang toutes les races humaines» (Ac
17:26), Luc réalise, pour ainsi dire, une induction universaliste,
quand Matthieu, descendant d'Abraham à Jésus, fait une déduction juive. La
manière et l'esprit des deux évangélistes sont ainsi caractérisés.

II Essais d'harmonisation et de critique.

L'Église, en présence de deux traditions aussi différentes, pressée
parla critique néo-platonicienne, celle de Porphyre en particulier,
est entrée sur la voie de l'harmonisation. Les tentatives
harmonistiques, depuis les premières variantes rédactionnelles
jusqu'aux essais contemporains, ne se comptent plus. La variante la
plus importante est celle du Codex Bezae (D); elle emprunte à Matthieu sa
liste de David à Joseph et l'introduit dans Luc (Lu 3:23-31), en
la retournant. Elle présente, par surcroît, ainsi qu'on l'a vu, un
commentaire implicite et un essai maladroit d'amélioration du texte
de Matthieu Elle est, en ce qui concerne le texte de Luc la seule
modification de quelque intérêt.

La première théorie connue, et déjà remarquablement développée,
d'harmonisation, est celle d'Africanus (vers 220). Eusèbe l'introduit
en termes qui indiquent la perplexité de l'Église devant deux
généalogies aussi divergentes; il la mentionne longuement, avec
approbation (H.E., I, 7; VI, 31:13). Africanus prétend qu'Hérode
le Grand fit détruire toutes les généalogies juives conservées dans
les archives, pour n'avoir point à rougir de sa basse extraction
(H.E., I, 7:13). Ce renseignement serait venu des
arrière-petits-neveux du Seigneur, les desposynoï, qui, fiers de
leur origine, en conservaient pieusement la mémoire (H.E., I,
7:14). Il ne s'accorde pas avec les affirmations de l'historien
Josèphe; celui-ci nous apprend que sa propre généalogie figurait sur
des actes officiels, sur des «tableaux publics», et que celles des
prêtres étaient conservées soigneusement même chez les Juifs de la
Diaspora (Vie, I). La femme d'un descendant de Lévi devait être,
elle aussi, de race sacerdotale. Au moment du mariage, il fallait en
fournir la preuve officielle (Contre Apion, I, 7). Africanus
croit pouvoir concilier les deux généalogies en distinguant la
descendance naturelle et la descendance légale. Chez les Juifs,
l'institution du lévirat (De 25:5-10, cf. Ge 38:8,Mr 12:19)
faisait que l'une était souvent différente de l'autre. Lorsque deux
demi-frères, fils de la même mère, mais non du même père, épousaient
successivement la même femme, le second mariage avait pour but légal
de susciter une descendance à l'époux mort sans enfant, et c'est à
lui qu'appartenait juridiquement le fruit de cette union. Ainsi, un
homme pouvait avoir deux pères, deux lignées ancestrales, selon la
nature et selon la loi. Tel fut le cas pour Joseph: son père naturel
était Jacob, d'où la généalogie de Matthieu; son père légal Héli, d'où
celle de Luc. Cette théorie, très remarquable pour l'époque, et
témoignant d'un sens critique réel, a été souvent reprise depuis
l'âge patristique jusqu'à nos jours. Adoptée par Calvin, elle est
encore défendue à peu près intégralement par Zahn (Leben Jesu,
1928). Hervey (1853) la modifiait, en attribuant à Matthieu la généalogie
légale, malgré le terme «engendrer», et à Luc la généalogie naturelle.
Un autre usage du même genre de lévirat doit être supposé pour
Salathiel, fils de Néri (Lu 3:27) et de Jéchonias (Mt
1:12). Mais l'existence d'un pareil lévirat pour les demi-frères de
mère n'a pas été établie. De plus, on s'explique mal comment avec des
aiguillages divergents et des parcours si différents, les deux séries
se retrouvent deux fois sur la même ligne.

Annius de Viterbe a présenté, vers 1490, une autre explication
non moins ingénieuse et qui n'a pas manqué de défenseurs jusqu'à nos
jours (Nebe, Wieseler, Godet, B. Weiss, Wabnitz): Mt 1
ndiquerait la lignée de Joseph et Luc celle de Marie. Il conviendrait
de traduire ainsi Lu 3:23: «On supposait qu'il était le fils de
Joseph; mais il était en réalité le petit-fils de Héli.» Héli,
d'après le Talmud (Hagiga 77:1), était bien le père de Marie.
Plummer, A.J. Maclean, Zahn ont montré l'invraisemblance de cette
hypothèse qui accorde à la femme une situation légale inconnue chez
les Juifs (la race de la mère ne mérite pas le nom de race, Baba
Bathra
110, a),et même chez les païens. Le droit de naissance de
Jésus ne pouvait être établi qu'en passant par Joseph. La même
critique s'adresse à la théorie de Noesgen qui, inversement, attribue
à Luc la généalogie de Joseph et à Matthieu celle de Marie. Elle vaut
également contre la thèse originale de G.A. Hahn, d'après qui Luc
donnerait la généalogie paternelle et Matthieu la généalogie maternelle de
Joseph. Enfin, cet essai d'harmonisation, sous ses diverses formes,
se heurte à la présence de termes intermédiaires communs, et devrait
être complété par le précédent, dont les difficultés particulières
s'ajouteraient aux siennes.

Tels sont les deux grands types de théories harmonistiques.
L'hypothèse courante d'une parenté entre Joseph et Marie n'y ajoute
rien d'essentiel, non plus que celle d'une adoption de Joseph par
Héli, père de Marie (Augustin, Wetstein, Schegg). La tradition
catholique (Didon, J.-C, 1890, 1922) fait habituellement de
Joseph l'oncle ou le cousin de Marie. Il serait doublement l'héritier
d'Héli, le père de Marie, comme son gendre et comme son neveu ou son
beau-frère, suivant que l'épouse d'Héli, Anne, est sa tante ou sa
soeur. Ce ne sont là que conjectures sans fondement et vaines
subtilités. Le seul argument qui vaille d'être considéré est celui
d'Eusèbe (H.E., I, 7:17) repris par Calvin: Joseph et Marie
seraient de la même tribu, donc, en quelque mesure, apparentés, parce
que les mariages en dehors de la tribu étaient interdits (No
36:6 et suivants). Mais les héritières seules devaient observer
cette règle, sous peine de perdre leur héritage. D'après Lu
1:5,36, Marie était parente d'Elisabeth, bien que cette dernière
descendît d'Aaron. Zahn et d'autres en ont conclu que Marie
appartenait à la tribu de Lévi, non à celle de Juda. Une antique
tradition l'établirait, dont Sanday et Headlam ont retrouvé l'écho
dans deux remaniements chrétiens du Testament des Douze Patriarches
(«Le Seigneur en suscitera un, de Lévi comme prêtre, et de Juda comme
roi, Dieu et homme», Sim. 7; «que vos enfants honorent Juda et Lévi,
car c'est d'eux que le Seigneur suscitera un Sauveur à Israël», Gad
8). Toujours est-il que les écrits du N.T. n'attachent d'importance
qu'à l'origine davidique de Jésus, et que Jésus lui-même n'en a point
fait état.

On ne saurait dénier l'esprit critique à tout essai
d'harmonisation. Déjà celui d'Africanus n'en manque point. La
résurrection de sa théorie paraît cependant un anachronisme. Une
harmonisation ne serait légitime actuellement que sur la base d'une
critique avertie et parfaitement à jour. Or cette critique, en
l'espèce, a révélé des divergences irréductibles et que les auteurs
les plus prudents avaient déjà partiellement reconnues. Elles ont été
accentuées par d'autres, qui en ont conclu à l'inexistence d'une
généalogie primitive de Jésus et à l'entière vanité des deux essais
qui nous sont parvenus (Réville, J. Weiss, Loisy). Tentatives
manquées d'apologie vulgaire, les généalogies correspondraient «à un
degré inférieur et tout primitif de la pensée chrétienne sur le rôle
messianique de Jésus» (Loisy).

Aucune critique n'a cependant prouvé l'inanité de la thèse
essentielle des généalogies: l'origine davidique de Jésus. Cette
thèse se trouve confirmée par beaucoup d'autres passages du N.T., et
notamment par le témoignage de Paul en Ro 1:3 (cf. Mt 1:20
9:27 12:23 15:22 20:30 21:9,15,Mr 10:47 et suivant, Lu
1:27,32,69 2:4 18:38 et suivant, Ac 2:30,2Ti 2:8,Ap 5:5
22:18). Eusèbe (H.E., III, 20) rapporte, d'après Hégésippe,
qu'au temps de Domitien (81-96), des petits-neveux de Jésus par son
frère Jude furent arrêtés comme descendants de David. Les divergences
irréductibles des deux listes n'infirment pas ces témoignages.

La critique a mis en lumière le caractère artificiel et «stylisé»
des généalogies bibliques en général (cf. Ge 5,11,1Ch 1-9) et de
celles de Jésus en particulier; mais elle a créé une obligation qui
n'existait pas autrefois: celle de les distinguer et de les apprécier
diversement. La construction de Luc est apparue comme beaucoup moins
factice que celle de Matthieu Il paraît légitime de lui donner la
préférence et de lui accorder quelque crédit.

Conclusion. Le problème des généalogies, pour si intéressant
qu'il soit, ne saurait passionner l'Église comme il le fit à certains
moments. Il ressortit moins à la foi qu'à la théologie. Le sage
conseil a fini par prévaloir auprès des fidèles: «de ne point
s'attacher à des généalogies sans fin, qui provoquent des disputes,
au lieu de contribuer au développement de l'oeuvre de Dieu, qui
s'accomplit par la foi» (1Ti 1:4, cf. Tit 3:9).

L'exemple de Jésus aurait dû suffire pour dicter aux chrétiens
leur propre conduite. Son attitude fut tellement détachée à l'endroit
de son origine humaine qu'elle a pu faire douter qu'il fût vraiment
fils de David. (cf. Mt 22:41-46 et parallèle) Il pouvait l'être;
mais certainement il n'y prétendait pas. Les chrétiens ont cru
l'honorer en étalant ses privilèges royaux; mais lui n'en faisait
aucun cas. Il n'attachait nulle importance à ces questions de race,
d'extraction, d'étiquette et de rang qui passionnent et divisent les
hommes. Son royaume n'était pas de ce monde (Jn 18:36). H. Cl.