ESAÏE II
Sous le nom d'Ésaïe II, on désigne l'auteur anonyme des ch. 40 et
suivants du livre d'Ésaïe. Avec cet auteur, nous sommes transportés
dans un domaine historique et religieux très différent de celui où se
mouvait le grand prophète qui a donné son nom au livre entier.
L'analogie est frappante avec le livre de Zacharie, dont les ch. 1-8
sont du fils d'Iddo, les ch. 9-11 du fils de Bérékia (cf. Esa
8:2) et les ch. 12-14 d'un troisième auteur, tous trois portant
sans doute le nom de Zacharie (les deux premiers sont confondus par
erreur dans la suscription;voir Zacharie).
Il est permis d'admettre que les auteurs des prophéties
successives composant le livre d'Ésaïe portaient le même nom et
qu'ainsi s'explique le rapprochement en un seul rouleau d'ouvrages
appartenant à des époques aussi éloignées. Celui que l'on appelle le
grand anonyme de l'exil n'a en effet, ni pour le style, ni pour la
pensée, presque rien de commun avec le contemporain d'Ézéchias, tel
qu'il nous est présenté dans ses prophéties authentiques. La
situation historique, telle qu'elle ressort des ch. 40SS, est
nettement déterminée par la mention répétée du nom de Cyrus (Esa
44:28 45:1). C'est donc à bon droit qu'on considère les ch. 36-39,
fragment historique se rapportant au temps d'Ézéchias, comme un
supplément à Ésaïe I Ce supplément n'est d'ailleurs nullement destiné
à faire la transition avec Ésaïe II, qui débute brusquement, sans la
moindre notice, par une émouvante prophétie sur la fin prochaine de
l'exil.
L'épreuve d'Israël en effet approchait de son terme. Après la
mort de Nabucodonosor (561), qui avait régné glorieusement pendant
quarante-trois ans, l'empire de Caldée ne fut pas de longue durée.
Évil-Mérodak, prince incapable selon l'historien Bérose; mais auquel
les Juifs surent gré d'avoir relâché et traité avec honneur le
malheureux roi Jéconia (Jer 52:31), fut assassiné après deux ans
de règne par son beau-frère Nériglissar: Celui-ci régna quatre ans
(559-555) et laissa le trône à son jeune `fils Labashi-Mardouk, mis à
mort neuf mois après son avènement. Nabounahid, dernier roi de
Babylone, qui régna dix-sept ans (555-538), a laissé quelques
inscriptions où il relate les constructions de temples ou de palais
qu'il fit accomplir et où l'on voit que son fils aîné (peut-être
associé à la couronne) s'appelait Belsar-but-sour (cf. Belsatsar dans
Da 5:1, nom corrompu depuis en Balthazar). Il assista impuissant
à la constitution de l'empire des Perses et des Mèdes qui menaçait
directement sa suprématie sur l'Asie Antérieure (541), et eut la
faiblesse de laisser sans secours le roi de Lydie, Crésus, qui
s'efforça en vain de barrer la route à l'envahisseur. En réalité, dès
la prise d'Ecbatane, capitale de la Médie, par Kyrus (Kouroush), roi
des Perses, vainqueur d'Astyages, et surtout après la chute de Sardes
qui passait pour inexpugnable (546), Babylone était vouée au même
sort. Cependant Cyrus tourna tout d'abord ses regards vers l'Est,
s'étendit en Bactriane et s'avança jusqu'à l'Indus. Enfin l'armée
perse franchit le Tigre, envahit la Caldée par une offensive
foudroyante au commencement du mois de tammouz (mars-avril 538),
s'empara de quelques villes fortes, entra à Sippar le 14 sans combat
et à Babylone le 16. Une révolte de l'Accad et le mécontentement de
ses sujets expliquent la chute si rapide de Nabounahid, qui fut livré
à Cambyse, fils de Cyrus, et mourut quelques jours après. Les Perses
furent bien accueillis, et une inscription expose que le dieu
Mardouk, irrité de l'abandon où l'avait laissé Nabounahid, s'était
vengé en livrant le royaume aux Perses.
Les Juifs, de leur côté, espéraient depuis longtemps en Cyrus
pour leur affranchissement, et ne furent pas déçus. Dès l'année
suivante fut promulgué le décret permettant aux exilés de rentrer
dans leur patrie. Cette révolution eut une immense portée sur les
destinées de l'Asie, et en particulier sur celles du peuple juif,
dont l'histoire politique et religieuse reçut une nouvelle
orientation. Soumis sans arrière-pensée au gouvernement des Perses,
favorable et bienveillant, les Juifs restés en Babylonie et ceux qui
rentrèrent à Jérusalem subirent l'influence d'un peuple auquel ils se
sentaient unis par de grandes analogies dans le domaine moral et
religieux.
Pendant toute la période de l'exil nous ignorons entièrement ce
qui se passa en Palestine. L'assassinat du gouverneur de Judée,
Guédalia, à Mitspa, relaté dans le livre de Jérémie (Jer 41:1 et
suivants) et dans le 2°livre des Rois (2Ro 25:22-26), marque la
fin de tout renseignement. Il est probable que cet événement fut la
cause directe d'une troisième transportation en Babylonie de captifs
judéens, au nombre de 745, qui eut lieu cinq ans après la ruine de
Jérusalem (Jer 52:30). Quant à la situation des exilés, nous ne
sommes informés par Ézéchiel qu'en ce qui concerne les captifs de la
première transportation, la ruine de Jérusalem marquant chez le
prophète la fin de son ministère public, pour faire place à une
nouvelle phase de sa pensée et de son oeuvre.
Les discours d'Ésaïe II pourraient être par leur étendue une mine
précieuse. Malheureusement, nous n'y trouvons aucun détail précis, et
les prophéties s'expriment en termes si généraux qu'on ne peut en
tirer aucune conclusion quant aux événements dont l'auteur fut le
témoin. Aucune notice n'accompagne nulle part les discours, qui se
succèdent sans qu'il soit souvent aisé d'établir des coupures dans le
texte. L'ordre chronologique y est-il observé? Nous n'avons aucun
moyen d'en être assuré. Le nom de Cyrus semblerait devoir signaler la
fin de l'exil, mais, dans la suite, on s'aperçoit que la délivrance
d'Israël est encore à venir. Et jusqu'au bout nous ne rencontrerons,
aucune allusion à l'édit de libération. Le progrès qu'on sent dans la
succession des discours réside bien moins dans les données
historiques que dans la pensée de l'auteur qui se développe, dans le
style qui paraît se modifier, dans l'apparition inattendue de
passages obscurs, à l'allure étrange, vers la fin de l'ouvrage.
Plusieurs divisions ont été proposées. Un refrain, qui se
présente à la fin des ch. 48 et 57, sous forme d'un court oracle:
«Point de paix, dît l'Éternel, pour les méchants!» semble partager le
livre en trois sections de neuf chapitres chacune.
Seulement cet oracle, qui a sa place toute naturelle à la fin du
ch. 57, comme conclusion d'un discours sur les fidèles et sur les
impies, n'a aucune raison d'être à la fin du ch. 48, où il interrompt
malencontreusement une description saisissante du retour futur des
exilés. Il est le produit d'une addition postérieure. On remarque en
outre que la troisième section ne s'achève ni avec le refrain, ni
avec aucune formule terminale. La conclusion du livre paraît se
trouver à la fin du ch. 65, et on pourrait considérer le discours
inachevé du ch. 66 comme un supplément.
Une division moins artificielle, et fondée sur le développement
des idées, établit quatre sections:
1° 40-48, annonce de la libération;
2° 49- 56:8, prophéties sur le Serviteur de l'Éternel;
3° 56:9 - 59:21, appels à la repentance;
4° 60-66, visions de la Jérusalem nouvelle.
Seulement, le sujet des prophéties de la deuxième section est aussi
représenté par des oracles importants dans la première et dans la
quatrième; les appels à la repentance se trouvent déjà dans le ch.
55, et quant aux visions de la restauration, elles ne sont nullement
limitées à la dernière section.
Une coupure du texte plus apparente, au début du ch. 56, a donné
lieu à une nouvelle division de l'ouvrage. Considérant que la
formule: «Ainsi parle l'Éternel» (Esa 56:1) inaugure toute une
série de discours, où le style et les idées semblent assez nouveaux,
où des notions sacerdotales se font jour, dont on chercherait en vain
l'équivalent dans les chapitres précédents, on divise l'ouvrage en
deux parties, constituant chacune un livre prophétique distinct.
Ésaïe II n'aurait composé que les ch. 40-55, et un troisième Ésaïe
les ch. 56-66. Cette conception ne serait fondée qu'à la condition de
voir en Ésaïe III un disciple et un imitateur d'Ésaïe II Les passages
obscurs ou à tendance sacerdotale sont en effet peu nombreux et
peut-être mal interprétés, tandis que les visions d'avenir et les
discours consolateurs offrent dans les deux parties des rapports
évidents. Si l'on se place au point de vue du développement des
idées, le ch. 55 se rattacherait plutôt à la seconde manière qu'à la
première: il y a là une prophétie proprement dite, où sont rappelées
l'alliance éternelle avec Israël et les promesses solennelles faites
à David--ce qui la différencie sensiblement d'avec les oracles sur le
Serviteur de l'Éternel--et où l'auteur supplie le peuple de retourner
repentant à son Dieu. La coupure devrait donc être reportée à la fin
du ch. 54. Au reste il serait facile de trouver pour tout le livre
une pluralité d'auteurs si l'on se fiait, non aux indications du
texte, mais aux genres si divers des discours. On a remarqué en effet
qu'un certain nombre d'oracles sur le serviteur de l'Éternel sont
dispersés dans le livre et isolés dans le contexte, de telle sorte
qu'ils paraissent avoir été introduits postérieurement à la
composition de l'ouvrage. Leur caractère si particulier et le lien
logique qui les unit, leur aboutissement dans la sublime prophétie du
Rédempteur (Esa 52:13-53:12) ne les assignent-ils pas à un même
auteur, parvenu à une hauteur de vues inégalable? Cet auteur ne
serait-il pas distinct d'Ésaïe II, pour qui le serviteur de
l'Éternel, dans les discours intermédiaires, n'est autre qu'Israël
lui-même? La question se pose inéluctablement.
Mais le problème me paraît beaucoup plus compliqué. Tous ceux qui
se sont essayés à faire une analyse du livre, un exposé de la pensée
prophétique, ont été rebutés par la difficulté de la tâche. Le
désordre chronologique des discours y est sans doute pour une bonne
part, mais surtout les interruptions si fréquentes qui font succéder
à des paroles émouvantes de consolation des fragments sapientiaux,
des descriptions de l'idolâtrie, des oracles messianiques, jusqu'à ce
que reviennent, pour se succéder de nouveau, les mêmes genres de
discours. L'attention n'a pas été suffisamment attirée sur ce fait,
qui pourrait apporter sa solution particulière à la question
d'auteur. Ce mélange continuel de plusieurs genres d'un bout à
l'autre du livre ne proviendrait-il pas de la fusion de plusieurs
ouvrages appartenant à des auteurs différents? Le genre sapiential
des passages qui, lorsqu'on les rapproche, rappellent à s'y méprendre
le livre de Job, n'indique-t-il pas une époque où fleurit la poésie
gnomique? Ainsi, quelle que soit la réponse à ces questions,
l'hypothèse de deux ou trois ouvrages ajoutés bout à bout tombe
nécessairement. Pour connaître Ésaïe II, l'auteur des prophéties
relatives au retour de l'exil, il convient donc de rassembler tout ce
qui porte dans le livre ce trait commun, la marque de son style et de
son esprit, indépendamment des passages d'un autre genre, qui doivent
faire l'objet d'une étude spéciale.
Les prophéties sur la fin de l'exil peuvent être divisées en cinq
discours. L'oracle du début: «Consolez, consolez mon peuple!» nous
fournit d'emblée le thème de tous les discours. La servitude d'Israël
est terminée, Jérusalem a expié ses fautes, la gloire de l'Éternel va
paraître: un chemin lui est frayé à travers le désert. La bonne
nouvelle est déjà publiée: Dieu a suscité de l'Orient celui qui sera
le libérateur attendu. Il lui a livré des peuples et assujetti des
rois. Les îles tremblent, mais Israël, serviteur de Dieu, Jacob qu'il
a choisi, n'a rien à craindre: c'est le secours de Dieu qui approche.
Qu'il chante le cantique nouveau en l'honneur de l'Éternel qui
s'avance comme un héros (premier discours, Esa 40:1-11,27-31
41:1-5,8-20 42:10-16).
Le second discours fournit un nouvel oracle: «Ne crains point,
car je t'ai racheté!» et développe cette idée du rachat d'Israël
opéré par Dieu. Nous voyons revenir les mêmes expressions: «Israël
que j'ai choisi, le Saint d'Israël», et les mêmes promesses de
rédemption: «C'est l'Éternel qui est Dieu, et en dehors de Lui il n'y
a point de Sauveur.» C'est Lui qui envoie l'ennemi contre Babylone,
qui dit de Cyrus: «Il est mon pasteur», qui l'a suscité dans sa
justice et aplanira le chemin devant lui, afin qu'il rebâtisse sa
ville et libère ses captifs (deuxième discours, Esa 43:1,21 44:1-5
44:21-45:15)
La menace contre Babylone s'accentue. Ses dieux s'effondrent dans
l'impuissance: Bel et Nébo ne tarderont pas à être emportés à dos
d'animaux. La fille des Caldéens, délicate et voluptueuse, sera
ravalée au rôle de servante. Elle, qui s'est montrée cruelle pour les
vieillards d'Israël et qui croyait à son éternelle souveraineté, ne
sera sauvée ni par ses sortilèges ni par ses astrologues. Le prophète
crie aux exilés: «Sortez de Babylone!» et leur promet que Dieu les
conduira à travers le désert, où ils ne souffriront ni de la soif ni
de la faim (le passage Esa 48:20 et suivant se poursuit dans
Esa 49:9 et suivant). Sion se croyait abandonnée de Dieu, et
voici que ses fils lui reviennent en grand nombre; ils sont portés
sur les bras des rois vaincus, qui se prosternent devant elle, car la
loi de l'Éternel sera une lumière pour tous les peuples (troisième
discours, Esa 46:1,2 Esa 47 Esa 48:20-21 Esa 49:9-26 51:1-8)
Le refrain: «Réveille-toi, réveille-toi!» marque d'un signe
d'enthousiasme le quatrième discours. La sortie d'Egypte est le gage
de la libération prochaine. La parole qui clôt les prophéties d'Ésaïe
(Esa 35:10) est répétée ici comme un fait près de s'accomplir:
«Les rachetés de l'Éternel retourneront à Sion avec des chants de
triomphe.» Une ère nouvelle s'ouvrira; de nouveaux cieux et une
nouvelle terre seront fondés, la coupe de la colère de Dieu passera
des mains de Jérusalem à celles de ses oppresseurs. Déjà les pas du
messager, chargé de publier la bonne nouvelle de la paix, s'impriment
sur les montagnes et la voix des sentinelles proclame le règne de
Dieu. La stérile enfantera et devra élargir l'espace de sa tente, la
délaissée redeviendra l'épouse de l'Éternel et ne perdra plus son
amour. Toute la nature tressaillira de joie et ce sera pour l'Éternel
une gloire impérissable
(quatrième discours) Esa 51:9 à Esa 54:1 Esa 55:12 57:14-21
Le cinquième discours décrit l'ère de restauration, d'expansion
et de gloire, à la fois politique et religieuse, qui inaugurera le
retour à Jérusalem: «Lève-toi, sois illuminée!» La lumière de
l'Éternel, qui se lèvera sur Sion, y attirera en foule les peuples et
les rois avec leurs trésors. Des noms nouveaux et glorieux seront
donnés à Jérusalem: «Ville de l'Éternel», «En elle est mon plaisir»
(la bienveillance de Dieu). Ceux qui rappellent le souvenir de
l'Éternel et qui veillent sur Jérusalem, ne prendront aucun repos
jusqu'à ce que son Sauveur arrive et qu'Israël redevienne le peuple
saint (cinquième discours, Esa 60 Esa 61:4-62:12).
Tous ces discours offrent des ressemblances frappantes, non
seulement dans les expressions, qui reviennent invariablement avec le
même goût pour les répétitions de mots, mais dans les notions
religieuses: souveraineté absolue de Dieu, élection d'Israël--qui,
malgré ses malheurs et la perte de sa liberté nationale, demeure le
serviteur de l'Éternel,--avenir glorieux de Jérusalem, qui répandra
parmi les nations la lumière de la vérité.
A côté de cette série de discours s'en trouve une seconde, qui
lui est constamment parallèle. Elle se rapproche à la fois du genre
de la poésie gnomique dans certains passages où est décrite la
sagesse de Dieu, et des prophéties proprement dites par les reproches
qu'elle adresse à Israël. Le point de vue est tout différent et les
accents n'ont plus la même espérance invincible.
Déjà au début du livre (ch. 40), la publication de la bonne
nouvelle par Ésaïe II est tout d'un coup interrompue (Esa 40:12)
par des réflexions sur la sagesse de Dieu, son pouvoir créateur et la
vanité de l'homme, comme des nations, devant Lui. A ce fragment
sapiential lui-même (Esa 40:12-26) se mêle une description de
l'idolâtrie (verset 18-20) qui se continue au chapitre
suivant (Esa 41:6-7) et s'achève plus loin (Esa 44:9-20).
Cette description ainsi démembrée se rattache cependant intimement à
la seconde série de discours, où l'auteur montre la valeur des
prophéties et la vanité des prédictions obtenues par la consultation
des fausses divinités.
On peut y distinguer quatre discours et un appendice. Le
démembrement du premier discours montre que l'incorporation de la
seconde série dans la première a provoqué un remaniement profond de
tout l'ouvrage. Le début paraît avoir été transposé et se trouver au
ch. 41:21. Un court oracle, parallèle à celui qui inaugure la
première série, nous fournit le thème de tous les discours: «Plaidez
votre cause!» dit l'Éternel. La consolation d'Israël, thème de la
première série, fait place à un débat entre l'Éternel et les fausses
divinités qui exercent leur séduction sur Israël. «Manifestez vos
pouvoirs, dit le roi de Jacob..., que nous sachions si vous êtes des
dieux.» De faux prophètes ne craignaient pas de mettre ces divinités
en parallèle avec l'Éternel. Ce n'est pourtant pas elles qui ont
fourni les prédictions anciennes, ni qui ont annoncé la venue du
libérateur. C'est Yahvé le premier qui a dit à Sion: «Le voici!» Nul
n'a sondé l'Esprit de l'Éternel et n'a pu mesurer ses oeuvres; Lui
seul a créé toutes choses; les idoles sont l'oeuvre de l'homme
(premier discours, Esa 41:21-29 40:12-17,21-26,18-20 41:5-7
42:17).
Le prophète déplore l'aveuglement d'Israël, qui ne reconnaît pas
dans ses malheurs présents le salaire de ses péchés et qui ne revient
pas à son Dieu avec des holocaustes. Il assure que l'Éternel
est le premier et le dernier, qu'il n'y a point de Dieu hors de
lui, et il raille avec amertume les fabricateurs d'idoles. Qu'Israël
se tourne vers Dieu, car il l'a juré: «Tout genou fléchira devant
moi!» C'est lui qui appelle de l'Orient le libérateur.deuxième
discours, (Esa 42:18-25 43:22-28 44:6-20 45:10-25 46:3-13).
Le prophète s'irrite contre le peuple, qui se vante d'être
l'Israël de Dieu et qui invoque l'Éternel «sans vérité ni droiture»,
qui s'endurcit et «se fait un front d'airain», qui s'obstine à
attribuer les dons de prophétie aux images taillées! Il l'engage à
chercher l'Éternel tandis qu'il se trouve encore, à abandonner ses
voies d'iniquité, à observer les sabbats et le jeûne dans un esprit
de prière et de fraternité, à rompre tout lien avec les cultes des
hauts-lieux, car ce sont les mensonges et les crimes du peuple qui
retardent l'arrêt de délivrance (troisième discours, Esa 48:1,19
50:1,3-11 55:1,11 Esa 56:1 Esa 57:13 Esa 58:1-Esa 59:15).
Dans une magnifique prière, le prophète, au nom de son peuple,
rappelle les délivrances du passé et assure avec confiance que,
malgré les rébellions i'Israël, Yahvé ne cesse pas d'être «son père».
Il supplie Dieu de «déchirer les cieux et de descendre». La réponse
de Dieu est sévère pour les Tuifs toujours adonnés à l'idolâtrie des
hauts-lieux; cependant, elle se résout dans la promesse l'un ordre
nouveau: «les nouveaux cieux et la nouvelle terre», où régneront la
justice et la paix quatrième discours, (Esa 63:7-65:25). Le
supplément inachevé (ch. 66) offre les mêmes conceptions que le
discours précédent.
La troisième série de prophéties est constituée par les oracles
sur le Serviteur de l'Éternel: cinq oracles, auxquels on a donné le
nom de chants ou d'hymnes, plus conforme peut-être à leur caractère
particulier. Les cinq chants sont dispersés à travers le livre, sans
qu'aucun motif appréciable justifie la place qu'ils occupent
actuellement, sauf quelques images et quelques termes semblables du
contexte.
Le premier chant (Esa 42:1-9) se trouve inséré dans les
premiers discours, où Israël est constamment désigné comme serviteur
de Dieu et où Cyrus lui-même est appelé par Dieu: «Mon oint (mon
messie), mon berger (ou mon roi), l'exécuteur de mes
volontés» (Esa 44:28 45:1). Dans ce chant, la mission du
Serviteur, sauf quelques expressions (verset 8, «faire sortir de
prison le captif»), ne saurait s'appliquer ni à Cyrus, ni à Israël.
Ce n'est pas de Cyrus que le prophète dirait: «Il sera la lumière des
nations», ni d'Israël: «Il traitera l'alliance avec le peuple»
(verset 6). Un personnage nouveau, auquel s'attache une notion
nouvelle, est introduit ici. Dieu «a mis son Esprit sur lui», pour
lui confier une oeuvre de libération spirituelle et d'expansion
religieuse, qui annonce les temps messianiques.
A ce premier chant se rattache intimement le cinquième,
(Esa 61:1-3) court fragment, où la mission libératrice de Celui qui a
reçu «l'Esprit du Seigneur» et qui peut dire: «l'Éternel m'a oint»,
n'est pas d'ordre politique, mais spirituel. L'oracle ne s'applique
pas au prophète lui-même et à ses discours consolateurs, mais à ce
Serviteur mystérieux de l'avenir, dont les oracles suivants vont
accentuer la sublime figure. Dans ce chant, à côté de «l'an
favorable» est annoncé «le jour de vengeance de l'Éternel» (noter la
différence de durée entre le châtiment et la grâce). C'est sans doute
à ce passage que se rattache l'étrange prophétie sur Édom (Esa
63:1-6), où, dans un style assez semblable à celui de Sophonie,
l'auteur montre l'Éternel, en son jour de vengeance, foulant aux
pieds les Édomites et répandant le sang de ses ennemis comme un
vendangeur qui est «seul à fouler au pressoir». Dans un pareil
contexte, il me paraît certain que le prophète n'a pas entendu
prédire l'extermination de tous les habitants d'Édom, mais
représenter sous cette image le triomphe de Dieu sur tous les ennemis
de la vérité (cf. v.6: «J'ai foulé des peuples» et le passage
parallèle Esa 59:15,21).
Le second chant (Esa 49:1,9) interrompt une magnifique
description du retour des exilés à travers le désert, qui reprend
immédiatement après (Esa 49:9), description utilisée dans
l'Apocalypse. Toute une série de paroles sont adressées par l'Éternel
à son Serviteur. La vocation du Serviteur rappelle celle de Jérémie;
il a été appelé dès sa naissance et Dieu a rendu sa bouche semblable
à un glaive. Il est chargé de ramener à Dieu Jacob, afin qu'il ne
périsse pas. Il ne s'agit donc pas ici du retour de l'exil, mais de
la conversion et du rétablissement moral du peuple. Le lien est
renoué avec le premier chant par les mêmes expressions: «traiter
l'alliance», et «être la lumière des nations». Mais une idée nouvelle
surgit: si le serviteur est honoré de Dieu (verset 6), il est méprisé
et rejeté par le peuple (verset 7). Toutefois l'Éternel le glorifiera
et des rois viendront se prosterner devant lui, pour rendre honneur
en sa personne au Saint d'Israël.
Le troisième chant (Esa 50:4-10) est incorporé
artificiellement dans une poésie d'un genre très différent (verset 3,
Dieu obscurcit les cieux; v. 11, les pécheurs inquiets allument en
vain des torches). Le Serviteur expose lui-même les souffrances que
l'ingratitude du peuple lui fait endurer et ses plaintes préparent le
célèbre ch. 53. Toutefois il n'attribue pas encore à ses souffrances
une valeur rédemptrice; il affirme seulement que Dieu le secourra, et
que «celui qui le justifiera est proche» (cf. Job 19:25)
Le quatrième chant (Esa 52:13-53:12) est étrangement placé
au milieu d'un discours où s'expriment la joie de la délivrance
prochaine et l'immense espoir d'un avenir glorieux. Ici nous
retrouvons le Serviteur souffrant, méprisé, homme de douleurs. On l'a
considéré comme puni et battu de Dieu, mais ses souffrances étaient
endurées en vue de la guérison et de la paix de son peuple. L'auteur
se met au rang de ceux qui l'ont méconnu et dont les iniquités l'ont
brisé. Dans sa génération, aucun n'a compris qu'il était retranché de
la terre des vivants et frappé pour les péchés d'Israël. Mais, après
avoir livré sa vie en sacrifice, il connaîtra sa récompense: une
postérité nombreuse poursuivra son oeuvre et les multitudes seront
son partage, parce qu'il aura intercédé pour elles et porté leurs
péchés. Quelles que soient les difficultés d'interprétation que
présente cet hymne immortel, la piété chrétienne y a vu avec raison
la préfiguration du Messie, tel que l'a voulu être le Christ Jésus,
le crucifié de Golgotha. C'est à juste titre que cette prophétie de
la rédemption a été appelée «l'Évangile d'avant l'Évangile» (voir ce
mot).
L'étude comparée des trois séries de prophéties ainsi recomposées
montre que chacune d'elles est dans un ordre à la fois logique et
chronologique. Événements et pensées se déroulent et se développent
harmonieusement. Le point de vue seul diffère d'une série à l'autre
et très sensiblement. Diffère-t-il assez pour qu'il soit impossible
d'attribuer à une seule époque et à un seul auteur ces trois séries,
ou pour qu'il soit nécessaire de refuser à Ésaïe II l'une ou l'autre
de ces séries? Telle est la question qu'il faut examiner.
La première série n'est pas en cause, car, si les partisans de la
pluralité d'auteurs refusent à Ésaïe II les prophéties consolatrices
des ch. 60 et 61, ce n'est nullement pour leur contenu, qui les lui
assigne incontestablement, mais parce qu'elles se trouvent à la fin
du livre, au milieu de discours considérés comme appartenant à une
époque postérieure. De même, la troisième série: chants du Serviteur,
n'est en cause que par suite de son incorporation artificielle et de
sa dispersion dans le recueil d'Ésaïe II, ce que l'on a de la peine à
s'expliquer.
La question se pose essentiellement pour la seconde série. Nous
avons constaté qu'elle ne commence pas avec le ch. 56, mais qu'elle
règne tout le long du livre. Ceci n'est sans doute pas une preuve,
mais en tout cas une forte présomption en faveur de l'unité d'auteur.
D'autres ouvrages ont été aussi profondément remaniés, en
particulier le livre de Jérémie. Le désordre littéraire et historique
où des remaniements successifs ont plongé son livre, n'empêche
nullement de considérer Jérémie comme l'auteur unique de l'ouvrage
dans son ensemble. La question d'authenticité ne se pose que pour
quelques fragments. Il doit en être de même pour Ésaïe II En effet,
si nous examinons de près la seconde série de discours, nous
reconnaissons que des liens très étroits l'unissent à la première.
L'époque est la même. Rien n'indique une situation historique
postérieure à l'édit de Cyrus. Le salut est encore à venir: (Esa
56:1) «La rédemption viendra pour Sion, pour ceux qui se
convertiront de leurs péchés»; «on espérait en la délivrance, et elle
s'est éloignée» (Esa 59:11,20). La théologie est la même:
l'auteur insiste aussi fortement sur le monothéisme et sur la
souveraineté absolue de Dieu, tout en accentuant davantage sa
réprobation du mal. Les expressions sont souvent identiques: «Je suis
le premier et le dernier» (Esa 41 4 =Esa 44:6). «Hors de
moi, il n'y a point de Dieu» (Esa 44:6 =45:5). «Les nouveaux
cieux et la nouvelle terre» (Esa 51:16 =Esa 65:17). Les
préoccupations sacerdotales que l'on attribue à l'auteur appelé Ésaïe
III ne se fondent que sur deux passages où sont mentionnés le
sabbat (Esa 56:1-8) et le jeûne (Esa 58 19S). Mais c'est
une gageure que d'y voir l'influence d'un code promulgué par Esdras.
La loi du sabbat s'est de tout temps identifiée avec la vie
religieuse d'Israël et, quant au jeûne, l'auteur s'élève contre ceux
qui en méconnaissent la vraie signification. Le jeûne agréable à Dieu
consiste dans la pratique de la justice et de la charité. Les deux
séries de discours suivent la même ligne prophétique. Si les points
de vue diffèrent, ils ne sont nullement contradictoires mais plutôt
successifs. L'enthousiasme d'Ésaïe II s'explique, dans la première
série, par les succès foudroyants de Cyrus, sa victoire sur les
Mèdes, son élévation à l'empire. La face du monde allait changer. Il
y eut une période où le salut paraissait très proche, c'est lorsque
s'effondra le royaume de Lydie, allié de Babylone (546). Tous les
discours dits de consolation sont antérieurs à cette date.
Mais le salut s'est éloigné et l'arrêt de délivrance est
retardé (Esa 59:8,14). C'est que Cyrus s'est détourné de sa
route. Pendant huit années, occupé en Orient, il retardera
l'exécution de son grand dessein et des promesses qu'il avait sans
doute faites aux peuples opprimés par la Caldée. Ici se place la
seconde série de discours, où Ésaïe II cherche l'explication de ce
retard. Il la trouve dans les péchés du peuple, dans sa complaisance
pour l'idolâtrie, dans ses superstitions et dans ses faveurs pour les
oracles des fausses divinités. On n'est pas surpris que sa pensée
prenne dès lors un tour différent, qu'elle offre des ressemblances
frappantes avec celle de Jérémie et que le lyrisme fasse place aux
plaintes sur l'aveuglement de son peuple infidèle. Disciple de
Jérémie, il va aussi, comme l'auteur du poème de Job, s'arrêter au
problème de la toute-puissance de Dieu et développer l'idée de la
sagesse divine dans le même genre sapiential que Job, dont les
souffrances semblent être l'image des malheurs présents d'Israël.
«Nos transgressions témoignent contre nous» (Esa 59:12), tel est
le thème nouveau de ses réflexions attristées, de ses apostrophes
parfois mordantes ou véhémentes, de son émouvante prière des ch.
63-64. Le tout est antérieur à l'an 538 et s'échelonne sur huit
années, qui sont amplement suffisantes pour justifier l'évolution de
la pensée d'Ésaïe II Israël reste le serviteur de Dieu, mais c'est un
serviteur «sourd et aveugle» (Esa 42:18-25), qui ne comprend
rien aux desseins de Dieu, qui conteste la valeur de ses prédictions,
qui «pèse de l'argent pour ce qui ne nourrit pas» (Esa 55:2) et
qui reste indifférent «quand le juste périt» (Esa 57:1).
Cette note découragée explique la genèse de la troisième série de
prophéties. Pour l'avenir messianique, pour accomplir le grand oeuvre
de l'alliance nouvelle et répandre la lumière parmi les nations, il
faudra un autre Serviteur de l'Éternel. Ce Serviteur, Dieu le
suscitera lui-même et en fera l'instrument de la Rédemption du monde.
Ainsi s'est développée dans une parfaite unité la pensée du grand
anonyme de l'exil, Ésaïe II L'auteur a voulu conserver l'anonymat et
ne s'est jamais placé au rang des prophètes. Sans doute fut-il avant
tout un écrivain, aucune de ses pages ne retraçant son activité
prophétique. Sans doute aussi résidait-il non en Babylonie, où un
Ézéchiel avait pu sans obstacle exercer son ministère, mais en
Palestine où, surtout depuis le meurtre de Guédalia, le joug caldéen
devait s'appesantir fortement. Quoi qu'on en ait dit, ses prophéties
reflètent mieux l'état moral des Judéens restés en Palestine que
celui des exilés; ni son style ni sa pensée ne se ressentent de
l'influence d'Ézéchiel. Son but est de parler aux «affligés de Sion»,
de leur promettre «un diadème au lieu de la cendre» sur laquelle ils
sont encore étendus en signe de deuil. Dès le début il
s'adresse «au coeur de Jérusalem» et c'est du haut de sa
colline sainte qu'il annonce «aux villes de Juda» la venue du règne
de Dieu. Les paysages décrits sont palestiniens: Kédar (Esa
42:11), la gloire du Liban (Esa 60:13), Saron et la vallée
d'Acor (Esa 65:10). L'idolâtrie dénoncée est celle que Jérémie a
longuement combattue avant lui. Elle s'exerce dans les jardins,
c'est-à-dire dans les bois sacrés, sur les «hauts-lieux» de Canaan et
jusque dans les cavernes où se réfugiaient les Juifs opprimés.
Quelques détails obscurs semblent se rapporter aux Israélites du
Nord, avec lesquels les relations n'avaient jamais cessé, mais qui,
depuis la chute du royaume de Juda, devaient faire partie de la même
province caldéenne. La mention de deux divinités: Gad (le Baal de
l'ancienne tribu de Gad) et Méni (Esa 65:11) en sont une
indication. Mais rien n'oblige à reporter ces prophéties jusqu'à
l'époque des grandes luttes entre Samaritains et Judéens. Les
reproches sont adressés sans distinction à tous les Israélites
infidèles. L'auteur ne pouvait d'ailleurs ignorer que la majorité des
Samaritains était restée fidèle à la loi de l'Éternel. Leur adoption
du Pentateuque comme livre sacré en sera la preuve. Déjà durant
l'exil, peu d'années après la ruine de Jérusalem, de nombreux Juifs,
venus des montagnes d'Éphraïm, avaient repris la coutume de monter à
Jérusalem pour la fête des Tabernacles (Jer 41:4). De Sichem et
de Samarie ils apportaient «des offrandes et de l'encens pour la
maison de l'Éternel». La mention du jeûne qui, sans doute, était
célébré annuellement en signe de deuil national, s'explique
naturellement si l'auteur vivait durant l'exil et résidait en
Palestine. Enfin cette renaissance religieuse en pleine période de
ruine, signalée expressément par Jérémie, explique certaines
expressions d'où l'on a conclu hâtivement à une date postérieure à la
reconstruction du Temple et même des murailles de Jérusalem. C'est
dans un sens prophétique qu'il faut prendre des textes tels que: «Sur
tes murs, Jérusalem, j'ai placé des gardes; ils ne se tairont ni jour
ni nuit» (Esa 62:6); «Ma maison sera appelée une maison de
prière pour tous les peuples» (Esa 56:7).
S'il n'a pas eu de ministère prophétique proprement dit, Ésaïe II
s'est élevé, dans ses écrits, à une telle hauteur de vues qu'il
faudra attendre des siècles pour trouver en la personne de Jésus le
réacteur parfait de ses conceptions, le Rédempteur promis par sa
grande vision du Serviteur de kernel (voir art.). Ed. B.