ÉVANGILES SYNOPTIQUES (4.)

IV Solution d'ensemble.

Il y faut, en effet, une solution d'ensemble. Comme on vient de le
voir, aucune des théories systématiques ne peut seule embrasser tous
les aspects opposés du problème. Si la tradition orale ou des
documents multiples eussent été trop éparpillés pour produire le plan
uniforme des synoptiques, par contre un évang, primitif eût été trop
uniforme pour produire leurs innombrables variantes. Toutefois,
chacune de ces explications avait le mérite de préparer des matériaux
utiles à la construction générale, dont les grandes lignes réalisent
de plus en plus l'accord des théologiens: désormais la critique est
presque unanime à reconnaître leur valeur primordiale aux «deux
sources», c'est-à-dire aux deux écrits originaux qui constituent les
fondations de tout l'édifice synoptique.

1.
LES DEUX SOURCES PRINCIPALES

Ces deux écrits correspondent à deux témoignages d'un vieil ouvrage
en cinq livres: Explications des paroles du Seigneur, composé par
l'évêque d'Hiéra-polis en Phrygie, Papias, sans doute avant l'an 150;
on n'en connaît plus que quelques maigres fragments conservés par
divers auteurs, et c'est Eusèbe de Césarée (Mort en 340) qui cite les
deux passages relatifs à l'origine des évangiles de Marc et de Matthieu
(H.E., III 39:36). Notons pour le moment que l'ordre dans lequel
se présentent ici ces deux oeuvres est celui de leur apparition dans
notre étude du problème, et ne préjuge pas de l'ordre historique de
leur composition, car il faudra rechercher si et dans quelle mesure
les deux «sources» premières coïncident avec la forme actuelle du
Mr et du Matthieu canoniques.

L'évangile de Marc. «Marc, étant devenu
l'interprète de Pierre, écrivit exactement, quoique sans ordre, tout
ce qu'il se rappelait de ce qu'avait dit ou avait fait le Christ...»
Tel est le renseignement que Papias déclare tenir du presbytre Jean,
c'est-à-dire d'un chrétien âgé de la génération qui l'avait précédé
(voir le passage complet de Papias dans l'article Marc, évangile de).

Oui, en un certain sens il est donc vrai qu'un des synoptiques a
été l'évangile primitif, connu et reproduit dans de très fortes
proportions par les deux suivants, parenté d'origine qui explique
leurs ressemblances de détails et la suite de la synopse. Mais cet
évang, le plus ancien n'est pas, comme on le crut si longtemps avec
Augustin, celui de Matthieu: c'est celui de Marc. Or l'évangile de Marc en
retenant, suivant le mot de Papias, «ce que le Christ avait dit ou
fait», et en le retenant d'après les souvenirs de Pierre, qui était
homme de coeur et d'action plutôt que de pensée, s'était attaché aux
actes du Seigneur plus encore qu'à ses paroles. L'évangile de Marc nous
met en présence du Christ actif, à la fois serviteur participant à la
nature humaine et Maître tout-puissant de la nature et de la
créature, donnant volontairement sa vie en rançon pour les pécheurs.
On trouvera la démonstration de ce point de vue, ainsi que de son
caractère pittoresque, vivant et vibrant, dans l'art, consacré à cet
évangile; devant nous borner ici à ses relations synoptiques, notons
seulement que ce sont ces qualités mêmes qui lui ont valu de devenir
un document narratif de premier ordre et d'entrer dans la tradition
synoptique à titre de source principale.

A. La priorité de Marc , c'est-à-dire l'antériorité de cet
évang, par rapport aux deux autres, ressort de plus en plus probable,
et finalement incontestable, d'une étude comparée de détail et
d'ensemble.

(a) Au point de vue de la rédaction. Le style de
Mr est le plus primitif, souvent gauche et rude, presque toujours
amélioré dans Luc et dans Matthieu Il renferme plusieurs citations de mots
araméens prononcés par Jésus (Mr 5:41 7:34 14:36), lesquels ne
se trouvent pas dans les autres (à l'exception du cri du Sauveur en
croix, conservé par Mt 27:46, parce que citation d'un Psaume):
on imagine fort bien les deux évang, les plus récents supprimant ces
vocables qui perdaient de leur intérêt à mesure qu'on s'éloignait des
faits, tandis qu'on ne pourrait se représenter Marc se plaisant à
traduire le grec de Luc ou de Matthieu en araméen, pour en redonner aussitôt
après la traduction grecque. Sa locution constante à propos de la
résurrection de Jésus: «...trois jours après» (Mr 8:31 9:31
10:34) est sans doute connue de Matthieu, qui la met une fois dans la
bouche des prêtres (Mt 27:63); mais dans toutes les prédictions
mêmes de Jésus, Matthieu ainsi que Luc la modifient en celle-ci: «le
troisième jour»: (Mt 16:21 17:23 20:19,Lu 9:22 18:33) c'est donc
une rectification? on ne comprendrait pas, en sens inverse, que Marc
eût changé en une formule discutable la formule plus strictement
exacte qu'il eût trouvée chez les deux autres. Encore une correction:
d'après Mr 2:26, David mangea les pains de proposition au temps
du grand-prêtre Abiathar; c'est un lapsus, explicable par la longue
et intime association d'Abiathar avec David à partir justement de
l'époque en question, mais le grand-prêtre était encore le père
d'Abiathar, Ahimélec (1Sa 21:1-6,22:20 et suivants); aussi Matthieu et
Luc qui dans le passage parallèle suivent à peu près mot à mot le
texte de Marc en ont supprimé cette seule mention, l'ayant reconnue
erronée. Ailleurs un terme hardi de Marc est adouci par Matthieu et par Luc;
le verbe de la phrase: «l'Esprit chassa Jésus au désert» (Mr
1:12, Vers. Syn.: poussa) devient: emmener, conduire (Mt 4:1,Lu
4:1); ici encore, on s'expliquerait mal la correction dans l'autre
sens. La remarque un peu vague de Mr 1:30 à propos de la
belle-mère de Pierre: «ils lui parlèrent d'elle», disparaît dans
Mt 8:14, mais est définie par Lu 4:38: «on le pria de la
guérir»; il est facile d'en comprendre la suppression par Matthieu s'il l'a
jugée inutile, et la précision par Luc s'il l'a jugée ambiguë, mais
comment supposer que Marc eût pris la peine de faire une addition à Matthieu
ou une modification à Luc pour surajouter un renseignement aussi peu
explicite?

(b) Au point de vue des traits épisodiques. Bien
que Marc soit l'évangile le plus court et le moins complet, chacun de ses
épisodes pris séparément est presque toujours le plus long et le plus
complet des trois (comp, les 20 versets de Mr 5:1-20 sur le
démoniaque, aux 7 versets de Mt 8:28-34 et aux 14 de Lu
8:26,39; les 12 versets de Mr 2:1-12 sur le paralytique, aux
8 versets de Mt 9 et aux 10 de Lu 5, etc.). Dans ces
parallèles, les éléments propres à Marc sont souvent des traits d'ordre
descriptif qui auront paru sans intérêt aux autres évangélistes,
comme le nom de Bartimée ou son manteau jeté par terre (Mr
10:50 et parallèle), ou des traits d'ordre psychologique qu'ils
auront trouvés trop familiers, comme certaines indignations ou
interrogations de Jésus (Mr 3:5 et parallèle; Mr 10:14 et
parallèle; Mr 6:38 et parallèle; Mr 9:21 et parallèle), ou
comme le reproche qui lui est fait dans la barque: «Maître, cela ne
te fait-il rien que nous périssions?» et dont Matthieu et Luc font une
prière: «Seigneur, sauve-nous, nous périssons!» (Mr 4:38,Mt
8:25,Lu 8:24). Dans plus de trente cas, une expression double de Marc
due soit à son style ample et en parallélisme, soit à quelque nuance
entre deux points de vue, n'a plus qu'un terme dans Matthieu et l'autre
dans Luc; p. ex.: «le soir venu, après le coucher du soleil» (Mr
1:32 Matthieu 8:16 a: le soir venu, Lu 4:40: après le coucher du
soleil); «mettre la lampe sous le boisseau ou sous le lit» (Mr
4:21 Matthieu 5:15 a: le boisseau, Lu 8:16: le lit); «aujourd'hui,
cette nuit même» (Mr 14:30 Matthieu 26:34 a: cette nuit même, Lu
22:34: aujourd'hui); comment s'expliquerait-on, au cas où Marc fût
venu le dernier, le souci qu'il se fût imposé d'aller si souvent
relever ces pures vétilles dans les deux parallèles pour les
additionner dans le sien, alors que par ailleurs, dans la même
hypothèse, il eût abandonné à ses devanciers tant de passages de
première importance?

(c) Au point de vue du choix des récits. Les faits
conservés par Marc seul n'ont pas en somme une grande portée; ils
auraient pu tomber sans guère appauvrir les traditions évangéliques,
et pour chacun d'eux il est facile d'admettre que Matthieu et Luc même si
nous ne retrouvons pas toujours leurs motifs déterminants, aient jugé
inutile de les conserver: les deux guérisons de Mr 7:31 8:22 ont
pu leur paraître un peu laborieuses, vulgaires aussi par l'emploi de
la salive; dans la recherche de Jésus par sa famille, où il est dit
qu'il passait pour avoir perdu l'esprit (Mr 3:20 et suivant), il
a pu sembler que ce dernier mot, assez choquant, se greffait sur une
remarque non indispensable, puisque l'arrivée de sa mère et de ses
frères est reprise plus loin (Mr 3:31 et parallèle); la parabole
de la semence (Mr 4:26-29), d'un grand intérêt pour nous, a pu
être considérée comme développant plus brièvement la même idée que
celle du levain, ce qui permettait en tout cas à Matthieu (Mt 13) de
s'en tenir pour les paraboles du Royaume au chiffre consacré de 7; la
fuite du jeune homme nu (Mr 14:51) ne joue aucun rôle dans la
Passion du Maître et pouvait aussi passer pour un peu trop familière.
Le fait que tout le reste de l'évangile de Marc (à la réserve de quelques
phrases dans les parallèles) se retrouve dans Matthieu ou dans Luc est un
argument solide pour sa priorité; cette découverte a été appelée «le
fil d'Ariane» (Wellhausen) dans le dédale du problème synoptique.
Sans doute ce fait fut d'abord interprété en sens inverse par la
fameuse thèse du Marc abréviateur de Matthieu; mais on voit maintenant
combien serait inexplicable la suppression par Marc d'un nombre
considérable de récits de grande valeur qu'il eût trouvés dans Matthieu et
dans Luc.

(d) Au point de vue de la suite des récits
L'argument le plus décisif est enfin l'ordre même de la synopse:
toute la substance de Marc qui se retrouve donc à une trentaine de
versets près dans les deux autres synoptiques, s'y retrouve disposée
dans la même succession. Sans doute, il arrive (rarement) que Matthieu
transpose certaines péricopes, mais alors l'ordre de Marc devient celui
de Luc; vice versa, lorsque la suite dans Luc s'écarte de celle de Marc
alors celle de Matthieu lui est conforme. Ainsi, la synopse est établie
soit par une succession de péricopes commune aux trois synoptiques,
soit par une succession commune à deux d'entre eux contre le
troisième, ce troisième unique pouvant être Matthieu ou Luc mais n'étant
jamais Marc lequel est toujours d'accord à cet égard avec au moins
l'un des deux autres. Plus encore: dès que Matthieu et Luc ne sont plus
réunis par les sujets communs avec Marc ils sont indépendants l'un de
l'autre en ce qui concerne les récits de faits (il en va tout
autrement de leur accord sur les enseignements:voir plus loin, 2° Les
«Logia»). Enfin l'étude comparée des accords de Luc et Matthieu contre Marc
où celui-ci pourrait paraître au premier abord le moins primitif,
n'ébranle pas, en fait, sa priorité, et ne pourrait faire supposer
tout au plus, dans quelques cas sans importance, que de faibles
retouches apportées à son texte après son utilisation par les deux
autres synoptiques. De toutes ces constatations il résulte qu'il est
tout naturel de concevoir comment le contenu de Marc a divergé, par
quelques interversions occasionnelles, en deux plans indépendants
entre eux: Matthieu et Luc--tandis qu'il serait pratiquement inconcevable
que par une prodigieuse solution de «puzzle» les plans
occasionnellement divergents de Matthieu et de Luc fussent venus converger
en celui de Marc.
B. Le Proto-Marc . La priorité de Marc évang, primitif
utilisé par les deux autres, répond donc à certaines données
fondamentales du problème: la suite de la synopse, les ressemblances
générales et particulières entre les parallèles narratifs, et les
identités de langue. Il restait encore à expliquer des différences,
soit menues divergences entre passages communs, soit omissions par Lu
ou Matthieu de tel important passage de Marc comme le récit de la retraite
de Jésus à l'étranger (Mr 7:24-8:26,Mt 15:21-16:12) que Luc n'a
pas conservé. Aussi certains savants ont-ils eu recours à des
hypothèses complétant (mais plutôt compliquant) la priorité de Marc:
celui-ci aurait été lui-même précédé d'une première recension,
appelée pour cette raison proto-Marc, qui d'après les uns (A.
Réville, etc.) aurait été plus riche que lui, et moins riche d'après
les autres (Reuss, etc.), qui aurait pu avoir plusieurs formes
successives avant de devenir le Marc canonique (Ful-liquet), ou bien ce
dernier aurait été utilisé par Matthieu et Luc dans des éditions plus ou
moins différentes (Stanton). Ces diverses théories de proto-Marc,
dans leurs combinaisons d'ailleurs presque aussi nombreuses que leurs
partisans, sont aujourd'hui passablement délaissées; ce serait
souvent reculer les difficultés, et les aggraver, que de décréter des
modifications encore moins explicables entre les recensions
successives d'un ouvrage donné, comme l'évangile de Marc qu'entre les
ouvrages distincts de deux auteurs, comme ceux de Matthieu et de Luc.
L'omission par Luc du passage indiqué plus haut, moins étrange chez
l'évangéliste des païens si l'on y voit une retraite momentanée du
Christ plutôt qu'une réelle mission en pays païen, et en général
toutes les disparitions analogues dans Matthieu ou Luc de quelque passage de
Marc peuvent fort bien avoir été voulues sans que nous en puissions
deviner les motifs; il importe au plus haut point de ne pas
méconnaître la liberté de choix des évangélistes, leurs habitudes de
composition, leurs buts appropriés aux lecteurs qu'ils voulaient
atteindre, autant d'éléments de la psychologie des écrivains sacrés
sur lesquels l'inspiration divine avait toute latitude de s'exercer
aussi bien qu'éventuellement sur la rédaction antérieure d'un écrit
employé par eux. Dès que l'évangile de Marc n'apparaît plus comme
l'unique source de la tradition synoptique, l'utilité du proto-Marc
se réduit dans la mesure même où d'autres sources peuvent avoir
enrichi cette tradition d'éléments étrangers à Marc. La grande majorité
des critiques voient donc dans l'oeuvre de Marc interprète de Pierre
mentionnée par Papias, non pas un hypothétique proto-Marc mais
l'évangile canonique lui-même, soit sous sa forme actuelle, soit sous
une forme extrêmement analogue, et qui s'est maintenu dans la
littérature chrétienne même après sa fusion dans Matthieu et dans Luc.

Dès lors s'explique la place considérable que les derniers jours
de Jésus à Jérusalem occupent dans les synoptiques, et plus
particulièrement dans Marc qui leur conserve 7 chapitres sur 16, plus
du tiers de son livre: c'est que la passion du Seigneur, son procès,
sa mort et sa résurrection, étaient le centre de la prédication des
apôtres, (cf. Ac 2:22-24 3:13-15 10:39 13:27-31 etc.) et nous
avons une sorte de procès-verbal abrégé de la prédication de Pierre à
ce sujet dans la dernière partie de l'évangile de Marc qui devait être
conservée intégralement, et complétée encore, par les deux autres
synoptiques.

Les «Logia».

Si l'on retranchait maintenant soit de Matthieu soit de Luc les matériaux
venus de Marc que resterait-il? Il resterait, en dehors d'une grande
variété de fragments dissemblables, un nombre imposant de passages
parallèles, dont quelques-uns d'une longueur et d'une valeur
considérables, et consistant surtout en instructions, ou en incidents
rattachés à des instructions. C'est dans ces enseignements communs à
Matthieu et Luc que l'on retrouve la seconde des «deux sources», celle qu'on
identifie avec le document auquel fait allusion encore un témoignage
de Papias: «Matthieu composa (ou réunit) en langue hébraïque les Logia
[du Seigneur], et chacun les traduisit comme il put.» Le
mot grec Logia (prononcé loguià) , dérivé de logos
(parole), désigne dans la langue classique les prédictions des
oracles, et dans la langue biblique des LXX et du N.T. des
déclarations plus ou moins solennelles, en général des paroles de
Dieu, nos versions disent parfois: oracles de Dieu (Ps 12:7,Ac
7:38,Heb 5:12,1Pi 4:11); dans la langue ecclésiastique, comme dans
l'ouvrage de Papias lui-même: Explications des «Logia» du
Seigneur,
ce terme ne s'applique pas exclusivement à des paroles,
car les recueils ainsi nommés comportaient aussi de brefs récits des
circonstances qui avaient provoqué ou accompagné lesdites paroles.
Matthieu avait donc recueilli dans son livre les enseignements de
Jésus dont l'autorité divine avait secoué ses auditeurs, soit qu'il
les leur eût fait entendre au cours de simples conversations
occasionnelles à propos des incidents quotidiens, soit qu'il les eût
adressés à un public expressément assemblé pour l'écouter longuement.
Marc s'était surtout attaché à ce que le Seigneur «avait fait», sans
toutefois passer sous silence l'essentiel de ses instructions;
Matthieu, lui, sans négliger absolument ses actes, aurait conservé
surtout ce qu'il «avait dit».

A. Les «Logia» et Matthieu

Il suit de là que cet ouvrage de l'apôtre Matthieu, dont parle
Papias, n'est pas notre évang, canonique de Matthieu

Il se composait surtout de paroles, tandis que
notre évang, relate aussi, avec les enseignements un très grand
nombre de faits.

Il était rédigé en «langue hébraïque», c-à-d, en
araméen, idiome apparenté à l'hébreu et qui l'avait remplacé à
l'époque de Jésus, tandis que le grec de notre évang, n'est pas celui
d'une traduction.

Matthieu, apôtre, n'avait nul besoin d'emprunter
des souvenirs à une oeuvre de seconde main, tandis que nous avons vu
l'évangile de Matthieu dépendre étroitement, pour ses passages narratifs, de
celui de Marc, lequel n'était pas des Douze. Cette dernière remarque
est capitale: il suffit de lire attentivement, en regard l'un de
l'autre, les passages communs à Marc et Matthieu, sans perdre de vue la
priorité de Marc et le fait que Matthieu utilise ses récits--en les
retouchant plus ou moins,--pour que les retouches de Matthieu fassent
sauter aux yeux une conception plus majestueuse du Seigneur et de ses
disciples, qui assigne à cet évang, un tout autre milieu d'origine
peut-être, en tout cas une date plus tardive, qu'à la rédaction de
Marc. Il nous paraît impossible d'en pousser tant soit peu la lecture
comparée sans avoir à bientôt convenir de cette invraisemblance:
comment l'un des Douze, le péager Matthieu, ancien employé de bureau,
voulant écrire un évangile, en eût-il atténué principalement et
souvent supprimé--lui, un témoin oculaire du ministère--justement la
fraîcheur pittoresque, les traits pris sur le vif, retenus et
dépeints dans Marc grâce à la mémoire visuelle et la vivacité de
langage du témoin oculaire Simon Pierre? De ce point de vue presque
constant chez Matthieu, qui en fait un évang, secondaire par rapport à Marc
quelques exemples ont été cités à propos de la priorité de Marc
(ci-dessus, parag. 1, 1°, A); on en trouvera de plus nombreux,
ensemble assez démonstratif, dans l'article Matthieu (évangile de).
Pour ne pas apercevoir cette perspective, et pour faire grief aux
critiques de répudier soi-disant sans raison valable l'antique
tradition attribuant le premier évang, canonique à l'apôtre Matthieu
directement, il faut n'avoir guère étudié les évangiles sur la synopse
même, sur un tableau des parallèles synoptiques disposés de
front,--si bon connaisseur qu'on puisse être par ailleurs des
évangiles pris séparément.

Mais si nous devons donc renoncer à voir en l'apôtre lui-même le
rédacteur de l'évangile qui fut appelé du nom de Matthieu, en revanche
on voit clairement le motif de cette attribution: c'est parce que
Matthieu était l'auteur de l'ouvrage qui, enchâssé dans le cadre de
l'évangile, lui a donné sa valeur propre et sa personnalité. Ce fut
très probablement le plus important des plus anciens écrits
chrétiens: l'employé du péage devenu l'un des Douze,
professionnellement apte à manier la plume, couche par écrit les
principaux enseignements du Maître, dans la langue araméenne où
celui-ci les a prononcés, et qui est la langue maternelle de
l'apôtre. Plus tard, un autre écrivain, peut-être disciple de
Matthieu, voulant conserver aux Eglises un tableau plus complet de la
vie et de l'oeuvre du Seigneur, insère ce recueil de discours dans
l'ouvrage historique de Marc, en y englobant aussi des informations
particulières recueillies par ailleurs: et ce nouvel évangile, rédigé
dans la langue grecque universellement connue, deviendra pour la
tradition l'évangile selon saint Matthieu.

B. Les «Logia» dans Matthieu et Luc

Vers la même époque, en d'autres régions, un écrivain de race, et
grand voyageur, Luc, disciple de saint Paul, après s'être entouré de
renseignements oraux et de documents écrits en aussi grand nombre que
possible et après les avoir soigneusement contrôlés (Lu 1:1 et
suivants
), va combiner également ces «deux sources», l'évangile de Marc et
les Logia de Matthieu, avec ses sources accessoires. Cet évangile de Lu
aurait eu, en principe, autant de droit que celui de Matthieu à être mis au
bénéfice de l'apôtre auteur des Logia, mais

il est apparu dans des milieux pagano-chrétiens
fort éloignés des Églises judéo-chrétiennes auxquelles appartenait
l'évangile de Matthieu

il s'est assimilé les Logia en les dispersant,
tandis que c'est par leurs groupements que Matthieu revêt sa physionomie
particulière;

il agrège à la tradition synoptique une plus
grande proportion de matériaux nouveaux;

il se présente comme le premier volume d'un
ouvrage dont le deuxième, aussi célèbre, les Actes des apôtres, ne
peut aucunement, avec ses récits d'un compagnon de saint Paul écrits
à la première personne, être attribué à Matthieu. Sans doute, pour un
certain nombre de critiques modernes, le livre des Actes et avec lui
le troisième évang, ne proviendraient du médecin Luc qu'au second
degré, par une relation comparable à celle du premier évang, avec
l'apôtre Matthieu (voir Actes des Apôtres); mais dans l'état actuel
du problème, ce qui s'impose pour l'un ne s'impose pas absolument
pour l'autre, et il est toujours légitime en saine critique de
considérer comme plus convaincants les arguments favorables à la
tradition sur Luc auteur de l'ouvrage en deux volumes (voir Luc,
évangile de).

L'utilisation par Matthieu et par Luc de cette seconde «source»,
les Logia, est naturellement la raison de leurs contacts étroits,
parfois étendus sur d'assez longs passages, tels que: les analogies
ou identités verbales et grammaticales déjà constatées en abordant
les données du problème, prédication de Jean-Baptiste (Mt 3:7-13
parallèle Lu 3:7-9,16), action de grâces de Jésus pour la
révélation aux petits (Mt 11:25-27 parallèle Lu 10:21 et
suivant
); les nombreuses instructions du Seigneur conservées par ces
deux seuls évangile: sur les soucis (Mt 6:28-34 parallèle Lu
12:22-31), les deux arbres et les deux maisons (Mt 7:17,27
parallèle Lu 6:43,49), les dispositions pour suivre le Maître
(Mt 8:18-22 parallèle Lu 9:57-62), sa réponse à Jean
prisonnier (Mt 11:1-19 parallèle Lu 7:18-35), ses appels
aux villes rebelles (Mt 11:20-24 parallèle Lu 10:13,16),
etc.; même la tentation de Jésus--qui n'a pu être connue que par un
récit du Seigneur lui-même à ses disciples--peut se ranger dans les
matières d'enseignement (Mt 4:1-11 parallèle Lu 4:1-13). Du
reste, on l'a vu, les Logia devaient comporter aussi quelques
narrations connexes: un épisode comme celui du centenier de Capernaüm
(Mt 8:5-13 parallèle Lu 7:1-10) constituait en soi une
admirable leçon, sans qu'il fût besoin de discours.

L'utilisation des «deux sources» par Matthieu comme par Luc
fournit aussi l'explication de ressemblances singulières, voire
anormales, dont il n'a pas encore été fait mention; il s'agit des
doublets: paroles reproduites deux fois dans un même évangile, en
des situations différentes. Sans doute il faut faire la part des
répétitions oratoires, disons même pédagogiques, bien connues dans le
genre gnomique des moralistes hébreux, et dont le Christ n'a pas
manqué d'user, comme tout bon instructeur, en rappelant à l'occasion
une maxime, une formule typique destinée à se fixer dans les esprits
et les consciences: «les premiers seront les derniers» (Mt 19:30
20:16), «que celui qui a des oreilles pour entendre,
entende!» (Mt 11:15 5 13:9,43), «celui d'entre vous qui voudra
être le premier sera le serviteur de tous» (Mr 9:36 10:43 et
suivant
). Mais ceci reconnu, il se trouve encore bien des phrases dont
la longueur et l'identité postulent un texte original commun. Comment
Lu et Matthieu ont-ils été entraînés à ces doubles reproductions
textuelles? Simplement, parce qu'ici ils ont copié Marc et là les
Logia, ou une autre source, qui se trouvaient posséder déjà ce même
texte grâce à une parenté littéraire antérieure. Par ex., la
déclaration de Mt 5:32 sur le divorce, parall. à Lu 16:18,
doit provenir des Logia, mais dans Mt 19:9 elle provient du
parall. de Mr 10: et suivant; l'exhortation plus développée à
couper la main et arracher l'oeil, dans Mt 5:29 et suivant, doit
de même venir des Logia quoique n'ayant pas été conservée par Luc,
mais dans Mt 18:8 et suivant elle vient du parall. de Mr
9:43 et suivant; la parole relative à la lampe sur un support, dans
Lu 8:16, vient du parall. Mr 4:21 et, dans Lu 11:33
parall. à Mt 5:16, vient des Logia. Comme on peut compter
plusieurs douzaines de tels exemples, même en défalquant ceux qui
pourraient paraître douteux, on se trouve bien en présence d'un
phénomène littéraire apportant un argument de poids à la théorie des
«deux sources» par laquelle s'éclairent tant d'accords intimes entre
Luc et Matthieu.

D'autre part, comme ce n'est pas suivant la même méthode que l'un
et l'autre ont inclus les Logia dans le ministère de Jésus, de là
découlent entre eux des différences de répartition. Alors que
Matthieu réunit par sujets, massivement, les exhortations du Maître à
des auditoires définis, de foules ou de disciples, Luc les dispose de
préférence épisodiquement, de la façon la plus variable, et rarement
sous forme de discours proprement dits. On peut citer une dizaine de
cas où des paroles associées dans le sermon sur la montagne de Mt
5-7 sont transportées par Luc en d'autres occasions: le sel sans
saveur (Lu 14:34), l'oraison dominicale (Lu 11:1,4),
les soucis (Lu 12:22,31), la prière (Lu 11:9-13), etc.; on
trouverait des disparités analogues à propos d'autres
discours (Mt 10,13,18). Il semble que Luc cherche à replacer
autant que possible chaque parole dans sa situation chronologique
(cf. «les faits exposés dans leur ordre», Lu 1:3), alors que
Matthieu, visant à un classement de matières, aime rattacher à une
occasion solennelle (dont Luc, par ailleurs, confirme la réalité)
nombre d'instructions similaires du Seigneur. Cette dernière
présentation, plus didactique en ce qu'elle systématise la doctrine,
rend plus sensible aussi l'impression d'autorité et de puissance sans
égales que Jésus produisit sur les foules et sur les chefs. Suivant
la remarque de Godet, «Luc est semblable au botaniste, qui aime à
contempler une fleur dans le lieu même de son entourage naturel;
Matthieu ressemble au jardinier qui, en vue d'un certain but
particulier, compose de magnifiques bouquets».

Ce n'est pas seulement par leur mode de distribution que les
emprunts aux Logia se différencient entre Luc et Matthieu: c'est encore par
leur forme même. Dans bien des cas où l'on ne saurait mettre en
doute l'origine commune d'enseignements parallèles sur un même thème,
des variantes plus ou moins notables d'expression ou de rédaction
font apparaître deux versions dissemblables, parfois irréductibles
l'une à l'autre: dans la parabole de la brebis perdue, le cadre et la
conclusion (Mt 18:10-34 parallèle Lu 15:3-7); dans celles
du souper et du festin (Mt 22:1-14 parallèle Lu 14:16-24)
comme dans celles des talents ou des mines (Mt 25:14,30
parallèle Lu 19:12-27), les détails descriptifs, et les points
de comparaison; dans l'oraison dominicale (voir art.), l'occasion et
le contenu (Mt 6:5-15 parallèle Lu 11:1,13); des béatitudes
(voir ce mot), le nombre, le point de vue et les formules (Mt
5:3-12 parallèle Lu 6:20,26); les circonstances mêmes du
sermon sur la montagne (voir art.) se présentent en termes qui
paraissent au premier abord inconciliables (Mt 5:1,Lu 6:17).

C. Le contenu des «Logia»
Pour expliquer ces diversités le long de la trame didactique
commune à nos deux évangile, il a fallu admettre que ceux-ci se
seraient servi d'éditions différentes des Logia, auxquelles
pourraient être attribués aussi les enseignements du Maître conservés
par l'un ou par l'autre et cependant conformes à l'inspiration
générale de leur source; par ex. les exhortations sur l'aumône et le
jeûne, les importantes paraboles: ivraie, trésor, perle, filet, dix
vierges, jugement dernier, etc., propres à Matthieu (Mt 6:1-4,16-18
13:24,44-50 25:1-13,31-46); ou bon Samaritain, juge insensé, drachme
perdue, enfant prodigue, etc., paraboles propres à Luc (Lu 10:25
12:16 15:8). C'est ainsi que M. Goguel a été amené à accorder une
ampleur et un rôle de première importance au recueil des Logia, en le
considérant comme une collection de matériaux qui se serait enrichie
peu à peu d'apports nouveaux dus aux souvenirs des premières
générations chrétiennes; dans cette conception, il va jusqu'à
supposer l'utilisation par Marc lui-même d'une édition réduite de ces
Logia, ceci surtout pour rendre compte de quelques passages où cet
évang, paraît être, malgré sa priorité, moins primitif que les deux
autres. C'est sans doute faire beaucoup d'honneur à un ouvrage qui,
après avoir d'abord connu tant de succès d'éditions et avoir fait la
fortune de deux évangiles, n'aurait plus conservé aucune vie propre
dans la littérature chrétienne. De plus, en ce qui concerne Marc,
l'hypothèse n'est pas nécessaire, car pourquoi n'aurait-il pas tiré
d'une source plus accessoire ces textes prétendus secondaires? et
elle est onéreuse, car pourquoi n'eût-il pas emprunté davantage à une
source aussi importante? Il ne serait pas absolument insoutenable,
toutefois, que Marc, connaissant une édition des Logia en circulation
dans les Eglises, se fût volontairement abstenu d'y puiser, comme à
un genre différent de son ouvrage d'histoire, sauf pour tel
complément jugé indispensable, comme les paraboles du Royaume (Mr
4).

On voit combien il serait vain de vouloir retrouver l'ouvrage
primitif des Logia derrière les synoptiques qui les ont librement
employés ou remaniés, reproduits et répartis, probablement combinés
çà et là avec d'autres sources moins considérables et, par cela même,
encore plus inconnues de nous. Qu'on essaye de se représenter ce que
pourrait être notre reconstitution de l'évangile de Marc d'après ces
seuls évangiles de Luc et de Matthieu qui l'ont pourtant abondamment utilisé:
que pourrait-on lui restituer de ses hautes qualités descriptives en
conjecturant par exemple son récit de l'offrande de la veuve (Mr
12:41-44), d'après l'unique parallèle abrégé de Lu 21:1,4? Ce
sont précisément ses caractères les plus significatifs que nous ne
pourrions lui faire récupérer; notre opération de remodelage
fabriquerait un monstre sans vie, «un torse sans tête ni bras»,
a-t-on dit. De même il faut renoncer à remodeler l'oeuvre de Matthieu
l'apôtre. Du moins peut-on chercher, sans rigueur ni parti pris, à
reconnaître dans nos évangiles de Luc et de Matthieu les principaux passages
qu'ils ont dû lui emprunter. Les essais dans cette voie ont été fort
nombreux: l'introduction de J. Moffatt (Intr. Lit. N.T., 1911)
reproduisait jusqu'à seize listes différentes (d'autres ont été
imaginées depuis), dues aux spécialistes les plus réputés, des
versets et fragments de versets de Matthieu et de Luc appartenant à cette
source désignée par A (1nitiale grecque de Logia) ou Q (Initiale
de l'allemand Quelle =source), ou S (1nitiale de Source; adoptée
par Bbl. Cent.). Retenons de ces méticuleuses juxtapositions leur
accord d'ensemble à peu près général, confirmation de tout ce qui
précède sur la nature de l'ouvrage: il devait commencer par
l'introduction de Jean-Baptiste, mais ne devait pas aller jusqu'à la
passion et la mort du Christ (où la plupart des critiques voient la
source narrative de Mc); ce n'était donc point un évangile, mais
bien, comme le suggérait Papias, un «recueil des paroles du Seigneur»
pour lequel les paroles du Précurseur étaient le plus naturel des
avant-propos.

2.
AUTRES ÉLÉMENTS DE LA SOLUTION

Relations entre Matthieu et Luc. Faut-il supposer que
Luc, en rédigeant son évangile, ait eu sous les yeux, avec les «deux
sources» de Marc et des Logia, l'évangile de Matthieu lui-même antérieurement
composé avec ces deux mêmes sources? Cette hypothèse a été soutenue,
comme aussi l'inverse, d'après laquelle Matthieu aurait employé Lu: l'une
et l'autre sont du reste également combattues. Il est difficile de se
prononcer sur les vraisemblances plus ou moins grandes de tels
emprunts. Toutefois, les accords de ces deux évang, contre Marc
n'exigent pas obligatoirement cette explication; et leur indépendance
incontestable pour d'importantes sections, comme les évangiles de
l'enfance ou divers passages propres à l'un ou à l'autre, nous incite
à croire l'hypothèse inutile. Comme la connaissance réciproque de Matthieu
par Luc et de Luc par Matthieu est en tout cas impossible, on n'aurait jamais
dû parler de «dépendance mutuelle» entre nos évangile; la seule
dépendance démontrée est celle de Matthieu et de Luc séparément, par
rapport à Marc et aux Logia séparément.

Sources secondaires. Il a été question plusieurs
fois, à propos de l'utilisation des «deux sources» par Matthieu ou
par Luc, de leurs sources accessoires. C'est l'élément de vérité que
fournit l'ancienne théorie des documents multiples, dès qu'au lieu de
montrer en chacun de nos synoptiques une pure et simple anthologie de
morceaux isolés, elle suggère derrière les morceaux importants,
propres à l'un ou à l'autre, quelques-unes de ces diégèses ou notices
narratives connues des premières communautés, et qui ont pu s'ajouter
aux sources principales. Bien que Luc soit le seul à prévenir son
lecteur qu'il a mis en oeuvre divers récits dûment contrôlés, il
n'est pas douteux que Matthieu en ait aussi employé; Marc lui-même,
en rédigeant son évangile d'après la prédication de Pierre, y aura
parfois ajouté des éléments écrits, comme nous l'ont prouvé les
doublets de Matthieu et de Luc traces d'une rédaction antérieure de textes
que Marc possédait en commun avec les Logia.

Quant à distinguer aujourd'hui ces sources secondaires, plus ou moins
amalgamées dans nos divers évangiles, il faudrait qu'elles y eussent
conservé quelque chose de caractéristique. Peut-être devons-nous tout
au moins supposer les suivantes:

A. Les évangiles de l'enfance

Il ne s'en trouve que dans Matthieu (Mt 1 et Mt 2) et Luc (Lu
1 et Lu 2), et ce sont deux longs récits absolument
indépendants l'un de l'autre. Ils n'ont guère en commun que: la
mention de Marie ou de Joseph, la naissance miraculeuse de Jésus à
Bethléhem, l'installation de la famille à Nazareth; tout le reste est
spécial à chacun. Dans Matthieu, presque tout est présenté du point de vue
de Joseph: la généalogie de Jésus est aussi la sienne, c'est à lui
qu'est faite l'annonce miraculeuse, après la visite des Mages c'est
lui qui reçoit l'avertissement d'un ange et qui emmène mère et enfant
en Egypte, pour les en ramener sur nouvel ordre d'En-haut après la
mort d'Hérode, dont la menace a plané sur tout ce chap. 2. Dans Luc
presque tout est présenté du point de vue de Marie: après les
annonces divines à ses cousins Zacharie et Elisabeth, c'est elle qui
est l'objet de l'annonciation, qui va voir sa parente, chante le
Magnificat; puis, après la naissance de Jean au foyer du vieux
prêtre, celle de Jésus est mise dans la relation que l'on sait avec
le recensement romain de Quirinius; lors de la visite des bergers
c'est Marie qui garde tous ces événements en son coeur, lors de la
présentation au temple c'est à elle que Siméon adresse sa prophétie,
et quand Jésus, à 12 ans, s'attarde parmi les docteurs, c'est Marie
qui lui parle et reçoit sa réponse mystérieuse, et c'est elle encore
une fois qui conserve en son coeur tous ces souvenirs. Qu'à l'origine
de cet important récit il faille supposer une source écrite, c'est ce
qui ressort de sa tonalité nettement hébraïque, en certains passages
presque une traduction littérale de l'araméen, contrastant avec le
grec généralement très pur de l'évangéliste (comp., même en français,
l'allure classique de sa préface, v. 1 - 4, et les tournures d'A.T.
accumulées à partir du verset 5). Cette source de Luc ne peut
provenir, directement ou non, que du milieu familial de Jésus et, par
certaines informations orales, que de Marie elle-même; ces tableaux
et ces chants du temple et des foyers pieux représentent en tout cas
les humbles d'Israël, fidèles dans leur attente messianique. La
tradition de Matthieu, d'inspiration moins intime, était plus préoccupée
de l'apparition du Christ devant les grands de la terre. Si c'est
dans l'évangile universaliste de Luc qu'on se serait attendu à trouver
la visite des mages, emblème de l'humanité cherchant son Roi, par
contre c'est dans l'évangile judéo-chrétien de Matthieu qu'on serait allé
chercher les tableaux du temple: Zacharie, Siméon et Anne, les
docteurs; preuve de l'indépendance complète de nos deux évangiles.
Mais ils ont en commun, dans leurs pages sur l'enfant, un genre
poétique plus flottant que leurs témoignages relatifs au ministère du
Seigneur; le plan historique n'est pas tout à fait le même, et l'on
pense d'abord aux récits merveilleux d'enfances de héros qu'ont
produits toutes les littératures. L'attention des premiers chrétiens
se portait avant tout sur l'oeuvre publique de Jésus et sur ses
prolongements dans leur vie religieuse; les souvenirs de famille
relatifs à son enfance n'offraient guère d'intérêt pour la piété.
Toutefois, quand on compare la simplicité, la délicatesse et la
spiritualité des deux évangiles de l'enfance avec les grossièretés des
légendes antiques ou même d'ouvrages juifs comme le livre d'Hénoch,
et avec les bizarreries et les invraisemblances des apocryphes sur
l'enfance de Jésus, on reprend complètement confiance en la réalité
de ces traditions

évangéliques si pures, si conformes à la révélation biblique, et
qui, tout le long des siècles, sont demeurées le charme, le réconfort
et l'inspiration de la chrétienté.

B. Le récit de voyage

Le long récit de Lu 9:51-18:14 n'a avec Matthieu que des parallélismes
intermittents et aucun avec Mc; il constitue comme une division
supplémentaire de la synopse, entre le ministère de Galilée et la
passion à Jérusalem; il est jalonné par une série de notes rappelant
que Jésus est en voyage, en route vers la capitale (Lu 9:51-57
10:38 13:22,33 14:25 17:11) il suppose donc un cadre géographique
nouveau, hors de Galilée: on a songé à la Pérée, rive gauche du
Jourdain par courue par la route vers Jérico et Jérusalem qui évitait
la Samarie; il contient, parmi les péricopes propres à Luc, des
scènes comme Marthe et Marie (Lu 10:38-42), les dix
lépreux (Lu 17:11,19), et les grandes paraboles dont les
principales illustrent l'universalisme de la grâce divine: bon
Samaritain, enfant prodigue, riche et Lazare, pharisien et péager,
etc.; autant de tableaux évoquant plus ou moins l'opposition chère à
Luc entre les victimes, les petits, les méprisés, et les mauvais
riches, les rigoristes, les satisfaits. Beaucoup d'auteurs y ont vu
les fragments d'une source spéciale, à laquelle on pourrait encore
rapporter des épisodes de même inspiration appartenant à d'autres
sections de Lu: la pécheresse (Lu 7:36-50), Zachée (Lu
19:1-10), le brigand converti (Lu 23:39-43), les disciples
d'Emmaüs (Lu 24:13-36); ce serait comme «l'évangile de Jésus
missionnaire» (A. Sabatier), et l'on en a même cherché l'origine
auprès du diacre Philippe, le premier missionnaire de la
Samarie (Ac 8), qui devait plus tard recevoir Luc chez lui à
Césarée (Ac 21:8 et suivants) et avoir tout loisir, pendant les
captivités de Paul en cette ville, pour documenter son compagnon sur
les souvenirs du ministère du Seigneur (Westphal). Peut-être
serait-ce dépasser le but, malgré les mentions successives de
déplacements, que de qualifier «journal de voyage» une série de faits
sans rapport avec les déplacements eux-mêmes (sauf au départ: Lu
9:51-62) et manquant d'homogénéité, en dépit de l'inspiration
générale que justement l'on retrouve même en dehors de la source. Il
semble surtout que l'unité en ait été exagérée; on paraît oublier le
nombre encore considérable dans ce document de sections connues de
Matthieu (Lu 10:1-24 Lu 11 Lu 12:1-12,22-59 13:18-30,34 14:15-35 15:3-7
16:10 17:1-10,20-37). Aussi certains auteurs voient-ils dans cette
longue section des souvenirs discontinus de plusieurs voyages et non
pas d'un seul (voir Chronologie du N.T., I, 3); d'autres pensent y
trouver ceux des renseignements d'origines diverses recueillis par
Luc qu'il ne savait où situer dans le cadre historique de Marc. Quoi
qu'il en soit, l'enclave est assez remarquable tant par son étendue
que par sa valeur intrinsèque et sa place à la veille de la passion,
pour qu'on puisse y voir, mais plus probablement en ordre dispersé,
une part importante de la documentation du troisième évangile.

C. Le discours apocalyptique

On tend à voir aussi dans le discours eschatologique qu'on a appelé
l'apocalypse synoptique, commune à nos trois évangile (Mr 13,Mt
24,Lu 21), un morceau d'origine indépendante plutôt qu'un des longs
discours déjà contenus dans les Logia, ce qui en rendrait Marc
tributaire. C'est en tout cas le seul vrai discours dans Marc car la
suite des trois paraboles du Royaume au chap. 4 ne s'y présente pas
comme un enseignement suivi. Cette page, d'une allure tout à fait
unique dans les évangiles, aurait été «la feuille volante d'une
prophétie chrétienne», à propos d'un entretien de Jésus avec ses
disciples, mais faisant chevaucher les perspectives de la ruine
prochaine du Temple et de l'avènement lointain du Fils de l'homme.
Les trois versions présentent du reste entre elles quelques
différences, explicables par leurs lecteurs et leurs buts respectifs.

D. Les citations de l'A.T
Les livres de l'ancienne alliance, recueil sacré d'Écritures
saintes pour les croyants juifs, ayant conservé toute leur autorité
pour les premières générations chrétiennes, qui de plus y trouvaient
la préparation, la préfiguration et la prophétie de l'oeuvre du
Sauveur, sont fréquemment cités par les évangiles (voir Citations de
l'A.T.). Plusieurs cas de citations composites (ex.: Mr 1:2 et
suivant
annonce une parole d'Ésaïe et cite Mal 3:1 + Esa 40:3
Matthieu 27:9 annonce une parole de Jérémie et cite Za 11:12 et
suivant
, avec allusion probable à Jer 32:6-9) ont fait supposer
l'existence dans l'Église primitive de «florilèges», ou anthologies,
de textes de l'A.T., auxquels ces citations ont pu être empruntées
par les évangélistes; ces listes pouvaient servir à la propagande
auprès des Juifs; des collections de ce genre pouvaient même être en
usage dès avant le christianisme, comme manuels juifs portatifs, à
côté des rouleaux fort encombrants de la Loi, des Prophètes et des
Écrits. Il n'est pas invraisemblable que la formule de Matthieu: «Ainsi fut
accompli ce qui avait été dit...» (Mt 2:15,17 23 8:17 etc.)
introduise précisément des emprunts à une telle «catène» (chaîne) de
textes messianiques. Toutefois l'hypothèse de cette nouvelle source,
intermédiaire entre les faits et nos sources principales, antérieure
aux évangiles et même aux Logia, ne s'impose pas absolument.

E. Autres sources

Lorsqu'un certain nombre d'éléments propres à un seul évang,
paraissent réductibles à un thème ou à un point de vue donné, il peut
quelquefois sembler naturel de les ramener à une source particulière.
Ainsi le récit de la passion dans Luc comporte beaucoup plus de traits
particuliers que les deux autres; l'on a parfois aussi déduit de son
intérêt pour les pauvres sa connaissance d'une source ébionite (très
improbable), de divers renseignements relatifs à l'entourage
d'Antipas sa connaissance d'une source proche de la cour d'Hérode,
etc. De même Matthieu possède ses éléments propres dans l'histoire de la
passion et de la résurrection.

Mais à mesure que nous avançons dans la distinction des sources,
notre confiance se fait de plus en plus réservée. Déjà les documents
divers dont il vient d'être question ne sont que conjecturaux,
peut-être seulement problématiques. Combien plus, s'il s'agissait
maintenant de partir à la recherche des sources par les procédés de
l'analyse littéraire, le souci d'objectivité nous inviterait-il à la
prudence! Sans doute la critique actuelle du problème synoptique se
donne pour tâche «d'une part, de préciser la théorie des deux sources
et, de l'autre, d'expliquer, dans la mesure où la chose est possible,
la formation des documents qui sont à la base de la littérature
évangélique actuelle» (Goguel); dans la mesure où la chose est
possible, assurément! Mais, dit aussi le même auteur, «il est
malaisé, faute d'un recul suffisant, d'apprécier l'évolution de la
critique évangélique depuis le début du XXe siècle». Devant la
multiplicité des exégèses et des hypothèses, inévitablement plus
subjectives que ne le voudraient leurs propres auteurs, il faut
savoir attendre le verdict du temps et faire grâce au lecteur des
recherches de laboratoire dont les savants seront peut-être les
premiers à revenir, à plus ou moins brève échéance. Il faut
davantage: le chercheur doit se mettre en garde soi-même. Il est si
tentant, une fois soupçonnée l'existence d'une «source», de se lancer
à sa poursuite pour la reconstituer, comme l'école Graf-Wellhausen
pouvait le réussir pour les documents du Pentateuque, par les
distinctions des textes appuyées sur les déductions de l'histoire!
Mais à ce précédent de l'A.T., le problème des évangiles n'est
nullement comparable: les livres historiques de la Bible hébraïque
combinent les genres les plus variés, chant, poésie, lois,
narrations, annales politiques et ecclésiastiques, citations
d'ouvrages encore plus anciens, tous dus à des auteurs fort divers la
plupart inconnus, répartis sur des siècles, et représentant des
conceptions religieuses qui ont permis de les reconnaître beaucoup
moins, comme on le croit trop souvent, sur de simples particularités
de langue, que par leurs vues générales sur l'histoire sainte et le
culte de Jéhovah; les évangiles, eux, composés dans un laps de temps
de moins de cinquante années, se présentent comme des témoignages
rendus par des contemporains, dont certains vivaient encore, au
Maître inoubliable qui après avoir laissé en Palestine, «parmi eux»,
le sillage d'un ministère rédempteur, opérait encore des
transformations miraculeuses dans les âmes de leur propre génération.
Sous l'effet de ces événements sensationnels--la naissance du
christianisme--le temps manquait pour l'évolution de tendances
suffisamment accusées et pour leur élaboration dans des documents,
d'abord distincts et bientôt mélangés. Sans doute l'école de Tubingue
(1845-1875), pour qui nos évangiles, publiés de 80 à 110 ans après la
mort de Jésus, représentaient les grands partis de l'Église, pouvait
chercher au nom de ces prémisses, derrière Matthieu des sources
judéo-chrétiennes, des sources pagano-chrétiennes derrière Luc et des
sources plus ou moins neutres derrière Marc. Mais ces systèmes
factices, reflet des spéculations de Hegel, ont depuis longtemps
disparu, et la recherche des sources secondaires n'ayant aujourd'hui
pour guide aucun principe général de psychologie ou d'histoire, comme
c'est le cas pour la critique du Pentateuque, en est le plus souvent
réduite à des calculs de probabilités qui dépendent surtout, comme on
l'a dit, non seulement de l'ingéniosité des savants, mais aussi de
leur ingénuité. Tel critère à la mode, comme la règle parfois juste
d'après laquelle sont authentiques les paroles du N.T. en
contradiction avec l'Église de leur temps, est susceptible aussi
d'applications radicalement fausses et suggestif de méfiance envers
les textes conformes à l'histoire du christianisme. Bien plus sûr et
plus élevé, cet autre principe de la science historique:
authentiques, les paroles supérieures au niveau mental et moral de
ceux qui les rapportent,--s'applique exactement aux évangiles dans
leur ensemble, tout pleins de leur héros, combien plus grand qu'eux
tous!

Sous cet angle de vision spirituelle, on nous excusera donc, ou
l'on nous approuvera, d'arrêter ici nos études textuelles, sans
quitter un ferme terrain; car il nous suffit d'admettre derrière nos
évangiles un certain nombre de sources secondaires, en convenant de
notre impuissance à les démêler avec sécurité et, pour toute question
d'importance, de faire confiance, d'abord aux évangélistes eux-mêmes,
généralement capables de vérifier l'exactitude des documents qu'ils
adoptaient, puis au verdict des générations chrétiennes, qui surent
laisser tomber dans l'oubli l'incroyable fatras des évangiles,
apocryphes, tout en consacrant les synoptiques et l'évangile de Jean
livres vrais, livres inspirés.

La tradition orale.

Il nous reste pourtant, avant de conclure, à relever un dernier
élément de quelque valeur dans notre solution d'ensemble. Oui, il est
exact que la transmission orale de la Parole a joué son rôle; oui,
les évangélistes ont tenu compte de toute information qu'ils ont pu
entendre, aussi bien que de tout document qu'ils ont pu lire. Si,
comme il est vraisemblable, un évangéliste tel que Luc recevant une
information verbale prenait soin de se la faire dicter, ou demandait
à ceux qui savaient quelque chose de le dicter ou rédiger, que
devenait la démarcation entre source orale et source écrite? Voilà
pourquoi l'on a senti, au cours de cette étude, combien il faut se
garder de trancher de telles questions d'un esprit absolu: c'est
qu'elles représentent toute la complexité de la vie, le
bouillonnement du premier demi-siècle de vie chrétienne, et,--dans le
témoignage missionnaire, l'instruction, la consolation, la parole et
le chant, les actes et les écrits,--l'hommage individuel et collectif
des fidèles à Celui qu'ils aimaient, adoraient et servaient, comme
leur Sauveur personnel, Sauveur du monde entier: Jésus-Christ «le
Seigneur»!

Mais voici que par un étrange retour, cet hommage même de
l'Église à son Chef en rendrait le contenu suspect à l'historien. Un
des plus récents systèmes théologiques, l'école historique-formative
allemande (Bultmann), désespérant de remonter aux faits par l'analyse
des textes évangéliques, voit dans l'histoire de Jésus une création
collective de la communauté de ses fidèles, de leurs messages, de
leurs cultes et de leurs rites. Ce ne serait plus le Christ qui
aurait fait l'Église, c'est l'Église qui aurait fait le Christ: et
non pas seulement le Christ de la foi, mais même aussi le Jésus de
l'histoire.--Ce n'est pas ici le lieu de développer ni de réfuter
cette singulière conception, discutée ailleurs dans le présent
ouvrage (Jésus-Christ, avant-propos, et bibliographie, 5°). Notons-le
seulement, c'est l'éparpillement de l'histoire évangélique en une
multiplicité de menues sources, d'auteurs tenus plus ou moins pour
tendancieux, qui a provoqué par réaction logique son éparpille-ment
en une multiplicité de menus propos, gestes et rites de disciples
devenus plus créateurs que leur Maître. Mais si, tout au contraire,
la révélation chrétienne postule la personnalité du Révélateur
inspiré, alors il faut l'admettre inspirateur aussi, et le
reconnaître comme tel tout entier, quelles que puissent être les
imperfections de ses témoins, dans l'hommage qu'ils lui ont tous
rendu, aussi humble et désintéressé pour eux-mêmes que communicatif
pour sa cause, aussi sobre de paroles que précis dans les faits,
aussi personnel à chaque évangéliste que concordant entre eux tous,
aussi émouvant et stimulant pour les âmes d'aujourd'hui que pour
celles de son temps, hommage à Celui qui domine de haut les plus
grands auteurs ou lecteurs du monde, comme la science et l'amour du
Dieu de Jésus-Christ dominent de l'infini les balbutiements de la
pensée et de la tendresse humaines chez les mieux doués et les
meilleurs d'entre nous.

Conclusion.

Dans un traité de Platon, un élève de Socrate explique comment il
racontait les entretiens de son maître: aussitôt revenu d'Athènes, il
prenait note de quelques-unes de ses paroles et plus tard il révisait
en les développant de mémoire; chaque fois qu'il revoyait Socrate, il
s'assurait que rien d'essentiel n'était oublié, puis il corrigeait
définitivement son manuscrit (Théétète, prologue).

Aucun des synoptiques ne saurait prétendre à un tel contact
direct avec Jésus. Le Maître n'a pas dicté une seule de ses
instructions. Lui disparu, vers l'an 30, les siens pieusement
cultivent leurs communs souvenirs de lui, en attendant son retour
prochain. Les premiers écrits chrétiens sont des lettres de
circonstance sur les besoins des Églises, car pour vivre il faut
s'organiser. A mesure que vieillissent et disparaissent les
contemporains du Seigneur, si vigoureuse que fût la tradition orale,
l'utilité s'impose de conserver ne varietur tels et tels
témoignages qu'ils ne seront plus là pour répéter désormais; or les
récits des faits risquent moins de s'altérer que les instructions du
Maître: c'est donc celles-ci qui font l'objet des premières
rédactions pré-évangéliques. Des collections morcelées de discours
ont pu déjà surgir entre les années 40 et 50; vers cette époque
peut-être l'apôtre Matthieu écrit son grand ouvrage des «Logia».
Cependant le temps passe, le retour du Christ tarde, bien des frères
meurent (cf. 1Th 4:13, écrit en 50): pour les jeunes
générations, pour les milieux nouveaux de mission où l'araméen ne se
parle pas, il faut aussi dépeindre avec vie, dans la langue courante,
Jésus-Christ agissant, mort et ressuscité (cf. Ga 3:1, écrit en
55). Ici et là. suivant les ressources en témoins de la grande
époque, paraissent quelques notices; elles se multiplient,
s'allongent, s'agglomèrent, se recopient et se communiquent à travers
les régions évangélisées. Entre temps, les Églises apprennent à
connaître les lettres où saint Paul, traitant des besoins de telle ou
telle situation locale, élève tous les sujets à la hauteur des
principes, et fonde la théologie chrétienne sur le péché, la grâce et
la rédemption de la croix, ce qui implique la nécessité de proclamer
les faits de la vie et de la mort du Christ. Vers 64 ou 68, à Rome,
les deux grands apôtres, Paul et Pierre, sont mis à mort dans les
persécutions de Néron; sous le coup de ces pertes irréparables, entre
65 et 70, Marc, disciple et interprète de Pierre, et qui fut aussi
compagnon de Paul, rédige pour la mission aux païens son évangile
d'après les prédications de Pierre, qu'il possédait d'autant mieux
qu'il ne les avait pas seulement écoutées, mais traduites aussi:
c'est à peu près sous sa forme actuelle, notre évangile selon saint
Marc. Plus tard, en Palestine, un judéo-chrétien en possession de cet
évangile de Marc et d'une édition des «Logia» de Matthieu, encadre ceux-ci
dans celui-là, avec d'autres petits écrits et quelques traditions
orales; et ce nouvel ouvrage, destiné à des judéo-chrétiens,
remarquable surtout par l'importance qu'il accorde aux discours du
Maître jadis recueillis par Matthieu, sera notre évangile selon saint
Matthieu. Vers le même temps, un païen grec instruit, converti par
saint Paul, après avoir réuni et contrôlé avec grand soin nombre de
témoignages, combine lui aussi, mais pour des lecteurs d'origine
païenne, les «Logia» de Matthieu et l'évangile de Marc avec ses riches
renseignements personnels, et c'est notre évangile selon saint Luc.
Le recul nécessaire après Marc nous contraindra sans doute à suivre les
critiques qui placent Matthieu et Luc après la ruine de Jérusalem en 70,
sans qu'il soit obligatoire d'aller jusqu'à 80 ou 90; pourtant
certains savants s'en tiennent encore, non sans bons arguments, à une
date de peu antérieure à 70. Avant la fin du siècle, complétés par le
quatrième évangile, les trois synoptiques se seront rapidement et
largement répandus à travers la chrétienté d'Orient et d'Occident,
qui dans le cours du II e siècle les acceptera définitivement comme
Écritures saintes faisant autorité (voir Canon du N.T.).

Par leur origine comme par leur inspiration (l'Esprit de
Jésus-Christ), par leur but comme par leur contenu (la personne de
Jésus-Christ), ils méritaient vraiment de faire autorité (voir
Révélation, parag. 5). Certes, quoique ne s'introduisant jamais dans
leurs évangiles, par respect pour le Seigneur, les évangélistes ne
s'assignaient point la tâche académique de l'historien moderne,
scrupuleux à reconstruire la chronologie et à dresser, impassible, la
biographie complète de son héros. Ils racontaient pour convaincre? En
effet: parce qu'ils l'aimaient, parce qu'ils voulaient le faire
aimer. Leur passion pour leur sujet, du reste toujours contenue,
devrait-elle discréditer la valeur historique de leur oeuvre? sans
doute, si leur amour pour lui les avait aveuglés, déroutés,
égarés...Mais si les témoins, positivement, ne se sont pas trompés?
si la thèse qu'ils veulent prouver au monde est précisément celle qui
comprend le mieux les faits, condensés dans le «fait du Christ», et
qui peut aussi le mieux les révéler au monde, alors leur souci de
convaincre se confond avec leur souci de vérité, et leur autorité
d'évangélistes, autorité historique aussi bien que religieuse, sort
triomphante et rehaussée du creuset de la critique, car en eux ou
derrière eux nous retrouvons de fidèles adorateurs du Christ et de
fidèles compagnons de Jésus: Jésus-Christ, l'autorité suprême de
l'histoire et de la foi.
BIBLIOGRAPHIE.--Nous la limitons systématiquement à quelques
ouvrages en français, représentant les principales positions de
la théologie biblique; la bibliographie complète se trouve dans
plusieurs d'entre eux. Voir aussi les bibliogrec des art. Chronologie
du N.T., Jésus-Christ, Critique.

--C. Tischendorf, De la date de nos Evang., Toulouse, 1866.

--Ed. Reuss, Hist. Evang., synapse (La Bible, N.T., 1ere p.,
Paris, 1876); pt devoir critique accentué; a vieilli.

--A. Sabatier, Synoptiques (Encycl. Licht., t. XI, 1881).

--F. Godet, Intr. N.T. (1898-1904), t. II; Etudes Bibl. N.T., 4e éd., 1889
(critiq. modérée).

--L. Bonnet, Le N.T. expliqué T.1. (2e éd., revue et augmentée par A. Schroeder, Lausanne 1895).

--H. Monnier, Qu'est-ce que la Bible Saint-Biaise 1909.

--Ern. Martin, La Valeur du N.T., Saint-Biaise, 1911.

--R. Patry, dans Les Etapes de la Foi, 1914.

--A. Arnal, Le N.T. devant la Critique, broch., 1914.

--A. Westphal, Jés. de Naz. d'après les Tém. de sa vie,
t. I, 1914; Les Apôtres, 1918; Expérience chrétienne et probité
scientifique,
1925.

--M. Goguel, Intr. N.T., t. I, Paris 1923; Jésus de Nazareth,
1925 (pt devoir crit. accentué); traduction des évangiles, avec intr. et
notes, Bbl. Cent., Paris 1918; M. Goguel et H. Monnier, Le
N.T., avec introd. et notes,
1929.

--P. Fargues, Intr. N.T., 1902; Les Orig. du N.T., 1928; Hist, du Christianisme, t. I, 1929.

--A. Loisy, Les Evang, syn., 1907-08; Les Liv. du. N.T., 1922
(crit. radicale).

--F. Durrleman, Jésus, 1929.

--L'abbé Jacquier, Hist, des Liv. du N.T., 4 vol., Paris 1903-1912; Etudes de Critique et de
Philologie du N.T.,
1920 (p 1 devoir cathol.).

--A. Puech, Hist, de la Litt, grecq. chrét., t. I, 1920.

Jn L.