CANTIQUE DES CANTIQUES
Ce titre a le sens de «cantique par excellence»; en hébr., en effet,
cette construction désigne le superlatif (autres ex.: vanité des
vanités, Saint des saints).
Le Cantique des Cantiques était le premier des cinq petits
«rouleaux» lus aux grandes fêtes juives. On en donnait lecture le
huitième jour de la Pâque, parce que l'amour réciproque de Yahvé et
de la nation israélite, qu'il passait pour figurer, était en harmonie
avec l'alliance conclue entre eux à la sortie d'Egypte. Ce fut cette
interprétation allégorique, ajoutée à la croyance qu'il provenait de
Salomon lui-même, qui fit admettre dans le canon hébreu, après une
longue résistance qui semble avoir duré jusqu'à l'ère chrétienne, ces
chants d'amour--appelés à tort «cantique»--de caractère areligieux et
parfois choquant. Ce fut elle qui le fit aussi accepter par les
chrétiens comme livre sacré.
Le célèbre docteur alexandrin, Origène, dans son grand
commentaire sur le Cantique, présente le «bien-aimé» comme le symbole
du Christ et la jeune fille comme l'image de l'Église et même de
l'âme individuelle. Cette interprétation allégorique fut longtemps en
faveur.
Bernard de Clairvaux prêcha quatre-vingts sermons sur les deux
premiers chapitres. La Réforme la laissa subsister, malgré les
observations de Sébastien Castellion (en 1544), et on la retrouve
dans la version d'Ostervald et l'Authorized Version des Anglais
(voir les titres mis aux chapitres). Elle a été maintenue par
certains exégètes modernes, tels qu'Adolphe Franck (Études
orientales, 1861), et F. Godet (Et. bibl., 1 re série, 2 e éd.
1863), mais elle a perdu tout crédit. Rien, en effet, dans notre
livre, n'autorise à y voir une allégorie, et, selon la remarque du
professeur Lucien Gautier, le réalisme de quelques-unes de ses
peintures empêche de penser que son auteur ait cherché à figurer des
relations religieuses. Comment croire que l'autocrate possesseur d'un
harem considérable (cf. 1Ro 11:3) ait pu être choisi comme
symbole de Dieu?
Les progrès du sens historique ont, d'ailleurs, amené les
critiques à prendre le Cantique pour ce qu'il est: une collection
de chants d'amour, d'une gracieuse et brillante poésie (qu'on se
reporte, en particulier, à la jolie description du printemps: Ca
2:11,13).
--Quel est le genre de ce recueil? Ses chants sont-ils des
morceaux indépendants, ou forment-ils un ensemble suivi? En dépit de
Herder qui, dans ses Chants d'amour de Salomon (1778), optait
pour la première hypothèse, ils sont, en général, en relation les uns
avec les autres. On le voit à la présence des mêmes personnages (la
Sulamite, les filles de Jérusalem, etc.), à la répétition de certains
mots et de quelques refrains (Ca 2:7 et Ca 3:5). Mais, si
ces chants forment une suite, à quel genre littéraire se
rattachent-ils, et quel en est le sens? C'est là une question
difficile et très discutée.
Le savant allemand Delitzsch y a vu un poème, chantant le mariage
de Salomon avec la Sulamite. Mais comment concilier cette hypothèse
avec la conclusion du livre, qui célèbre la victoire de la jeune
fille? (Ca 8:10) Comment identifier Salomon avec le berger qui
vient frapper, la chevelure trempée de rosée, à la porte de la
bergère? (Ca 5:2) Enfin, comme l'a fait observer le professeur
Ch. Bruston, le langage du roi ne contient-il pas «des crudités
incompatibles avec le sérieux d'un jour de mariage»? Une meilleure
explication, proposée en 1771 par le pasteur hanovrien Jacobi, a été
développée par Ewald en 1826 (voir aussi ses Poètes de l'A.T.,
1867). Voici, d'après lui, le sujet du poème.
Une belle jeune fille de Sulem (c-à-d. Sunem, aujourd'hui Soulem,
à environ 9 km. au Nord de Jizréel), surprise par Salomon
qui voyageait dans le nord du pays, a été amenée au harem (Ca
1:4), où les femmes chantent les louanges du maître. Le roi fait de
grands efforts pour gagner son coeur (Ca 1:9 et suivants), mais
elle reste fidèle à son berger (Ca 1:7 et suivants), qui finit
par se montrer et obtient la permission de la ramener à Sulem (Ca
8:6 et suivants). Ce poème célébrerait donc le triomphe de l'amour
fidèle, «fort comme la mort» (Ca 8:6 et suivant).
Ce point de vue a été repris par Renan dans son étude sur le
Cantique des Cantiques (1860) et par Ch. Bruston (La
Sulamite, Paris, 2 e éd. 1894), sans parler de critiques tels que
Dillmann et Driver. Bruston distingue cinq actes dans le poème. Le
1 er (Ca 1-2:7) peint la ferme attitude de la Sulamite, qui,
en réponse aux compliments de Salomon, fait en termes des plus
poétiques l'éloge de son bien-aimé. Après le départ du roi, elle
raconte à ses compagnes (2e acte, Ca 2:8-3:5) une visite que
son berger lui a faite et un rêve dont il a été le héros. Le 3e
acte (Ca 3:6-5:1) raconte le mariage du monarque avec une
princesse étrangère. Au 4 e acte (Ca 5:2-8:4), la Sulamite
célèbre son berger, sans se laisser émouvoir par de nouveaux
compliments de Salomon. Rendue à la liberté, elle retourne à Sulem,
«appuyée sur son bien-aimé» (5e acte, Ca 8:5-14).
Cet essai d'explication, si ingénieux qu'il soit, est très
contestable. Remarquons, avec le critique allemand Siegfried, que
cette interprétation dramatique est peu naturelle et ne répond guère
à l'histoire, car il semble que les Hébreux n'aient pas cultivé ce
genre. On peut s'étonner qu'aucune indication de scènes ou de
personnages ne vienne, dans le Cantique, guider les acteurs ou
les simples lecteurs. Celles qu'on a proposées, d'ailleurs, sont très
variées, comme Ed. Reuss l'a montré dans un tableau synoptique de six
colonnes (La Bible: Poésie lyrique, le Cantique, 1879, p. 23-42).
Le moins qu'on puisse dire, c'est que l'élément subjectif joue un
grand rôle dans les divers essais de solution dramatique.
Frappés de ces difficultés, divers savants sont revenus à
l'hypothèse de Richard Simon, celle des chants d'amour. Ils sont, dit
Reuss, l'oeuvre d'un poète qui a voulu peindre sa passion. Il parle
seul: le langage qu'il prête à sa bien-aimée n'est qu'un procédé
littéraire analogue à celui du poète Horace conversant avec Lydie
(Odes, III, 9). Il n'a pas de rival, pas même Salomon, «ce loup
ravisseur de l'opérette»; il se borne à le mentionner sans lui
attribuer de rôle précis. Dans ce poème, conclut Reuss, il n'y a ni
acte ni action.
Ce point de vue a l'avantage d'être confirmé par certains traits
de l'Orient contemporain, riche en pièces lyriques, l'Arabie surtout,
qui les appelle des divans (recueils). On les chante en
particulier pendant les fêtes nuptiales. Une vive lumière a été jetée
sur ces coutumes en 1873, par les observations de Wetzstein,
arabisant distingué, longtemps consul de Prusse à Damas. En Syrie,
pendant les sept jours de réjouissances matrimoniales, l'époux et
l'épouse sont qualifiés de roi et de reine et traités comme tels, et
leurs mérites célébrés par des chants spéciaux. Dans la supposition
très plausible que ces usages fussent déjà en vigueur avant l'ère
chrétienne, le Cantique trouverait ainsi son explication, au dire
du commentateur allemand K. Budde (Le Cantique, 1898), qui croit
y discerner vingt-trois poèmes. Les titres de roi et de reine donnés
aux mariés auraient un sens conventionnel. L'époux y est comparé à
Salomon qui, aux yeux des Orientaux, incarnait le prestige royal.
L'épouse, de son côté, est appelée «la Sulamite», par allusion sans
doute à une femme célèbre par sa beauté (1Ro 1:3-15), Abisag la
Sunamite. Tous ces chants ont dû former le répertoire de quelque
musicien de profession.
Cette séduisante hypothèse a été confirmée, en 1901, par la
publication du Paloestinischer Diwan de G. Dalman, qui donne six
chants nuptiaux modernes de Syrie très semblables au Cantique. De
leur côté, Lyall et W. M. Muller ont édité des chants parallèles,
exécutés autrefois en Arabie et en Egypte. L'hypothèse, admise par
Bertholet (Hist. Civ. Isr., p. 214), a été vigoureusement
critiquée par le savant orientaliste français R. Dussaud (Le
Cantique des Cantiques, Paris 1919). Il allègue que les anciens
rabbins n'ont jamais parlé de cette interprétation, et que, en fait,
dans notre livre, le titre de «reine» n'est jamais appliqué à la
bien-aimée. Il en revient à l'idée de chants d'amour détachés. Il en
distingue quatre, séparés à l'origine, puis juxtaposés ou entremêlés
au cours de l'ouvrage. Il y a d'abord le «poème du roi», monarque
réel recevant une jeune fille dans son, harem. Ce chant, qui se
reconnaît à la mention de Salomon et de la Sulamite et à
l'intervention des femmes, a été dispersé dans le Cantique, mais on
peut le reconstituer à peu près. Quant aux trois autres poèmes, ceux
du berger, analogues avec de légères différences, ils auraient été
insérés à la suite l'un de l'autre. Cette interprétation n'explique
pas, selon la remarque du professeur A. Lods, «à quel mobile a obéi
le rédacteur en dispersant le poème du roi au milieu des autres
pièces» (RHR, nov.-déc. 1920). Ce savant «incline à croire qu'une
partie au moins des poésies du Cantique étaient des chants nuptiaux,
les autres de simples poèmes d'amour, qui ont, du reste, pu être
exécutés aussi dans les festins de noces». En particulier, il lui
semble difficile de contester que le cortège décrit Ca 3:6,11,
où le roi apparaît ceint d'une couronne de noces, soit un cortège
nuptial.
En définitive, l'hypothèse des chants nuptiaux, qui a l'avantage
de donner un cadre à ces poésies, celui d'un événement de famille
aussi important que le mariage, semble expliquer mieux que toute
autre l'origine de cet énigmatique poème, surtout si l'on admet, avec
un arabisant très érudit, Ed. Montet, que son caractère licencieux a
été exagéré et qu'il contient simplement «des expressions et des
images d'un goût risqué, mais conformes aux procédés littéraires de
l'Orient sémitique en matière de chants d'amour».
La date du Cantique est difficile à préciser. La présence
dans le texte hébreu de termes empruntés au grec a poussé les
critiques à songer aux temps de la domination hellénique, fondée sur
les victoires d'Alexandre le Grand (donc au III e ou au IV e siècle).
Le théâtre de ces scènes d'amour paraît avoir été la Judée, comme le
suggère la mention des «filles de Jérusalem». L'auteur est inconnu,
comme le sont d'ordinaire les poètes qui composent les chants
populaires. Sa connaissance du nord de la Palestine, dont il cite
bien des lieux, fait penser qu'il y habitait. P. F.