ÉVANGILES SYNOPTIQUES (2.)
II Données du problème.
1.
LES RESSEMBLANCES
1 ° Il s'agit bien tout d'abord, comme l'indique le mot
synoptique, d'une Harmonie d'ensemble.
(a) Ces évang, concordent entre eux par le sujet
et la marche des événements: Jésus, que Jean-Baptiste a annoncé puis
baptisé, exerce son oeuvre de prédication, d'instruction et de
guérison, d'abord en Galilée; après avoir aussi visité diverses
régions voisines, il se dirige enfin vers Jérusalem, où son ministère
semble l'amener pour la première fois, et où se consomme en quelques
jours le dénouement suprême.
(b) Les évangiles syn. ont le même plan, ou, si ce terme
paraît trop précis pour leur suite de narrations, incomplètes et
parfois discontinues, du moins la même- division générale, qui
découle du message même et des actes du Seigneur: d'abord l'Évangile
du Royaume, dans les prédications galiléennes et notamment les
premières paraboles; puis l'Évangile du Messie, à partir de
l'entretien proche de Césarée, où les Douze ont déclaré leur foi en
sa messianité, et le Christ «commence dès lors à leur enseigner qu'il
faut que le Fils de l'homme souffre, soit mis à mort...» (Mr
8:31 et parallèle); ce point de vue nouveau introduit, plus ou moins
rapidement suivant les éléments propres ici à chacun des synoptiques,
sa passion et sa résurrection, en un récit plus étroitement enchaîné
et comparativement beaucoup plus développé que tout ce qui l'a
précédé.
(c) En un assez grand nombre de passages, ils ont
aussi, identiques ou presque identiques, des séries d'épisodes
semblables; p. ex. le passage Mr 4:35-5:43 / / Mt
8:23-9:26 / / Lu 8:22-56 contient dans le même ordre (plus une
addition dans Mt 9:1-17) les récits relatifs à la tempête, aux
Géraséniens, à la femme malade et à la fille de Jaïrus, l'histoire de
celle-ci étant interrompue de la même manière dans les trois textes
par la guérison de celle-là; ou encore, le passage Mr 8:27-9:32
/ / Mt 16:13-17:23 parallèle Lu 9:18-45 rapporte dans le
même ordre la confession de Pierre, la prédiction de la destinée du
Fils de l'homme, l'appel au renoncement des disciples, la
transfiguration, suivie d'un entretien, puis de la guérison de
l'enfant et d'une deuxième annonce des souffrances du Messie.
Si les relations réciproques entre nos évang, se bornaient à ces
concordances d'ensemble comportant quelques divergences de détails,
la solution du problème synoptique serait d'une clarté d'évidence:
nous aurions là trois témoignages à la fois informés (d'où leurs
concordances) et indépendants (d'où leurs particularités). C'est
l'idée qui vient naturellement à l'esprit tant qu'on n'est pas entré
plus avant dans l'examen des faits.
2° Mais peut-on persister à croire ces trois témoins
indépendants les uns des autres quand on les voit étroitement
rapprochés par un si grand nombre de Concordances de détails, que
n'importe quel critique de textes serait contraint d'en conclure à
une parenté littéraire?
(a) Mêmes faits ou mêmes discours sont reproduits
souvent dans les mêmes termes. Sur les 144 mots grecs du récit de
la confession de Pierre dans Marc 99 se retrouvent dans les récits
parallèles de Matthieu et de Luc; même proportion entre les trois récits de
la transfiguration; cette proportion des identités verbales, qui est
de 68 pour cent (et qui se trouve ailleurs de 62 pour cent, 66 pour cent, etc.), est déjà
très supérieure, en vérité, à celle qu'on devrait attendre de trois
narrateurs d'un même fait l'exposant chacun de son côté. Mais elle
s'élève jusqu'à plus de 95 pour cent et presque 100 pour cent dans certains
enseignements de Jean-Baptiste ou de Jésus, communs à Matthieu et à Lu: sur
les 63 mots grecs des premières exhortations du Précurseur dans Mt
3:7,10, Luc en reproduit 60 dans le même ordre, et plus loin, sur
les 26 mots de Mt 3:12, il y en a 23 d'identiques dans Lu
3:17 (dans les deux cas, les trois autres mots ne sont que des
variantes grammaticales); l'action de grâces de Jésus est dans Mt
11:26 comme dans Lu 10:21 une phrase de 29 mots rigoureusement
identiques. La langue grecque commune, celle de nos évangile, était,
quoi qu'on en ait dit, trop riche en synonymes pour que le choix
aussi constant des mêmes termes puisse être l'effet de simples
coïncidences aussi souvent répétées tout le long des trois ouvrages.
(b) La coïncidence fortuite pourrait encore moins
rendre compte des anomalies de rédaction, surgissant au même
endroit des récits, telles les explications données après coup au
lieu de l'être à leur place logique ou psychologique. La femme malade
«toucha son vêtement»,--car elle disait:
-«Si je touche seulement ses vêtements, je serai guérie»
Mr 5:27 parallèle Mt 9:20 et suivant); le démoniaque supplie
Jésus de ne pas le tourmenter,--car Jésus lui disait:--«Sors de cet
homme» (Mr 5:7 parallèle Lu 8:28). Dans les trois listes
des apôtres de Jésus, la même anticipation concernant Judas--qui le
trahit--(Mr 3:19 et parallèle) ne saurait guère être une
rencontre fortuite; encore pourrait-elle simplement nous conserver
une périphrase devenue courante dans le langage des premiers
chrétiens pour désigner, avec une tristesse horrifiée, le traître!
Mais on ne peut décidément expliquer que par un écrit connu des trois
évangélistes, la syntaxe irrégulière qu'ils ont tous les trois au
même point (Mr 2:10 parallèle Mt 9:6 parallèle Lu
5:24), cette anacoluthe ou phrase brisée qui fait passer la parole
de Jésus de la deuxième personne du plur, à la deuxième du singulier,
par une parenthèse du narrateur à la troisième du singulier: «Afin
que vous sachiez que le Fils de l'homme a sur la terre le pouvoir
de pardonner les péchés, il dit au paralytique: Lève-toi... »
(c) Aussi caractéristique est l'apparition d'un récit rétrospectif:
Marc et Matthieu ne racontent la mort de
Jean-Baptiste qu'au moment où il faut expliquer la terreur d'Hérode
se figurant, à la nouvelle de l'activité de Jésus, que c'est Jean
ressuscité: «En effet, ce même Hérode avait envoyé prendre Jean...»,
et c'est, racontée après coup, toute l'histoire de l'emprisonnement
avec son motif (qu'ils n'avaient pas donné à sa place, Mr 1:14,Mt
4:12), puis du festin et de la décapitation (Mr 6:14 et
suivant, Mt 14:1 et suivants), alors qu'ici Luc s'est séparé des
deux autres en indiquant d'abord à sa place le motif de
l'emprisonnement,puis (Lu 3:19 et suivant) en se bornant à
reproduire sans l'expliquer l'allusion d'Hérode à l'exécution
capitale (Lu 9:9)
Devant ces traces irrécusables d'un texte écrit ayant influencé
les rédactions synoptiques, objectera-t-on encore que l'utilisation
par un évangéliste d'évangiles ou d'écrits antérieurs diminuerait son
autorité et celle de ses prédécesseurs, et finalement exclurait toute
inspiration divine? Ce serait d'une part appliquer nos conceptions
modernes de propriété littéraire à une époque où l'on sait
pertinemment qu'il était de pratique courante d'incorporer tout ou
partie d'un ouvrage ancien dans un ouvrage nouveau: c'est ainsi que
les Constitutions Apostoliques (environ 375 ap. J.-C.) ont absorbé, avec
quelques remaniements, les Didascalia et la Didachè, qui sans
doute avait elle-même absorbé le traité juif sur les Voies de la
Vie et de la Mort. Ce serait, d'autre part, vouloir imposer a
priori des conditions à l'inspiration divine, qui n'a que faire de
nos partis pris sur la manière dont nous pouvons estimer qu'elle doit
s'exercer dans les livres sacrés. Pourquoi l'expérience spirituelle
des premiers chrétiens, guidée par le témoignage du Saint-Esprit,
n'aurait-elle pas fait précisément conserver dans nos évangiles les
écrits en lesquels elle reconnaissait l'action manifeste de
l'inspiration d'En-haut?
2.
LES DIVERGENCES
Le dernier exemple cité de concordance entre Marc et Matthieu nous a fait
constater en même temps une divergence entre eux et Luc.
1° Rien d'étonnant en effet qu'il se trouve entre les
synoptiques des différences portant sur des Détails.
(a) Il faut évidemment s'attendre, même dans
l'hypothèse d'emprunts littéraires, à des formes de style propres
aux divers auteurs, n'affectant en rien le sens, disparaissant même
dans la traduction; p. ex. les tournures littérales de l'original
grec, dans la remarque, déjà signalée, sur Judas: qui lui-même le
trahit, Mr 3:19; celui-là même l'ayant trahi, Mt 10:4; qui
fut traître, Lu 6:16.
(b) On s'explique aussi des différences de développements
déplaçant les nuances ou l'accent d'une parole sans
nuire à l'accord sur le fond; p. ex. la réponse de Pierre à Jésus: tu
es le Christ, Mr 8:29; le Christ de Dieu, Lu 9:20; tu es le
Christ, le Fils du Dieu vivant, Mt 16:16.
(c) Même de menus désaccords, sur certaines
circonstances d'un fait, sont admissibles: il s'en produit toujours
entre divers témoins sans que cela rende douteuse la réalité du
fait; p. ex., un aveugle guéri au sortir de Jérico (Mr 10:46 et
suivant), deux aveugles guéris au sortir de Jérico (Mt 20:29 et
suivant), un aveugle guéri à l'entrée de Jérico (Lu 18:35 et
suivants); ou bien, l'inscription de la croix, reproduite de quatre
manières différentes par les quatre évangiles (Mr 15:26 et
parallèle), etc.
2° Des désaccords plus étranges sont ceux qui portent
sur les Faits et les Idées.
(a) Des documents d'allure officielle qu'a priori
l'on supposerait identiques, les deux listes des ancêtres
de Jésus (Mt 1,Lu 3), diffèrent tellement par leurs noms et par
le nombre de leurs générations que l'origine de ces deux généalogies
de Jésus-Christ (voir art.) pose un difficile problème.
(b) Sans doute, lorsqu'il est apparent qu'un récit est
rétrospectif, il ne nous cache pas la suite réelle des faits. Mais
voici des difficultés historiques plus sérieuses. D'un évang, à
l'autre certains épisodes sont avancés, reculés ou intervertis: p.
ex., la prédication de Jésus à Nazareth où il est mal accueilli,
termine le ministère galiléen dans Mr 6:1 et suivants parallèle
Mt 13:54, mais le commence dans Lu 4:16 et suivants, récit
en outre assez différent; au cours de ce ministère, le sermon sur la
montagne est placé plus tôt dans Mt 5-7 que dans Lu
6:20,49, dont au surplus le contenu, beaucoup plus réduit que dans
Matthieu, s'écarte assez souvent de son texte. Tel ou tel sujet auquel un
des synoptiques consacre une grande place est totalement ignoré d'un
autre: p. ex., aucun évangile de l'enfance dans Marc et dans Mt 1
et Mt 2 un long évangile de l'enfance entièrement différent de
celui de Lu 1 et Lu 2 qui pourtant est encore plus long;
absence dans Lu--l'évangile missionnaire--de la tournée de Jésus vers
le nord, avec les trois épisodes conservés parallèlement dans Mr
7:24-8:26 et Mt 15:21-16:12; absence dans Marc et Matthieu, ou dans
l'un des deux, surtout dans Marc d'une grande partie du contenu de dix
chapitres de Luc (Lu 9:50-18:14), en particulier des paraboles
dont quelques-unes sont capitales: bon Samaritain (Lu 10:25 et
suivants), riche insensé (Lu 12:13 et suivants), enfant
prodigue (Lu 15 et suivants), pharisien et péager (Lu 18:9
et suivants), etc. Des événements aussi sensationnels que les
apparitions du Ressuscité (Mt 28,Lu 24,Mr 16) n'ont pas été
notés de la même façon.
(c) Non seulement le nombre de faits similaires,
miracles, paraboles, discours, varie ainsi d'un évang, à l'autre,
mais même des textes qu'il eût paru naturel à des croyants de
considérer comme des formulaires définitifs, se présentent plus
ou moins dissemblables et parfois difficiles à harmoniser: les
béatitudes, Mt 5:3 et suivant, Lu 6:20 et suivants;
l'oraison dominicale, Mt 6:9 et suivant, Lu 11:2 et
suivants; le sommaire de la loi, Mr 12:29 et suivants, Mt
22:37 et suivants, Lu 10:27; les paroles de l'institution de
la Cène, Mr 14:22 et suivant, Mt 26:26 et suivants, Lu
22:17 et suivant.
(d) A serrer de plus près les comparaisons, on voit
s'accumuler d'apparentes contradictions sur les passages communs
aux uns et aux autres ou particuliers à chacun: d'une part Matthieu et
Lu possèdent ensemble un nombre relativement considérable de sections
inconnues de Marc représentant surtout des enseignements, d'autre part
presque tout le contenu de Marc se retrouve soit dans Matthieu soit dans Luc
et dans ces parallèles la rédaction de Marc est toujours beaucoup plus
proche soit de Matthieu soit de Luc que ces deux derniers ne le sont l'un de
l'autre.
Si, faute de pouvoir produire ici la minutieuse argumentation
analytique qui ménage ces constatations, nous devons en faire
entrevoir les résultats dans un tableau simplifié, l'examen comparé
des éléments propres à chacun des synoptiques et des éléments qu'ils
ont en commun, soit au point de vue du vocabulaire, soit au point de
vue des sujets traités, aboutit aux approximations suivantes:
|
ÉLÉMENTS DE FORME |
ÉLÉMENTS DE FOND |
|
|
(le
vocabulaire) |
(les
sujets traités)
|
|
|
En commun |
En propre |
En commun |
En propre |
|
Marc |
17 pour cent |
83 pour cent |
93 pour cent |
7 pour cent |
|
Matthieu |
16 pour cent |
84 pour cent |
76 pour cent |
24 pour cent |
|
Luc |
10 pour cent |
90 pour cent |
59 pour cent |
41 pour cent |
La relativité de ces évaluations, tout en confirmant une parenté
littéraire dans la documentation de nos évangélistes, rend aussi
manifeste la part d'originalité conservée par chacun d'eux; et il va
sans dire que l'interprétation de ces proportions diverses variera
suivant que nos trois évang, se sont ignorés ou connus, suivant que
tel d'entre eux en a imité un ou deux autres, ou bien au contraire a
été imité par eux. Tous ces chiffres s'éclaireront à la lumière de
nos conclusions générales, et plus encore, pour chacun des évangiles,
dans les articles respectifs qui leur sont consacrés.
3.
LE PROBLÈME
On voit maintenant comment se pose le problème synoptique dans son
ensemble. Il s'agit «d'expliquer ce mélange de ressemblance littérale
et de dissemblance parfois considérable, qui fait de nos trois
évangiles un phénomène unique dans toute l'histoire de la
littérature». (F. Godet.) Se représenter autant que possible comment
ont été composés ces trois ouvrages, de façon à rendre compte à la
fois des ressemblances et des divergences, à la fois des
ressemblances entre tous les trois et des accords de deux d'entre eux
contre un troisième, lequel est tantôt l'un tantôt l'autre,--voilà
l'énoncé du problème. Tel ou tel des synoptiques a-t-il copié ou
imité tel ou tel autre? S'il y a eu copie ou imitation, pourquoi
n'a-t-elle pas été complète ni littérale? Si certains d'entre eux se
sont connus, jusqu'à quel point faut-il vraiment parler comme on l'a
fait de dépendance «mutuelle»? S'ils ont utilisé des renseignements
antérieurs, ceux-ci devaient-ils consister en informations orales ou
en documents déjà rédigés, et dans quelle mesure pourrait-on tenter
de reconstituer de telles sources écrites? Quelle répercussion
l'explication de ces rapports complexes peut-elle avoir sur la valeur
historique des trois premiers évangiles? Voilà les principaux aspects
du problème.